Cet article est une synthèse qui m’a été demandée sur l’article de Jake Meador : « L’orbanisme et la révolution » publié sur Mere Orthodoxy, un site homologue du nôtre aux États-Unis. Il sera commenté après la synthèse.
Synthèse de Meador
Au vu des troubles rencontrés par la mort de la philosophie libérale, il émerge des visions et des tentations dites « illibérales » qui préconisent d’abandonner les éléments-clés du libéralisme — liberté d’expression, égalité devant la loi, laïcité par exemple — pour mieux contrer nos ennemis intérieurs et ceux qui veulent détruire les nations, les religions et les peuples. Si cela ne se sent pas encore en France, la République gouvernant mal mais se défendant bien, aux États-Unis des réflexions intéressantes ont lieu à ce sujet, et c’est le sujet de cet article.
Comme l’explique Meador dans son article « L’orbanisme ou la révolution« , la théologie politique évangélique américaine se distinguait en trois familles : une qui n’était pas en raccord avec l’histoire chrétienne, les deux autres davantage.
- Les reaganites qui défendaient le programme politique libéral de Reagan des années 70 : gouvernement minimal, taux d’imposition faible, non-interventionnisme avancé. Bien qu’ils fussent les plus nombreux, ce n’était pas ceux qui étaient les plus en continuité avec l’héritage historique du christianisme : Bucer défendait par exemple que le roi levât des impôts pour financer un service de providence pour les pauvres, géré par l’Église.
- Les hauerwasiens qui suivent Stanley Hauerwas, l’auteur d’Étrangers dans la cité et insistent sur la séparation entre l’Église et la société, et encouragent l’Église à être une contre-culture plutôt qu’à chercher l’influence et l’intégration. Ils ne sont pas le sujet de cet article.
- Les o’donovaniens qui suivent l’anglican Oliver O’Donovan qui a cherché à promouvoir une vision de la chrétienté compatible avec beaucoup d’éléments du libéralisme. C’est là-dedans que se reconnaissent Meador, l’auteur de l’article, mais aussi Brad Littlejohn, Timothy Keller.
Timothy Keller, il me semble, est un exemple populaire typique de l’école o’donovanienne. Keller n’est pas un libertarien, loin s’en faut, mais il n’est pas non plus illibéral. Il a plutôt consacré son ministère à la promotion d’une foi chrétienne profonde et sans réserve, profondément engagée dans la société moderne. Comme Herman Bavinck, la foi de Keller est à la fois orthodoxe et moderne. Son programme social plus large est également très en phase avec la vision d’O’Donovan. Pour les o’donovaniens, la chrétienté est, comme l’a dit récemment un ami, « la réponse organique, non contrainte, à la mission de l’Église, qui est rendue fructueuse par la souffrance de l’Église pour l’amour de l’Évangile »1.
L’essentiel de cette vision o’donovanienne est que l’on vise explicitement une chrétienté (et non un système laïque) mais en travaillant sur l’écosystème culturel et ecclésial d’abord, qui va ensuite permettre à un magistrat chrétien d’achever le processus en codifiant cette soumission à Christ dans la constitution et les lois de l’État. Un exemple de vision o’donovanienne réussie est la Zambie, où le président de la république demande à l’Église d’expliquer ce que signifie être un magistrat chrétien.
Mais depuis 2016, cette vision de chrétienté est mise en difficulté aux États-Unis par l’avènement de Trump, et surtout la réaction évangélique à celui-ci :
L’avènement de Donald Trump, cependant, combiné aux transformations juridiques induites par Obergefell2 a introduit un nouvelle épreuve pour l’Église américaine. L’école o’donovanienne, qui s’intéresse aux principes, pose les bonnes questions et met l’accent sur la patience, est soudainement apparue inadaptée à la situation. Les questions qu’elle souhaitait mettre en avant et les distinctions qu’elle cherchait à faire semblaient soudain décadentes, comme des objets de luxe qu’il fallait mettre de côté par nécessité politique.
Comment peut-on oser encore parler de dentelle sur la liberté d’expression, alors qu’il faudrait prendre la plus grosse matraque possible pour empêcher les GAFAM de censurer efficacement toute pensée non-mondialiste ? La réaction qui a propulsé et animé le mouvement de Trump ne fait pas dans la dentelle, mais aspire à l’efficacité, et voudrait voir des victoires avant tout. Au niveau doctrinal, Meador appelle cela de « l’orbanisme », du nom de notre frère réformé et premier ministre hongrois Viktor Orbán :
L’orbanisme est, en termes simples, un programme politique de droite visant à utiliser le pouvoir de l’État administratif moderne pour promouvoir et faire progresser le bien commun, tel qu’il est compris par une certaine forme de traditionalisme de droite. En clair, si l’instinct d’O’Donovan est orienté vers la patience et des questions plus larges sur la manière dont les sociétés apprennent à entendre et à répondre au Christ leur Roi, l’école orbaniste se contente de prendre tous les outils politiques qui lui sont donnés et de mettre tout le pouvoir à sa disposition au service de sa vision du bien. L’école O’Donovan s’intéresse à la qualité du sol et à l’endurance de la ferme. L’école orbaniste veut simplement les clés du tracteur pour pouvoir commencer à labourer.
En somme, c’est une philosophie politique qui relève de la raison d’État chère à Richelieu, issue de Machiavel : peu importe les justifications et les principes, est juste ce qui est conforme aux intérêts de l’État. La question de l’adéquation des moyens n’existe pas : c’est sur les résultats seuls que l’action politique trouve sa justification.
Or nous avons du recul sur cette philosophie machiavélienne, avec ce qu’il s’est passé en France ou dans les États papaux. Le souci de Realpolitik de Léon X au XVIe siècle, qui accepta de passer un compromis avec l’électeur de Saxe et de faire en sorte qu’un certain moine allemand soit jugé en Allemagne plutôt qu’à Rome, en est un témoignage. Un petit moine nommé Martin Luther, dont le procès à Worms sera un départ décisif de la Réforme. La raison d’État est à ce point autoréférentielle que si elle perd le contact avec la réalité, elle déchirera violemment la réalité plutôt que de faire ce qui est juste ou pertinent.
La tyrannie catholique du XVIIe siècle, et son mépris manifeste de toute autorité extérieure à l’État, fut-ce le Seigneur lui-même, a ensuite laissé la place à une monstrueuse révolution qui avait tous les traits de ses parents : le machiavélisme de l’État du roi Soleil et le fanatisme haineux de sa mère l’Église romaine du XVIIe siècle. Contre cela, la tradition politique réformée contre-révolutionnaire dit, par la bouche de Groen van Prinsterer3:
La théorie politique catholique de la fin du Moyen Âge contenait le germe même de l’incroyance. D’abord, elle changeait la souveraineté de Dieu en souveraineté du pape, transformant le vicaire en rebelle et le culte de Dieu en culte d’une idole. De plus, en faisant coercition et répression de la conscience par l’Église et l’État, elle provoquait une réaction à la religion et à l’autorité qui ne pouvait que conduire aux situations les plus terribles.
Et Groen van Prinsterer de dire, au sujet de la Réforme :
La Réforme demande la liberté, non pour dicter la loi aux rois et magistrats, ou se procurer soi-même des privilèges politiques, ou pour utiliser la liberté comme masque de notre méchanceté, mais pour être libre d’être des serviteurs de Dieu, de le louer, et de le confesser comme Seigneur.
La conclusion de Meador est que dans l’ivresse et le bruit de nos luttes actuelles, il ne faut pas perdre de vue l’aspect organique de la chrétienté, et qu’il ne suffira pas de « casser du gauchiste » : il faut aussi des institutions, une vision et un ordre chrétien qui existe sans l’État, et qui est la seule façon de concilier liberté et bonheur de l’homme.
Commentaire
Je suis d’accord avec Meador sur l’essentiel : la société est un organisme, pas un mécanisme. Les visions machiavéliennes, fussent-elle chrétiennes, ne considèrent que les mécanismes du pouvoir, et c’est là leur plus grave défaut : derrière son apparente efficacité, la philosophie machiavélienne ne bâtit rien, et stérilise tout derrière elle. Il faut tenir compte du fait qu’une société est comme un écosystème : si on touche à un élément, c’est l’ensemble qui est affecté. Si l’on détruit un seul organe, parfois c’est le corps entier qui meurt. Se rendre compte de l’aspect organique de la politique est donc primordial pour quiconque veut transformer. La Révolution française l’a ignoré, et nous en avons eu pour plus d’un siècle de tensions, conflits, guerres civiles et troubles. Certaines libertés et avantages que les travailleurs français possédaient sous l’Ancien Régime (caisse de solidarité, de retraites, protection « syndicale ») ont été supprimés et il a fallu presque deux cent ans avant qu’ils ne fussent rétablis sous d’autres formes. Cela peut aussi arriver aux chrétiens, s’ils se laissent réduire à gagner la prochaine élection puis fusionner leur cause avec le champion local. Il ne faut surtout pas que la pensée politique chrétienne se réduise à « d’abord mon champion gagne, et ensuite, mon champion gagne. »
La chrétienté est un édifice organique, qui ne peut se bâtir que par le bas, et à l’initiative du peuple, et avant toute intervention princière. Première proposition, que je tiens en commun avec Jake Meador.
Mais voici une deuxième proposition qui complètera la première : cet édifice organique ne peut pas advenir sans la protection vigilante et efficace du Prince. Constantin sans un peuple déjà chrétien n’a pas de force. Un peuple chrétien sans Constantin sera précaire. Sans prince protecteur, les efforts des chrétiens peuvent être balayés en un instant, quelle que soit la patience, l’intelligence ou l’énergie que vous y avez mis. Sans protecteur, vos institutions sont au bord de la destruction en permanence. Même la famille n’est plus hors de portée des ennemis de Dieu.
Une fois que nous avons clairement défini que toute manifestation du pouvoir doit avoir pour but une chrétienté centrée non sur l’État et sa raison d’État, mais sur la vie même de la société, que l’initiative doit venir de la base plutôt que du champion local, nous avons largement répondu à la problématique. Mais toutes les questions ne sont pas répondues : par exemple, les universités sont actuellement les citadelles et haut-lieux d’une des philosophies les plus hostiles qui aient jamais existé contre Jésus-Christ, et elles se ferment à toute tentative d’infiltration. Il n’y a que deux solutions, chacune étant indésirable : soit purger le corps universitaire à un degré qui fera passer Staline pour un dilettante ; soit détruire l’université même en la rendant inutile et en détournant les étudiants de cette institution.
Que serait-donc une vision o’donovanienne de cette situation? Attendre que les universités formattent parfaitement les élites du pays une génération de plus, jusqu’à ce qu’elles les formattent dans une philosophie encore pire ? Monter des universités chrétiennes qui seront condamnées par les magistrats et brûlées par les antifascistes ? Prescrire une réforme du fonctionnement des Églises qui seront de toute façon fermées parce qu’elles ont mis la température à 19,5°C, ou que le drapeau sur leur facade a moins de 60 couleurs ? Exhorter les familles à bien éduquer des enfants qui leur seront enlevés dès qu’une de leurs filles jouera avec une poussette, afin de les castrer chimiquement ?
Conclusion
Ma question n’est pas une question de principe : Meador a raison sur la myopie du machiavélisme chrétien et l’impasse dangereuse qu’il crée. Ma question porte plutôt sur l’application : cette époque peut-elle se passer d’un Jephté, une sorte de bâtard demi-chrétien dont la seule compétence est de casser la figure aux Ammonites (Juges 11) ? En l’absence de David, laisserons-nous les Philistins nous exterminer? David ne paraîtra pas avant que les Églises chrétiennes n’aient réformé en profondeur leur fonctionnement ; c’est un fait. Mais nous n’arriverons pas à ce niveau de maturité et d’organisation parmi le peuple chrétien tant que Dieu n’enverra pas des libérateurs, aussi boîteux soient-ils, et qu’ils n’auront pas accompli leur œuvre de brigand repenti.
Pour ma part, je préfère approuver Jephté que laisser les Madianites corrompre mes enfants. Ce n’est pas comme si cela était sans précédent dans l’histoire. Souvenez-vous de ce roi barbare et païen sur lequel l’Église d’Occident jeta son dévolu, qui devint son protecteur et son soutien, son père nourricier. Il s’appelait Clovis, et il fut le fondateur de la France.
Illustration : Peter van Lint, La Fille de Jephté, vers 1640 (musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg).
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