Qu’est-ce qui nous protégera de la tyrannie ?
10 juillet 2023

Nos pères révolutionnaires ont cru trouver dans le recours à une constitution écrite le moyen d’éviter toute tyrannie. Leur idée était que si une bonne loi était écrite et efficacement appliquée, il n’y aurait pas besoin d’un magistrat vertueux. En sens inverse, les royalistes défendaient que la constitution n’était qu’un papier vain sans l’excellence morale incarnée par le roi.

Aux Etats-Unis, un autre pays de tradition constitutionnelle des Lumières, on jongle en vain entre deux citations qui définissent deux approches. D’un côté, John Adams disait notre constitution a été faite pour un peuple moral et religieux. Elle ne convient à aucun autre. De l’autre, l’idée que les checks and balances garantissent mécaniquement une protection contre les abus de pouvoir et qu’aussi longtemps que l’on appliquait la constitution automatiquement, il n’y avait pas besoin d’être vertueux.

Question : qu’est ce qui est prioritaire alors ? Un prince excellent, ou une loi excellente ? Si nous avons un magistrat vertueux, avons-nous besoin d’une loi ou d’une constitution qui contrôle cette excellence ? Ou bien, en sens inverse, la constitution seule suffit-elle à éloigner les magistrats véreux et éviter toute tyrannie ?

C’est cette question, à la base de toute la démarche politique des Lumières, que nous allons nous attacher dans cet article. Je ne m’appuierai pas tout de suite sur la tradition chrétienne, mais je m’aiderais d’abord de la philosophie légiste chinoise, pour ensuite ramener à la tradition chrétienne.

L’école du légisme

L’école du fajja ou légisme a émergé au IVe siècle avant Jésus Christ, en pleine époque de trouble : l’époque dite des Royaumes combattants. Alors que Sparte venait tout juste de remporter la guerre du Péloponnèse, les chinois se retrouvent confrontés à beaucoup de problèmes qui nous sont très familiers aujourd’hui : ils sont politiquement divisés, la criminalité et les tensions sociales sont à leur combles, les nobles et hommes de pouvoir sont corrompus, les lettrés passent leur temps sur les routes à démoraliser les fermiers et les encourager à se détourner des vocations utiles pour s’engager dans des études inutiles. Les rois ont mis en place des administrations pour gérer la complexité de leurs territoires, mais ils se retrouvent alors avec des problèmes de deep state : bien souvent, les ministres et administrateurs échappent à leurs contrôles pour usurper le pouvoir. L’un de ces rois est enfermé dans sa chambre par son premier ministre, jusqu’à ce que les asticots sortent de sous la porte…

C’est dans ce contexte qu’émerge parmi certains administrateurs des idées de réforme qui seront appellées plus tard « école légiste ». Ce programme trouve une première application remarquable auprès du ministre Gongsun Yang, et le légisme deviendra une école philosophique à proprement parler avec la synthèse effectuée par Han Fei. L’article d’aujourd’hui se concentre sur la contribution de Gongsun Yang : le livre du Seigneur de Shang. Dans ce livre, on trouve le programme de réforme que Gongsun Yang1 appliqua à l’état de Qin, le consolidant ainsi jusqu’à ce qu’il devienne le nouvel hégémon de la … Chine qui en a tiré son nom.

Le programme légiste est le suivant (toutes les citations en italiques viennent du Livre du Seigneur de Shang)

  • Abolition du féodalisme ancien en faveur d’un régime autoritaire basé sur des lois claires, connues de tous et automatiquement appliquées. En général, les dirigeants ne sont pas meilleurs que les autres en termes de morale ou de conduite, ni meilleurs que les autres en termes d’intelligence, ni meilleurs que les autres en termes de courage et de force. Néanmoins, même si les gens ont la connaissance des sages, ils n’osent pas comploter ; même s’ils ont le courage et la force, ils n’osent pas tuer ; même s’ils sont nombreux, ils n’osent pas essayer de vaincre leur souverain. Lorsque les gens, même s’ils sont des millions, n’osent pas se disputer les récompenses offertes et n’ont pas l’audace de s’opposer aux peines infligées, c’est à cause de la loi.
  • Un pessimisme anthropologique très fort: l’homme est naturellement rebelle, seule des lois les plus rigoureuses peuvent le forcer à faire le bien. « Les personnes bienveillantes peuvent être bienveillantes envers les autres, mais ne peuvent pas rendre les autres bienveillants. Les justes peuvent aimer les autres, mais ne peuvent pas faire aimer les autres. » Nous savons donc que la bienveillance et la justice ne suffisent pas à gouverner la terre.
  • Visée pratique : l’objectif est de régler les problèmes politiques et sociaux immédiats. Seul Han Fei dans la dernière génération essaiera d’en faire un système philosophique. L’objectif est de réformer l’Etat pour le rendre fort et apte à résoudre la crise du IVe siècle chinois. Lorsque le pays bannit l’art oratoire, les gens sont simples ; lorsque les gens sont simples, ils ne sont pas corrompus. Lorsque le peuple voit que les avantages du gouvernement proviennent d’une seule ouverture, alors son travail sera concentré ; lorsque son travail est concentré, le peuple n’est pas négligent. Lorsque le peuple n’est ni négligent ni corrompu, il a beaucoup de force ; lorsqu’il a beaucoup de force, la nation est puissante.
  • A cause de cette tendance à la rebellion et de l’ampleur de la tâche à accomplir, Gongsun Yang propose un système de punitions et récompenses (mais surtout punitions) extrêmement sévère, mais surtout automatique, n’ayant justement recours à aucun élément de jugement humain, car le jugement humain est corrompu de nature. Rien n’est plus profitable au peuple que l’ordre. Nulle méthode pour apporter l’ordre n’est meilleure qu’établir sa suprématie. Nul manière d’établir sa suprématie n’est plus complète qu’une loi efficace. La tâche la plus urgente pour rendre la loi efficace est de se débarasser des escrocs. La fondation la plus profonde pour se débarasser des escrocs et de rendres les punitions strictes.
  • Anti-confucianisme. Rejet et mépris très net de la classe des lettrés : l’État n’a besoin que de fermiers et de soldats ; la loi n’est pas l’expression de notre nature morale, mais un simple instrument de gouvernement. Le légisme est une école très « machiavellienne ». Poésie, histoire, rituel, musique, moralité, discipline, bienveillance, intégrité, éloquence, intelligence – dans une nation qui possède ces dix éléments, le dirigeant ne peut même pas mener une guerre défensive. Si une nation est gouvernée par ces dix éléments, si des adversaires l’assaillent, elle sera dépouillée de son territoire ; et même si personne ne l’assaille, elle sera pauvre.

Le bilan historique de cette école est mitigé : sous sa forme pure, il a fait à la fois la grandeur et la chute de la dynastie Qin. La grandeur : il a pacifié et homogénéisé la société de l’état de Qin, le rendant plus efficace et apte à unifier la Chine ; la chute : dès le règne du successeur de Qin Shi Huangdi, deux soldats ayant échoué à leurs missions se rendirent compte que la seule façon d’échapper à la peine capitale que prescrivait les lois impériales était la révolte, et cette révolte, alimentée par l’autoritarisme des Qin, renversa la dynastie Qin pour établir la dynastie Han.

Instable sous sa forme pure, le légisme demeura néanmoins un élément de base de la pratique impériale chinoise, non sans alliage avec le principe d’excellence morale du prince propre au confucianisme. Encore aujourd’hui, les pratiques du pouvoir du parti communiste chinois ont une base légiste.

Critique chrétienne du légisme

Points d’accords

En tant que calviniste, je suis d’accord avec leur pessimisme anthropologique : non seulement l’homme n’est pas un ange, mais il est littéralement incapable de faire le bien. Tout au plus est-il capable d’un peu de discipline extérieure, mais cette discipline même est fragile, et sans de puissantes dissuasions, il cherchera à transgresser.

C’est pourquoi la loi est indispensable et prioritaire : nous ne pouvons tout simplement pas faire confiance à aucun homme pour faire le bien par sa seule force morale. Il faut une loi fondamentale qui contraigne les hommes pour que puisse émerger ensuite une quelconque discipline, qui à son tour engendre de la vertu.

J’approuve aussi le fait que le pouvoir du magistrat consiste surtout en la punition avant toute chose. C’est ainsi qu’en Romains 13.4, Paul mentionne comme mission principale du magistrat la punition du mal. En 1 Pierre 2.14, la punition est mentionnée avant la récompense.

J’approuve aussi le rejet des lettrés sans brides : si nous laissons les académiciens imposer leurs propres logiques, nous aurons des aberrations invivables avant peu. Il est important que les carrières académiques soient mises à leur juste place, et qu’ils ne participent pas à la dégénérescence de notre nation.

Points rejetés

Je rejette l’automatisme des peines : les capacités de gouvernement de Salomon ne sont pas prouvées par son application automatique de la loi de Moïse, mais par l’intelligence de son adaptation à la situation qui était devant lui. (1 Rois 3) C’est par la prudence et la sagesse individuelle qu’un roi se démarque vraiment, et non par une application automatique et inhumaine des punitions.

J’affirme que les magistrats ont bien un exemple moral à donner Ce n’est pas en vain que Dieu les appelle « dieux » dans le psaume 82. Je cite alors l’objection de Gongsun Yang :

Si des personnes honnêtes sont employées pour gouverner, le chaos en résultera certainement, au point que des territoires seront perdus ; tandis que si des personnes rusées sont employées pour gouverner, l’ordre en résultera sûrement, ce qui permettra d’obtenir le pouvoir.

L’idée de Gongsun Yang est que les gens vont tirer profit de la gentillesse/faiblesse/naïveté des hommes honnêtes pour contourner la loi et amener le chaos. A ceci je réponds que l’exemple moral que Dieu demande aux juges dans le Psaume 82 n’est pas purement moral : il est concrétisé dans leurs actes (Ps 82.3-4). Un magistrat honnête, mais sans ruse ni efficacité dans le gouvernement ne mérite pas le terme d’honnête : c’est tout au plus un hypocrite, il joue le rôle du magistrat bienveillant, mais sans en être un. En effet, Gongsun Yang parle bien quand il dit :

Les châtiments produisent la force, la force produit le pouvoir, le pouvoir produit le prestige, le prestige produit la charité. La charité naît de la force.

Si Dieu est amour, c’est parce qu’il est le Juge et vengeur du monde. Il en va de même pour les magistrats : s’ils ne sont pas les vengeurs de Dieu, ils ne sont pas vertueux.

Je rejette le modèle des deux vocations où la seule façon de progresser socialement dans un système légiste est par le travail et l’armée. Ici, Gongsun Yang souffre de la myopie propre à son machiavélisme : comme il ne considère que l’intérêt de l’État, seul ce qui fortifie l’État l’intéresse. Mais le but ultime de l’État est que chacun puisse contribuer en toute paix et justice au mandat créationnel. Or, nous avons besoin de lettrés pour accomplir le mandat créationnel. Donc il ne faut pas décourager l’émergence des vocations intellectuelles ou commerciales, ce qui n’exclut pas non plus des régulations.

Retour à notre question

Alors qu’en est-il de notre constitution ? Suffit-il de bien l’appliquer, quelque soit la vertu du dirigeant ? Ou bien faut-il avant tout un dirigeant excellent, et la constitution est accessoire ? Nous venons au moins de voir que compter sur le pur automatisme de la loi est insuffisant, c’est la conclusion que je tire du légisme.

Ici, c’est le Deutéronome 17 qui est la meilleure réponse : c’est le caractère du prince qui est le plus important, mais ce caractère doit être forgé par la loi avant tout :

Quand il s’assiéra sur le trône de son royaume, il écrira pour lui, dans un livre, une copie de cette loi, qu’il prendra auprès des sacrificateurs, les Lévites. Il devra l’avoir avec lui et y lire tous les jours de sa vie, afin qu’il apprenne à craindre l’Eternel, son Dieu, à observer et à mettre en pratique toutes les paroles de cette loi et toutes ces ordonnances; afin que son cœur ne s’élève point au-dessus de ses frères, et qu’il ne se détourne de ces commandements ni à droite ni à gauche; afin qu’il prolonge ses jours dans son royaume, lui et ses enfants, au milieu d’Israël.

Deutéronome 17.18-20

Dans ce passage, il est prescrit au roi d’Israël d’apprendre par coeur la loi du royaume, et rester sous l’influence de cette loi tout au long de sa vie. La loi est première, mais le coeur du pouvoir reste la personne du prince. Ce qui dirige le pays, ce n’est pas un système de lois automatiques, mais une personne dont le coeur est façonné et modelé par cette loi.

Que se passe-t-il si l’on a seulement la personne, mais pas la loi ? Deutéronome 17.20 le décrit bien : un prince qui s’enorgueillit et se fourvoie dans les abus de pouvoir et l’injustice. Que se passe-t-il si l’on a seulement la loi, mais pas la personne ? Un document mort qui reste à l’abri dans le temple, pendant que le peuple se livre à toutes sortes de débauches et vit toutes sortes de malheur, comme il est écrit dans le livre des Juges où en ce temps-là il n’y avait pas de rois, chacun faisait ce qu’il voulait.

Il faut donc bien les deux éléments -bon caractère du prince et bonne loi- mais le plus important des deux est le caractère du prince.

Par conséquent, nous devons renoncer à l’idée que la constitution seule, appliquée automatiquement et rigoureusement nous protège contre la tyrannie : ce qui nous protège de la tyrannie, c’est un prince humble qui se donne pour limite la loi et s’applique à ne pas la transgresser. Si le prince du pays n’est pas humble, aucune constitution ou loi ne peut l’arrêter.


En illustration: Bataille de Naseby, une victoire des parlementaires anglais contre la tyrannie du roi Charles.

  1. Gongsun Yang, ou Shang Yang, était le fils d’une concubine de noble, ce qui lui conférait un statut assez bâtard : il était assez haut placé socialement pour profiter d’une éducation correcte, mais pas assez pour hériter de titres et exercer le pouvoir. Cette classe de bâtards nobiliaires formait la base de l’administration des ducs et rois de l’époque.[]

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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2 Commentaires

  1. Victor

    Ne pourrions-nous pas reconnaître qu’au moins une fois depuis la révocation de l’édit de Nantes, nous avons eu un prince presque humble en la personne du roi Louis XVI et une loi presque bonne avec l’édit de tolérance de Versailles de 1787 enregistré au Parlement de Paris l’année suivante ? Certes, cet édit venait beaucoup trop tard et était encore assez restrictif, mais il ouvrait la porte à une période propice à la paix sociale et à la prospérité du royaume auxquelles nos pères dans la foi auraient inévitablement contribué positivement comme ils l’on fait dans les pays du refuge. Hélas, la barbare révolution française a mis fin à l’édit de tolérance et a instauré un régime tyrannique sanguinaire et dont l’anti-christianisme déclaré a fait souche puisqu’il est encore manifeste de nos jours. Entre une loi qui portait en elle les ressources de sa propre inévitable évolution, garantie par un prince au bon caractère et soumis à la loi de Dieu, et des lois prétendument généreuses mais aux mains d’un régime qui revendiquait sa tyrannie comme un moyen légitime pour gouverner, on peut se demander si le choix de la société française d’alors a été celui le plus à même de la protéger contre la tyrannie.
    Une bonne loi est une rareté, un prince humble l’est encore plus et la concomitance des deux tient du miracle. Alors, s’il arrive dans l’Histoire d’une nation que l’un et l’autre oeuvrent de concert pour contenir la tyrannie – même si la portée de la loi est encore limitée et le prince encore réservé – il importe, me semble-t-il, de les prendre en considération. Encore faut-il savoir ne pas laisser passer les temps favorables lorsqu’ils se présentent.

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    • Étienne Omnès

      J’ai deux objections à cette vision:

      1. Louis XVI est typiquement le genre de magistrat « honnête mais pas rusé » que dénonce Gongsun Yang, et les dernières années de l’Ancien Régime montrent bien que cela ne suffit pas pour avoir un bon gouvernement, pour personne. Par sa pusillanimité, il a rendu inévitable la Révolution et ses souffrances.
      2. Le jugement des protestants de l’époque est sans ambiguïté: l’édit de tolérance de 1787 est presque frustrant, car il n’a fait que leur accorder ce qu’ils avaient déjà depuis plusieurs décennies: le droit d’exister légalement, point final. Mais la liberté religieuse n’était absolument pas la prochaine étape, et l’objectif politique de cet édit n’était que de résoudre l’aberration administrative engendrée par les états-civils incomplets des régions les plus protestantes (2 millions de sujet hors-radar, ca fait tâche). C’est pour ces raisons qu’ils furent soulagés d’obtenir la liberté religieuse en 1792, et de grands fans de Napoléon qui leur a donné leur premier statut officiel depuis Henri IV. C’est aussi pour cela qu’ils furent aussi solidement républicains tout au long du XIXe siècle.

      Maintenant, je pourrais dire que mes pères protestants du 18e et 19e siècle ont eu tort d’être républicains. Mais après m’être penché sur ce qu’était le protestantisme du XVIIIe siècle, je suis au final très perplexe: je n’aime pas la Révolution et ce qu’elle a apporté, mais l’Ancien Régime était clairement une impasse la plus complète, pour la France aussi bien que pour les protestants français.

      En résumé: Louis XVI n’est pas assez rusé pour être un bon magistrat, et l’édit de 1787 est au mieux passable. Ca ne veut pas dire que je suis satisfait par la laïcité qui en a suivi, loin de là, comme je l’ai écrit par ailleurs.

      Réponse

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