Charles-Édouard Babut (1835-1916) était le neveu du pasteur Adolphe Monod. Ses parents, proches d’Adolphe, le suivent à Montauban puis à Paris dans ses différents postes. Charles est consacré pasteur à son tour en 1862, et officie dans la Drôme, puis à Nîmes à partir de 1865. Toute sa vie, Charles-Édouard Babut sera un ministre de l’Évangile très influent dans le Midi. Il prononcera aussi le sermon d’ouverture du synode général des Églises réformées de 1872. Cette prédication a été donnée le Vendredi saint, 30 mars 1866, au temple de Nîmes.
Ils tourneront les regards vers moi, celui qu’ils ont percé.
Zacharie 12,10.
Ailleurs l’Écriture dit encore : « Ils regarderont à celui qu’ils ont percé. »
Jean 19,37.
Voici, il vient, avec les nuées. Et tout œil le verra, oui, tous ceux qui l’ont percé ; et toutes les tribus de la terre se lamenteront à cause de lui.
Apocalypse 1,7.
« Cette parole de l’Écriture s’est accomplie aujourd’hui, et vous l’entendez. » (Luc 4,21) Tel fut, vous vous en souvenez, le début de la première prédication de Jésus à Nazareth ; nous pouvons aujourd’hui tenir le même langage, et appliquer à la prophétie contenue dans mon texte ce que disait le Seigneur du passage d’Ésaïe qu’il venait de lire dans la synagogue. Oui, cette parole si frappante : « Ils regarderont à celui qu’ils ont percé », écrite par le prophète Zacharie cinq siècles avant la naissance de Jésus-Christ, citée deux fois1 par l’apôtre Jean quelque temps après sa mort, alors que l’Église chrétienne n’était encore qu’une secte méprisée et persécutée, s’est accomplie et s’accomplit encore journellement à vos oreilles et sous vos yeux. Elle s’accomplit d’une manière spéciale dans ces jours de fêtes solennelles où des multitudes célèbrent le souvenir de la mort et de la résurrection du Sauveur. Elle s’accomplit aussi chaque fois qu’est annoncé aux hommes, en quelque lieu et de quelque manière que ce soit, l’Évangile de Jésus-Christ et de Jésus-Christ crucifié. Elle s’accomplit enfin chaque fois que le nom de Jésus-Christ est prononcé, pour être une occasion de chute aux uns et de relèvement aux autres ; chaque fois que le christianisme est fidèlement exposé ou travesti, attaqué ou défendu, insulté ou glorifié. De toute part, soit pour croire, soit pour comprendre, soit pour admirer, soit pour imiter, soit pour bénir, soit pour maudire, l’humanité, comme malgré elle, regarde à celui qu’elle a percé.
En effet si, dans un jour comme celui qui nous rassemble, personne, au sein de la chrétienté, ne peut refuser un regard à Jésus-Christ, tous ne le regardent pas de la même manière et avec les mêmes sentiments. Il en était déjà ainsi durant ces heures douloureuses où le Sauveur du monde expirait sur le Calvaire. Les pharisiens et les principaux du peuple regardaient le crucifié avec une joie féroce, triomphant de son supplice et s’efforçant par leurs outrages d’en accroître l’amertume. La multitude le regardait avec cette curiosité cruelle, avide d’émotions violentes, qui aujourd’hui encore ne manque jamais d’assembler des foules autour d’un échafaud. Les gens qui passaient le regardaient, et si plusieurs d’entre eux s’associaient aux fureurs des ennemis de Jésus et jetaient une insulte au supplicié, quelques-uns sans doute étaient touchés de ses souffrances et de sa douceur ; mais les uns et les autres ne le regardaient qu’en passant. Le disciple bien-aimé, la mère de Jésus, les autres saintes femmes le regardaient aussi, avec une douleur immense et muette. Le brigand crucifié à côté de lui le regardait, et discernant sous l’opprobre du Fils de l’homme la gloire du Fils de Dieu, il s’écriait : Seigneur, souviens-toi de moi quand tu viendras en ton règne ! Et nous, mes frères, comment avons-nous jusqu’à présent regardé Jésus-Christ ? Comment le regarderons-nous en ce jour qui nous place de nouveau en face de sa croix ? La chose est de grande conséquence, puisque c’est de ce regard porté sur le Sauveur que dépend la vie de nos âmes : Quiconque contemple le Fils et croit en lui a la vie éternelle. (Jean 6,40)
I. L’humanité déicide
Établissons en premier lieu que la parole de mon texte nous concerne, et que nous avons le droit et le devoir de nous appliquer tout ensemble ce qu’il y a de sévère et ce qu’il y a de miséricordieux dans cette parole prophétique : Ils regarderont à celui qu’ils ont percé. Quels sont ceux qui, d’après l’évangéliste, devront regarder à Jésus ? Ceux qui l’ont percé. Mais qui l’a percé ? Le récit sacré nous conduit à penser tout d’abord à ce soldat romain qui, envoyé par Pilate pour achever les suppliciés et détacher leurs corps de la croix, constata avec surprise que Jésus était déjà mort et, par une sorte de caprice brutal, lui perça le côté d’une lance. Mais l’esprit et la teneur même de cette prophétie : Ils regarderont à celui qu’ils ont percé, ne permettent évidemment pas d’en restreindre l’application à un seul individu. Il est clair que ce coup de lance, qu’on peut considérer comme le dernier des outrages faits à la personne visible de Jésus, est aux yeux de l’évangéliste comme le symbole et le résumé de tous les autres, et qu’il voit dans le soldat romain qui perça le flanc de Jésus un représentant, et non pas assurément le plus coupable, de tous les ennemis du Sauveur, de tous les auteurs de ses souffrances et de sa mort. Mais encore, qui sont les auteurs ou les complices de la crucifixion de Jésus-Christ ? Sont-ce seulement les Juifs ? Non, car le soldat en question était un païen. Sont-ce tous les personnages qui figurent dans l’histoire de la Passion, et qui ont directement contribué à la mort de Jésus, un Caïphe, un Pilate, un Hérode, les pharisiens, le peuple ? Ce sont eux en effet, mes frères, mais non pas eux seulement. Vous vous en convaincrez, si vous relisez mon texte tel qu’il est cité et commenté dans l’Apocalypse : Tout œil le verra, oui, tous ceux qui l’ont percé, et toutes les tribus de la terre se frapperont la poitrine en le voyant. Ici l’apôtre nous fait entendre que ceux qui ont percé Jésus-Christ, ce ne sont pas seulement ceux que nous appelons ses meurtriers, ce sont toutes les tribus de la terre, tous les hommes.
Cette pensée apostolique vous fait peut-être l’effet d’une exagération, d’une simple figure de langage ; une réflexion plus attentive vous en fera sentir la vérité. Qu’est-ce qui fait de la mort de Jésus-Christ une mort unique entre toutes, unique par son amertume autant que par sa beauté ? quel a été l’aiguillon de ses souffrances, la Passion véritable dans sa Passion ? Sous quel fardeau cette âme forte et divine a-t-elle fléchi, tandis que de nombreux martyrs et même des hommes que la foi chrétienne ne soutenait pas, ont affronté la mort d’un visage tranquille ? À toutes ces questions, il n’y a qu’une réponse possible : la vraie cause des souffrances morales de Jésus, ce qui a déchiré son cœur plus cruellement que les clous ne déchiraient ses mains, ce qui a percé son âme plus profondément que la lance n’a percé son côté, c’est l’ingratitude et la méchanceté des hommes ; c’est la douleur de voir le nom de son Père méconnu, le salut méprisé, la vérité crucifiée, et cela par ceux à qui l’unissaient étroitement sa nature humaine d’abord et son amour ensuite, et qu’il ne rougit pas d’appeler ses frères. Mais encore, de quels péchés Jésus a-t-il ainsi souffert ? est-ce seulement de ceux dont il a été visiblement la victime ? Les compassions du Sauveur mourant furent-elles resserrées dans les étroites limites d’espace et de temps que la Providence de Dieu avait assignées à son ministère et à son activité terrestres ? Nous ne pouvons pas le supposer, nous qui savons par son propre témoignage qu’il comprenait dans les desseins de sa miséricorde, et par conséquent aussi dans sa sympathie, les autres peuples aussi bien que son peuple, les enfants de Dieu dispersés sur la face de la terre aussi bien que les enfants d’Israël (Jean 10,16 ; 11,49-52) ; nous qui avons entendu comment il comptait d’avance dans une intuition prophétique les périls, les épreuves, les infidélités et les scandales futurs de son Église et comment il en souffrait. (Matthieu 24,8-12 ; Luc 18,1-2). Certainement il ne pourrait pas être le Sauveur de l’humanité, s’il n’était pas l’Agneau de Dieu qui porte le péché du monde. (Jean 1,29) Ce n’est pas tel ou tel péché seulement, c’est le péché du monde qui a pesé sur le cœur aimant et sur la conscience pure du Fils de l’homme, qui l’a percé et tué. L’Éternel a fait venir sur lui, dit le prophète, l’iniquité de nous tous. (Ésaïe 53,6) Comme l’Océan est composé de gouttes d’eau, ainsi le péché du monde est formé de tous les péchés de tous les hommes ; le péché de chacun de nous a donc été pour quelque chose dans les souffrances de son Sauveur.
Venez donc, ô pécheurs, pressez-vous autour de sa croix, et que je partage entre vous ce sang innocent que vous avez contribué à répandre. Y a-t-il ici quelqu’un qui, charnel et grossier comme les soldats romains, ait comme eux poursuivi de ses railleries et de sa haine ceux qui croient aux réalités invisibles et qui rendent témoignage de leur foi par leur vie ? Qu’il regarde à ce Juste immolé sur la croix, car c’est lui qui l’a percé. Y a-t-il quelqu’un qui, orgueilleux comme les pharisiens, se soit fait une haute idée de sa propre valeur morale et religieuse et ait pris en pitié ou en mépris la plupart de ses semblables ? qui, comme eux hypocrite, ait cherché à paraître bon plutôt qu’à l’être et ambitionné la gloire qui vient des hommes plus que celle qui vient de Dieu seul ? qui, comme eux injuste et vindicatif, ait nourri dans son cœur des pensées de haine et d’envie et trouvé tous les moyens bons pour assurer son propre triomphe et celui de son parti ? Qu’il regarde à ce Juste immolé sur la croix, car c’est lui qui l’a percé. Y a-t-il quelqu’un qui, mondain comme les sadducéens, ait haï comme ennemis de son repos et de ses plaisirs l’Évangile et ceux qui le prêchent ? qui, ami de l’argent comme Judas, ait sacrifié à l’appât du gain l’amitié, la vérité, la justice ? qui, lâche comme Pilate, ait étouffé le cri de sa conscience pour ne pas déplaire aux hommes ? qui, faible et inconstant comme Pierre, après avoir juré fidélité au Maître, l’ait renié par ses œuvres, par sa parole ou par son silence, de peur d’avoir à souffrir pour lui ? Qu’il regarde à ce Juste immolé sur la croix, car c’est lui qui l’a percé. En un mot, y a-t-il ici quelqu’un qui ait volontairement violé la sainte loi de Dieu, résisté à sa grâce, contristé son Esprit ? Qu’il regarde à ce Juste immolé sur la croix, car c’est lui qui l’a percé et qui peut-être le perce encore à cette heure par sa rébellion et son ingratitude. Si au contraire il y a quelqu’un ici qui pense être exempt de péché, qui, comme le jeune riche, ait observé dès sa jeunesse tous les commandements de Dieu, que cet homme vertueux et sans reproche se déclare innocent de la mort de Jésus-Christ, j’y consens ; mais aussi qu’il ne prétende avoir aucune part aux fruits de cette mort ; qu’il cesse d’appeler Jésus son Sauveur ; car Jésus atteste lui-même qu’il n’est pas venu appeler au salut des justes, mais des pécheurs (Matthieu 9,13) ; il ne donne la vie, si je puis ainsi dire, qu’à ceux qui lui ont donné la mort ; et ceux-là seuls peuvent trouver le salut et la paix en le regardant qui déclarent et confessent qu’ils sont au nombre de ceux qui l’ont percé !
II. Conséquences dans ce monde
Ainsi tous les pécheurs, c’est-à-dire tous les hommes, ont percé Jésus-Christ, et tous aussi le regarderont. Mais la prophétie ne se réalisera pas pour tous de la même manière. D’abord elle a deux applications : l’une relative à la vie présente, et plus particulièrement indiquée dans le passage du quatrième Évangile, ils regarderont à celui qu’ils ont percé ; l’autre relative à la vie future, et qu’a en vue celui de l’Apocalypse, voici, il vient sur les nuées, et ceux qui l’ont percé le verront. Puis il y a de ce côté de la tombe, et il y aura de l’autre côté, des façons différentes de regarder ou de voir Jésus-Christ.
Parlons d’abord de la vie présente.
Dans ce qu’on nomme le monde chrétien, le Seigneur Jésus-Christ occupe une place trop considérable pour qu’il soit possible de ne jamais l’apercevoir. On peut à peine traverser un village ou un quartier d’une ville sans passer à côté d’un temple élevé à sa gloire, ouvrir un livre ou une feuille publique sans y rencontrer son nom. Les historiens sont obligés de confesser que c’est de lui principalement que dérive cette civilisation moderne dont nous sommes si fiers, les philosophes et les hommes politiques, de compter avec sa pensée comme avec la plus grande puissance du monde moral. Le livre qui nous parle de lui est partout répandu et honoré plus que tous les autres livres. Son nom est invoqué dans les moments les plus solennels de la vie, auprès des berceaux, des lits de mort et des tombes. Je le répète donc : il n’est guère possible de ne pas voir du tout Jésus-Christ, mais plusieurs ne lui accordent qu’un regard fugitif et distrait. Ils sont semblables à ces passants qui, au jour du supplice de Jésus, s’arrêtaient un instant pour considérer sa croix et se hâtaient ensuite vers leurs affaires ou leurs plaisirs. Tels sont, mes frères, beaucoup de chrétiens de nom, beaucoup de membres de nos Églises. D’ordinaire, ils ne pensent guère à Dieu ni à son Christ ; leur cœur est tout entier au monde, à ses intérêts, à ses soucis, à ses joies, à ses passions. Pourtant, l’instinct d’immortalité que Dieu a mis en eux ne leur permet pas de se passer toujours et complètement de religion. C’est pourquoi ils viennent de temps en temps, par exemple à l’occasion des fêtes solennelles et tout particulièrement de la Semaine sainte, entendre parler de Jésus-Christ et jeter un regard sur sa croix. Peut-être n’est-ce pas sans quelque intérêt, sans quelque émotion même, qu’ils assistent dans ces occasions à notre culte ; peut-être n’est-ce pas sans un regret qu’ils se tiennent éloignés de la sainte table ; peut-être se disent-ils tout bas « on doit être bien heureux d’avoir la foi ! » et se promettent-ils d’y penser sérieusement plus tard ; mais après tout ils se retirent tels qu’ils étaient venus… S’il y a parmi nous ce matin des personnes qui se reconnaissent à ces traits, que ne donnerais-je pas pour trouver le chemin de leurs cœurs ! Que regarderez-vous, mes frères, si vous ne regardez pas Jésus-Christ, et qu’est-ce qui pourra vous toucher, si vous demeurez insensibles aux attraits de sa croix ? Avez-vous quelque sentiment de la grandeur et de la beauté morales ? Regardez la croix, car c’est ici qu’apparaît la perfection de l’obéissance et celle de l’amour ; c’est ici que, sous son voile d’ignominie, la sainteté de Jésus a jeté le plus vif éclat. Avez-vous un cœur accessible à la reconnaissance ? Regardez la croix, car c’est ici que le bon berger met sa vie pour les brebis, que le juste meurt pour les pécheurs. Avez-vous du moins quelque souci et quelque pitié de vous-mêmes, avez-vous une intelligence capable d’apprécier vos intérêts et vos périls éternels ? Regardez la croix, car c’est de vous, c’est de votre destinée qu’il s’agit ; c’est votre misère et votre péché qui est la cause des souffrances du Christ, c’est votre salut qui en est le but ; le ciel et la terre passeront avant que tombent à terre ces paroles de Jésus lui-même : Il fallait que le Fils de l’homme fût élevé, afin que quiconque croirait en lui eût la vie éternelle… Si vous ne croyez pas ce que je suis, vous mourrez dans vos péchés. (Jean 3,14-15 ; 8,24) Votre salut dépend d’un regard ; mais ce regard fugitif que vous portez sur Jésus ne peut pas vous sauver, il vous perdrait plutôt, car il constate que le salut est tout près de vous, et que vous le négligez. Regardez à Jésus-Christ jusqu’à ce que vous l’ayez connu, jusqu’à ce que vous soyez entré avec lui dans une relation vivante et salutaire ; en ce jour où il vous attend, où il vous appelle, où il vous attire, regardez, regardez, regardez ! Vous, tous les bouts de la terre, dit le Seigneur, regardez à moi et soyez sauvés ! (Ésaïe 45,22)
D’autres regardent plus attentivement Jésus-Christ, mais se bornent à une stérile admiration. Loin de proférer contre lui des paroles d’injure ou de blasphème, comme quelques-uns ont encore aujourd’hui le triste courage de le faire, ils rendent volontiers hommage à l’élévation et à la beauté de sa doctrine, à la sainteté de sa vie ; ils voient en lui le plus grand des fils des hommes, le fondateur de la meilleure des religions, mais rien de plus. Que dirons-nous de ceux-ci, mes frères ? Nous nous réjouirons sans doute de ces hommages rendus à Jésus-Christ, tout incomplets qu’ils sont : n’est-ce pas un fait bien considérable que, parmi les appréciateurs sérieux, ceux qui sont disposés à placer Jésus le moins haut soient comme contraints de lui décerner le premier rang parmi les hommes ? Toutefois, à ces admirateurs incroyants de Jésus-Christ, nous dirons : Vous accordez trop ou trop peu. Si Jésus n’est que ce que vous dites, c’est-à-dire s’il n’est pas ce qu’il dit lui-même, s’il s’est fait illusion en se déclarant le Juge et le Sauveur des hommes, alors vous lui accordez trop ; il ne saurait être ni un modèle de sainteté ni un docteur de vérité, celui à qui auraient manqué la première des vertus chrétiennes, l’humilité, et la première des connaissances, la connaissance de soi-même. Si au contraire Jésus est, selon son témoignage exprès et répété, le Fils de Dieu et le Sauveur du monde, alors c’est trop peu de l’admirer, il faut regarder à lui avec foi, et puiser dans ce regard la délivrance et la santé de l’âme. Ah ! je vous en conjure, laissez enfin les préjugés, les discussions, les systèmes, et regardez à Jésus-Christ. Regardez à lui du plus profond de votre âme ; apportez-lui votre intelligence affamée de la vérité et impuissante à la découvrir, votre cœur souffrant et avide de bonheur, votre conscience avec ses ambitions infinies et ses secrets tourments. Regardez-le tel qu’il se fait connaître à nous dans les Évangiles ; écartez, j’y consens, les définitions, les explications humaines qui peut-être vous voilent sa face. Comme le soleil illumine les yeux, ainsi Celui qui est la Lumière du monde se manifeste aux consciences droites. Le jour où des yeux de l’âme, autant que cela est possible ici-bas, vous l’aurez contemplé tel qu’il est, vous croirez en lui.
Enfin il y a des hommes qui regardent à Jésus-Christ avec foi. Je voudrais pouvoir parler plus au long de ce regard de la foi, qui est le principal accomplissement de la prophétie de mon texte. Disons seulement l’essentiel. Qu’est-ce que la foi regarde en Jésus-Christ ? Jésus tout entier sans doute, mais surtout Jésus crucifié. Et ce qu’elle voit en lui, ce n’est pas seulement, ce n’est pas surtout l’appareil extérieur ou les détails matériels de son supplice ; la Parole et l’Esprit de Dieu lui découvrent le sens profond de cette histoire, le mystère caché dans cette mort. Elle y voit le péché du monde expié, l’obéissance parfaite d’un seul homme couvrant et réparant l’iniquité de tous les autres, l’alliance de grâce fondée et proclamée, la terre réconciliée avec le ciel par le sacrifice du Rédempteur.
Comment la foi regarde-t-elle tout cela ? Mieux que par des paroles, je voudrais essayer de définir ce regard par des exemples. Essayez de vous représenter comment, au désert, les Israélites mordus par des « serpents brûlants » regardaient au serpent d’airain ; ou mieux encore comment, sur le Calvaire même, le brigand repentant dut regarder son divin compagnon de supplice au moment où il lui disait : Seigneur, souviens toi de moi ! Ce regard humble, ardent, profond, persévérant, suppliant, voilé de larmes, où passe l’âme entière ; ce regard détaché de tout le reste pour se fixer sur un seul objet, maintenant invisible aux yeux du corps, mais présent pour la foi, voilà la foi même dans sa simplicité et dans sa source, voilà l’acte spirituel auquel Jésus a promis la vie éternelle.
Quels sont enfin les bienfaits de ce regard ou les bénédictions qui en découlent ? On pourrait ici énumérer tous les fruits de l’Esprit, toutes les saintes dispositions de l’âme. J’en désignerai quatre seulement : la repentance, la paix, l’amour, l’imitation de Jésus-Christ.
La repentance… Relisons le passage de Zacharie où est compris notre texte : Je répandrai — c’est l’Éternel qui parle — sur la maison de David et sur les habitants de Jérusalem un esprit de grâce et de supplication, et ils tourneront les regards vers moi, celui qu’ils ont percé. Ils pleureront sur lui comme on pleure sur un fils unique, ils pleureront amèrement sur lui comme on pleure sur un premier-né. Cette salutaire amertume de la repentance, quand sera-t-elle répandue dans nos cœurs, si ce n’est en face de la croix ? La croix dit à chacun de nous : « Pécheur, vois le Juste obéissant jusqu’à la mort, et une telle mort : voilà ce que tu devais être. Vois les méchants qui l’ont cloué au bois maudit : voilà ce que tu es. Le Fils de Dieu meurt par toi et pour toi, et toi, jusqu’à ce jour, qu’as-tu fait pour lui ? »
La paix… Dans cette admirable description de la vie chrétienne qui s’appelle le Voyage du chrétien, aussitôt que le voyageur arrive en vue de la croix et la contemple, le lourd fardeau qu’il portait tombe de ses épaules. L’expérience des chrétiens de tous les temps atteste en effet que ce bien précieux entre tous, la paix de l’âme, se trouve à cette place et non pas ailleurs. Si vous n’avez pas la paix, mon cher auditeur, c’est parce que vous n’avez pas encore regardé avec foi à votre Sauveur mourant pour vos péchés, ou bien c’est qu’après avoir regardé vers lui, vous avez ramené votre pensée et votre vue sur vous-même pour y chercher quelque motif de satisfaction et de sécurité, et vous n’y avez trouvé que des sujets de trouble.
L’amour… Qu’est-ce qui nous apprendra à aimer, qu’est-ce qui arrachera de nos cœurs toute animosité, toute envie, toute froideur, toute indifférence même à l’égard de nos semblables, si ce n’est la contemplation de l’amour crucifié ? Considérant que Jésus-Christ a mis sa vie pour nous, comment ne nous sentirions-nous pas pressés de mettre nos vies pour lui, c’est-à-dire pour nos frères ?
L’imitation de Jésus-Christ enfin… Un regard prolongé et persévérant tend à nous rendre peu à peu semblables à l’objet que nous contemplons. Comme les rayons du soleil peignent une image sur une plaque argentée, ainsi l’image de Jésus-Christ se formera peu à peu dans l’âme qui le contemple humblement, assidûment et avec foi. En regardant la croix, elle sera avec lui crucifiée au monde ; elle mourra à ses péchés, à ses convoitises, à elle-même enfin, pour revivre dans la communion du Sauveur ressuscité ; elle guérira des passions mauvaises et des ambitions vulgaires. O mes frères, si nous avons à cœur que notre christianisme devienne plus vivant, plus fort, plus heureux, tâchons d’abord qu’il soit plus simple. Qu’il se concentre de plus en plus dans un regard du cœur vers Jésus crucifié. Que ce regard soit notre force dans nos luttes, notre relèvement dans nos détresses, la lumière et l’inspiration de notre vie. Nous ne pouvons devenir chrétiens, et le demeurer, et marcher dans le chemin de la vie éternelle, qu’en regardant toujours plus fidèlement à Celui que nous avons percé.
III. Conséquences éternelles
J’ai dit enfin que la prophétie de mon texte devait s’accomplir d’une manière nouvelle et plus générale encore dans la vie à venir. Le Seigneur Jésus a clairement annoncé qu’il viendrait un jour dans sa gloire, qu’alors la foi des croyants serait changée en vue, et que l’ignorance et l’incrédulité ne seraient plus possibles, si la rébellion l’est encore. Alors sera universellement réalisée cette parole : « Ils verront celui qu’ils ont percé » ; mais elle le sera pour chacun de nous d’une manière bien différente, selon qu’il aura ici-bas regardé avec foi à Jésus crucifié, ou qu’il ne lui aura accordé que cette attention fugitive et stérile dont je parlais tout à l’heure.
Ils verront celui qu’ils ont percé : promesse précieuse pour le chrétien ! Ici-bas, même dans nos meilleurs jours, la révélation du Seigneur est pour nous mêlée de beaucoup d’obscurité, la connaissance que nous avons de lui est très imparfaite. Si le disciple bien-aimé confesse qu’il n’a pas encore vu le Seigneur tel qu’il est, lequel d’entre nous refuserait de s’associer à cet aveu ? Non, nous ne le voyons pas encore tel qu’il est ; le mystère de sa personne divine et humaine étonne et confond notre pensée ; le regard de notre âme, trop souvent détourné vers les choses visibles, ou bien obscurci par le doute et la tristesse, discerne à peine et comme à travers un voile quelques rayons de sa gloire. Mais, si nous persévérons jusqu’à la fin dans la foi, un jour, délivrés des entraves de la chair, nous le verrons véritablement, lui notre Seigneur et notre frère, le vainqueur de Gethsémané et de Golgotha, celui qui nous aima le premier, celui que nous aimons sans l’avoir vu, celui dont la parole et la grâce nous auront consolés et fortifiés jusqu’à la fin durant nos jours d’épreuve, et dont le bras puissant nous aura soutenus tandis que nous traversions le fleuve profond de la mort ! Nous le verrons, celui que nous avons percé, et les traces des clous et des épines seront visibles et lumineuses sur ses mains et sur son front. Nous le verrons, non pas sans doute exactement comme nous voyons maintenant les objets matériels, mais d’une vue spirituelle tout autrement pénétrante, et dont la vue corporelle, telle qu’elle existe aujourd’hui, peut seule nous donner quelque idée. Nous le verrons, et dans cette vue enfin parfaite, dans cette vivante et éternelle contemplation de notre Sauveur, nous puiserons incessamment toutes les grâces dont nous ne recevons ici que les prémices : une repentance (s’il pouvait être question de repentance dans le ciel) exempte de toute amertume, je veux dire un entier éloignement du péché, dont nous ne nous souviendrons plus que pour bénir celui qui nous a rachetés; une paix et une joie que les larmes, les doutes, les défaillances actuelles ne troubleront plus; un amour moins indigne de répondre à celui qui nous a été témoigné sur la croix ; une sainteté qui réalisera enfin cette parole de Jean, que nous citions tout à l’heure, nous lui serons semblables parce que nous le verrons tel qu’il est, et cette autre parole de Paul, nous serons transformés à son image de gloire en gloire (2 Corinthiens 3,18). Mes frères, consolez-vous les uns les autres par ces paroles (1 Thessaloniciens 4,18). Et si cette pensée de voir un jour le Seigneur émeut votre cœur d’un pieux désir et d’une vive espérance, reconnaissez à ce signe que vous lui appartenez.
Ils verront celui qu’ils ont percé : sujet de confusion et d’épouvante pour ceux qui auront refusé de regarder à lui avec foi avant le dernier jour ! Vous représentez-vous à ce dernier jour, mes frères, les ennemis de Jésus comparaissant devant le tribunal de celui qui fut leur victime, mais qu’ils voient maintenant revêtu de la toute-puissance et jugeant toutes les nations ? Le voici, ô Judas, celui que tu as trahi par un baiser. Le voici, ô Juifs, ce doux et charitable Messie contre lequel vous avez crié avec tant de fureur : Crucifie ! crucifie ! — Caïphe ! Hérode ! Pilate ! prêtres et princes du peuple, voici celui que vous avez méprisé et condamné. Comme le dit admirablement notre vieux poète d’Aubigné :
Vous l’avez vu lié, le voici les mains hautes2!
Innocent, il a été traité en coupable par votre justice ; vous, coupables, comment subsisterez-vous devant la sienne ?
Mais est-ce seulement de Caïphe et de Pilate qu’il s’agit ? Rappelez-vous encore une fois le passage de l’Apocalypse : Tous ceux qui l’ont percé le verront, et toutes les tribus de la terre se frapperont la poitrine. Comme Jésus demeure avec nous jusqu’à la fin du monde, les ennemis de Jésus aussi — je veux dire l’esprit qui les anime — sont de tous les temps, et leur crime se propage et se perpétue à travers les siècles. Vous le verrez donc, incrédules, celui que vous avez rejeté et combattu. Vous le verrez, esprits superbes, celui que vous avez cité avec tant d’assurance au tribunal de votre critique, faisant avec une aveugle témérité la part du vrai et celle du faux dans ses paroles, la part du bien et celle du mal dans ses actions. Vous le verrez, chrétiens de nom et non pas de cœur, celui pour qui vous aviez juré de vivre et de mourir, mais que vous avez crucifié de nouveau par votre abandon, par votre infidélité, par votre hypocrisie, par vos mauvaises œuvres. Vous le verrez, pécheurs impénitents, celui dont vous avez méconnu l’amour, dont vous méprisez l’invitation miséricordieuse aujourd’hui même… Ah ! que les rôles seront changés ! Aujourd’hui votre Sauveur vous appelle, vous sollicite, et vous ne l’écoutez pas. Il frappe à votre porte et vous le laissez dehors. Si vous endurcissez vos cœurs jusqu’au bout, demain c’est vous qui vous tiendrez à la porte et qui direz : « Seigneur, Seigneur, ouvre-nous ! N’as-tu pas enseigné dans nos rues ? n’avons-nous pas été baptisés en ton nom ? ne sommes-nous pas membres de ton Église ? » Et que répondra-t-il alors ? Pour qui seront ces paroles écrites d’avance dans son Évangile : Je ne vous ai jamais connus, retirez-vous de moi, vous tous qui pratiquez l’iniquité ? (Luc 13,25-27) Qui vous délivrera, si de celui qui était votre Sauveur vous avez fait votre Juge ? De quel front soutiendrez-vous le regard de celui que vous avez percé ?
Demeurons, mes frères, sous l’impression de cette solennelle pensée : Tous, bientôt, certainement, nous verrons celui que nous avons percé ; avec quelle confusion ou avec quelle joie, c’est ce qu’il est impossible d’exprimer, à peine possible de pressentir. Connaissez-vous le Seigneur Jésus-Christ ? Alors demeurez en lui, vivez en lui, afin que quand il paraîtra, vous ayez assurance. Lui avez-vous jusqu’ici refusé votre cœur ? Rentrez en vous-mêmes et retournez à Dieu. Regardez maintenant au Sauveur. Baisez le Fils, de peur qu’il ne s’irrite, et que vous ne périssiez dans votre voie, si peu que s’embrase sa colère. Heureux tous ceux qui se confient en lui ! (Psaume 2,12)
Illustration : Nicomède portant un vase d’onguents et Joseph d’Arimathie tenant les clous de la crucifixion, détail d’un retable (Église Saint-Laurent, Ornans).
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