La citation suivante est extraite de La théologie chrétienne de Bénédict Pictet, au livre I, au chapitre 7, et fait immédiatement suite à la citation précédemment publiée sur la connaissance par Dieu des choses à venir.
Dieu connaît les choses possibles. Matthieu 11,21 : Malheur sur toi, Chorazin ; malheur sur toi, Bethsaïda, car si les miracles qui ont été faits au milieu de vous, eussent été faits à Tyr et à Sidon , il y a longtemps qu’il se fussent amendés sur le sac et la cendre .
Il est donc certain, que Dieu connaît toutes choses absolument, celles-là même qu’on appelle contingentes, ce que nous observons contre les sociniens qui le nient et qui suivent en cela Cicéron. Les anciens Pères enseignent partout cette vérité. Justin Martyr dit qu’il est impossible que quelque chose soit cachée à Dieu, non seulement ce qui se fait, mais ce qui se pense.
Saint Augustin dit que Dieu est tout œil et qu’il voit tout. Entre les erreurs condamnées par la Sorbonne en 1226, celle-ci en est une que la première cause n’a la connaissance des futurs contingents.
La raison s’accorde merveilleusement avec l’Écriture. Si Dieu ne savait pas tout ce qu’on peut savoir, il pourrait y avoir un être plus parfait, qui saurait toutes choses ; et ainsi le Dieu que nous adorons ne serait pas Dieu ; car, comme nous l’avons fait voir ailleurs, qui dit un Dieu dit le plus parfait de tous les êtres qui sont et qui peuvent exister.
On dira que, comme, bien qu’on dise que Dieu peut tout, il ne s’ensuit pas qu’il puisse des choses qui impliquent contradiction, de même, bien qu’on dise que Dieu sait tout, cela veut dire seulement, qu’il sait tout ce qui se peut savoir.
Je réponds, que tout ce qui peut arriver et tout ce qui arrivera se peut savoir, puisqu’on le sait un jour. Ainsi, puisque les choses doivent arriver dans leur temps, il faut conclure que Dieu ne les peut ignorer.
Mais pour presser un peu plus la matière, je demande si un jour Dieu ne saura pas tout ce qui sera arrivé dans le monde. Personne ne le peut nier. Il faudra donc dire qu’il sera plus parfait qu’il n’est, s’il est vrai qu’il ne sache pas maintenant toutes choses.
Il ne faut pas s’imaginer que la divinité s’abaisse trop en étendant sa connaissance jusqu’aux plus petites choses ; au contraire il faut être assuré de cette vérité que Dieu doit avoir une connaissance infinie, étant lui-même infini ; et qu’il doit avoir une connaissance parfaite, étant un Être très parfait.
Il ne faut pas non plus craindre que la connaissance que Dieu a des péchés des hommes souille son essence, qui est souverainement sainte. On n’est point souillé par la simple connaissance du péché, mais on l’est quand on approuve le péché ou quand on le commet. Et c’est ce qu’on ne saurait dire de Dieu.
On fait une difficulté sur cette connaissance infinie de Dieu, qu’il faut examiner. C’est que dans l’Écriture Dieu s’exprime quelquefois comme s’il ignorait quelque chose. Mais ces expressions ne doivent pas plus nous étonner que quand nous lisons que Dieu a des mains et des pieds, etc., ce qui ne doit pas se prendre à la lettre. Il ne faut pas donc être surpris si Dieu est introduit parlant ainsi des peuples de Sodome et de Gomorrhe : Je descendrai et je verrai, etc. Dieu s’exprime ainsi 1° Pour nous faire comprendre qu’il n’était pas poussé par une fureur aveugle à punir ces peuples infames, 2° Pour nous faire connaître la patience avec laquelle il attend les pécheurs à la repentance, quoi qu’il pourrait les accabler dans le moment qu’ils l’offensent, et enfin 3°pour apprendre aux magistrats comment ils doivent se conduire dans leurs jugements, en n’en prononçant jamais aucun sans avoir tout examiné.
Il n’est pas nécessaire de rechercher ici la manière en laquelle Dieu connaît toutes choses. Il est certain que nous ne saurions comprendre comment Dieu peut connaître les plus petites choses aussi bien que les plus grandes ; les secrètes pensées du cœur aussi bien que les actions, qui tombent sous les sens. Aussi un savant rabbin disait que vouloir savoir la manière en laquelle Dieu sait toutes choses, c’est autant que si on voulait être Dieu.
Il ne faut pas s’imaginer qu’il en soit de Dieu comme des hommes, qui connaissent une même chose tantôt obscurément et tantôt clairement ; qui ont besoin de s’appliquer souvent et beaucoup pour acquérir quelque connaissance ; qui ont de la peine à se souvenir de ce qu’ils ont appris et qui des choses connues passent ordinairement à la connaissance de celles qui leur étaient cachées. Dieu connaît toutes choses par un seul acte et il les connaît très parfaitement et très distinctement.
Les thèses en présence
II y a plusieurs sentiments sur la manière en laquelle Dieu peut connaitre les futurs contingents.
- Les uns disent qu’on ne saurait l’expliquer, comme Ockam ou Biel […].
- Les autres disent que Dieu les connait dans ses idées, comme Bonaventure, Égide, Alphonse de Mendoza. […] Mais, dit-on, les idées peuvent faire connaitre que les choses font possibles et non qu’elles doivent arriver.
- Les autres disent que Dieu les connaît par ce qu’ils lui sont présents de toute éternité. On attribue ce sentiment à Thomas. Plusieurs l’ont examiné et quelques-uns ne l’approuvent point : Molina […], Suarez […] et Bécan […].
- Les autres disent que Dieu les connait par l’efficace de sa prescience et croient que les choses sont futures parce qu’elles ont été prévues. Mais ce sentiment a été combattu par plusieurs : Vasquez […].
- Les autres disent qu’il les connaît parce qu’il a déterminé qu’ils arriveraient, comme Scot et les scotistes […].
- Les autres disent que Dieu par son intelligence voit de quel côté se peut tourner le franc arbitre et ce qu’il peut faire en telles circonstances. C’est le sentiment des jésuites etc.
Le sentiment de Scot est le plus vrai.
Comme il y a de deux sortes de choses, les unes qui ne sont que possibles et les autres qui doivent nécessairement arriver ; les théologiens distinguent une double connaissance en Dieu, l’une par laquelle il connait tout ce qui est possible et l’autre par laquelle il sait tout ce qui est à venir. Ils remarquent que Dieu en réfléchissant sur soi-même et sur sa puissance connaît par là tout ce qui est possible ou tout ce qui ne l’est pas ; et qu’en considérant ses décrets, il connaît tout ce qui doit arriver ou tout ce qui ne doit pas arriver. D’où il paraît que la connaissance de Dieu n’est pas la cause des événements. La chose n’arrive pas parce que Dieu l’a prévue, mais il l’a prévue parce qu’elle doit arriver, et elle doit arriver parce que Dieu l’a ainsi déterminé.
Objections et réponses
On dira peut-être :
- Que si Dieu ne savait les choses qui doivent arriver que parce qu’il a décrété de permettre qu’elles arriveraient, on n’aurait pas sujet de louer si fort la science de Dieu.
- Que la science de Dieu ne différerait de celle des hommes que de ce qu’elle s’étendrait a plus d’objets.
- Que c’est établir le stoïcisme qui soumettait Dieu à leur destin.
- Que c’est là rendre tous les événements nécessaires.
- Enfin que Dieu ne pourrait pas prévoir le péché.
Je réponds :
- Qu’on a sujet de louer la science de Dieu, soit à cause de son infinité, car il fait tout ce qui pourrait arriver ; soit à cause de son infaillibilité.
- Que ces deux choses élèvent infiniment la science de Dieu sur celle des hommes.
- Que sans examiner ici ce qu’ont crû les stoïciens, personne ne saurait s’étonner que Dieu ayant fait des décrets ne veuille pas changer de volonté, ce qui serait indigne de lui.
- Qu’en effet tous les événements sont nécessaires, par rapport à Dieu.
- Enfin, que Dieu a pu prévoir le péché puisqu’il a décrété de le permettre.
La science moyenne
On demande s’il n’y a pas encore en Dieu une troisième science par laquelle il connaît tout ce qui arriverait, si telle ou telle chose était. Je réponds qu’il n’est point nécessaire d’établir une troisième science, parce que tout ce qu’on peut concevoir est ou possible ou doit nécessairement arriver. Ainsi si on demande : « comment est-ce que Dieu sait ce qui serait arrivé en cas qu’Alexandre et César se fussent rencontrés ? »
Je réponds qu’il le sait par cette science infinie par laquelle il a connu toutes les choses possibles. Si on demande comment Dieu savait que ceux de Keïla livreraient David (1 S 23,11-12), je réponds qu’il le savait parce qu’il connaissait ce qui se passait dans les cœurs de ceux de Keïla, comme il connaît les pensées de tous les hommes. Si l’on demande comment est-ce que Dieu savait qu’en cas qu’on eût fait autant de miracles devant les peuples de Tyr et de Sidon qu’on en avait fait à Chorazin et à Bethsaïda, ils se seraient convertis, comme Jésus-Christ le dit (Mt 11,22-23), je réponds qu’il ne faut pas presser ces paroles de Jésus-Christ et qu’il faut les expliquer comme lorsqu’on dit d’une personne inexorable qu’on aurait plutôt amolli les rochers que de la fléchir, si on leur parlait comme on lui parle ; il ne s’enfuit pas qu’on sache qu’en parlant à des rochers on les amollira ; ou comme lorsque Jésus-Christ disait en Luc 19,40 : Si ceux-ci se taisent, les pierres crieront, il ne faut pas conclure de là que Jésus-Christ savait que lors que les enfants se tairaient, les pierres parleraient. On peut voir de semblables façons de parler en Ézéchiel 3,6. Mais quand on supposerait que les peuples de Tyr et de Sidon se seraient convertis, on pourrait toujours dire que Jésus-Christ a connu leur conversion par la même connaissance par laquelle il connaît les choses possibles. Ceux qui croient la science moyenne apportent encore d’autres passages : Matthieu 24,22 ; Luc 16,31 ; Jérémie 38,17. Mais on y peut répondre de la même manière.
On peut aisément recueillir de ce que j’ai dit ce qu’il faut penser de la science moyenne que ou Fonseca ou Louis Molina ou Lessius ont inventée et que les dominicains et les jansénistes ont fortement attaquée, en prouvant 1° qu’elle est indigne de Dieu, parce qu’ils disent que cette science fait que Dieu dépend de sa créature ; 2° que ce sentiment n’a été inventé que pour affaiblir l’efficace de la grâce, que pour ôter à Dieu la gloire de notre conversion et la donner à la créature, et que pour établir le mérite des œuvres ; enfin, 3° que cette opinion ne sert de rien pour accorder la liberté de l’homme avec la grâce et avec la prédestination, et pour maintenir la sainteté de Dieu contre ceux qui l’accusent d’être auteur du péché ; car ces auteurs de la science moyenne avouent que Dieu savait fort bien que, dans l’état où était Adam, il ne pouvait pas ne pécher point. Mais nous aurons occasion de traiter du péché dans la suite.
Illustration : John Martin, La destruction de Sodome et Gomorrhe, huile sur toile, 1852 (Newcastle, Lain Art Gallery).
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