C’est un grand classique de l’apologétique romaine dans les débats qui invoquent des Pères de l’Église : Nous, protestants, torderions le sens des citations patristiques que nous utilisons, et ferions du cherry picking1. La preuve ? Les catholiques, qui seraient fidèles à la Tradition, ne sont pas d’accord avec nous.
Je n’ai pas de souci lorsque ces accusations sont fondées, et qu’ils argumentent pour prouver que telle citation que j’ai utilisée est à contresens, sur la base de l’exégèse du Père en question. Mais la grande majorité du temps, on m’accuse de citation hors contexte parce que la citation que j’apporte ne va pas dans le sens du dogme romain, ce que je trouve un peu léger.
Dans la suite du débat de Maxime Georgel avec le frère Paul-Adrien, débriefé sur Coram Deo, je compte expliquer quelques points méthodologiques sur l’art et la manière de citer et d’utiliser les Pères dans l’apologétique protestante.
- Nul n’a plus cité les Pères « hors contexte » que… les Pères eux-mêmes.
- Il y a un juste usage des florilèges (liste de citations thématiques des pères de l’Église).
- Que faire quand un père de l’Église ne valide pas ma position ?
Citer les Pères de façon purement apologétique est une pratique patristique.
Citer les pères de l’Église par grappes, dans un but apologétique et en les coupant du contexte, est un genre littéraire à part entière qui porte le nom de florilège. Les florilèges sont les manuels de patristique du début du Moyen Âge, qui regroupait par thèmes et doctrines un ensemble de citations patristiques en soutien d’une doctrine particulière.
Mais ces manuels ont des précurseurs dans la période patristique elle-même, puisque l’usage de la patristique n’est pas historique ou exégétique (savoir ce que tel Père a dit en lui-même) mais uniquement apologétique (l’arracher de son contexte pour défendre telle doctrine).
C’est ainsi que l’utilise Théodoret de Cyr dans son dialogue de l’Éraniste, où les citations patristiques s’enchaînent par rafales sur des pages entières. Les conciles du VIe siècle sont remplis de citations patristiques dont certaines sont des contresens. Je ne connais que deux exemples où les Pères sont cités avec un souci d’exégèse:
- Athanase, dans sa Défense de Denys d’Alexandrie. Certaines de ses citations contre les modalistes, insistant sur la distinction entre le Père et le Fils, étaient récupérées par les ariens. Athanase défend la mémoire de son prédécesseur en remettant les paroles de Denys dans le contexte, et apportant d’autres citations qui rééquilibrent la vision partielle des ariens.
- Rufin, dans sa défense d’Origène : contre les calomnies de Jérôme, Rufin défend la réputation et l’honneur d’Origène qu’il vient de traduire en latin, en prouvant qu’il est un bon théologien édifiant.
Le souci de citer les Pères dans leur contexte, avec leur juste insertion historique est très moderne, et se trouve être un héritage des débats apologétiques entre protestants et catholiques romains. Avant cela, il est extraordinairement rare de trouver des citations patristiques sans intention apologétique et donc partisane.
Voilà pour la réponse longue. La réponse courte à l’accusation romaine est la suivante : en citant les Pères de façon lapidaire, nous sommes fiers de poursuivre la noble tradition initiée par nos pères.
Du juste usage des florilèges
Cela ne signifie pas que faire des citations à contresens soit une bonne façon d’honorer le neuvième commandement, et encore moins une bonne tactique apologétique. Il y a un bon et un mauvais usage des citations lapidaires, mais cette distinction est couramment floutée par les apologètes romains, pour qui le bon usage, c’est en faveur de Rome, et l’abus, c’est quand on cite un Père contre Rome.
La distinction entre bon usage et abus des citations lapidaires est la suivante : plus on se rapproche d’un contexte académique, et moins il est convenable de citer sans le contexte. Le contresens n’est jamais convenable.
Autre formulation : il faut distinguer la citation hors contexte et la citation à contre sens : la première peut être faite, selon les circonstances ; la seconde n’est jamais convenable.
Ainsi, je considère que les réseaux sociaux sont un bon contexte pour les citations lapidaires ; l’attention de l’auditeur y est extrêmement courte, l’apologétique doit y être incisive et marquante, et les débats ne peuvent pas raisonnablement dépasser la longueur d’un paragraphe.
Dans le cadre d’un article sur un site comme celui-ci, on ne peut pas citer de Pères sans mettre au moins quelques lignes de contexte, et faire plus attention au risque de contresens. Il ne suffira pas ici que le Père semble valider une orientation apologétique générale. Il faudra aussi s’assurer qu’il réponde réellement à l’argument concret et qu’il soit correctement inséré dans notre argumentation. C’est une chose de jeter une citation à la volée, c’en est une autre de l’insérer correctement dans un discours.
Si je devais faire un article académique, il y a de fortes chances que j’utiliserais peu ou pas les sources patristiques, à moins qu’elles ne soient particulièrement pertinentes. En effet, la distance temporelle avec les Pères fait que, même lorsqu’ils apportent des réponses semblables aux nôtres, c’est pour répondre à des questions complètement différentes des nôtres, et il faut être assez fin pour correctement les comprendre. Par exemple, les arminiens citent parfois Origène pour montrer qu’il défend une définition du libre-arbitre assez libertarienne. Or, dans ces livres, Origène défend le libre-arbitre contre les astrologues qui s’imaginaient que les hommes étaient les marionettes des étoiles ! Face à de tels adversaires, même un calviniste est frère du pélagien. Insérer cette citation d’Origène dans un article de haute technicité serait ici fatal, parce qu’il montre que l’on ne prend pas assez soin de la cohérence et du bon usage de nos sources.
De manière générale, j’essaie d’éviter de citer de façon lapidaire des Pères que je n’ai pas lus dans le texte, afin d’être sûr que je ne cite pas à contre sens. Mais si je suis assez sûr de ma lecture, je cite volontiers hors contexte, car selon le lieu cela peut être adapté.
Exemple d’application
Voici un exemple de citation lapidaire que j’ai postée sur Facebook le 13 septembre dernier. Je n’ai aucun scrupule à l’avoir postée sur Facebook : dans ce contexte, ce qu’Épiphane dénonce est suffisamment proche de la pratique romaine pour être pertinent.
Si j’avais fait un article sur un site comme Par la foi, j’aurais cependant été obligé de préciser qu’Épiphane s’opposait non à une ancienne vénération romaine, mais à une secte chrétienne qui n’a pas eu de descendants, et que ce culte-là n’est pas à strictement parler le même que la dévotion mariale romaine du XIXe siècle.
Si j’étais dans un contexte académique, ces différences historiques m’interdiraient d’utiliser cette citation, car en ce lieu nulle analogie n’est permise, et le « suffisamment proche » n’est pas suffisant. Il faudrait d’abord une longue argumentation pour défendre cette proximité, et avoir défini en deux mille mots les semblances et différences de chaque culte marial.
Mais ce n’était pas dans un contexte académique, alors je suis content d’avoir jeté cette citation sans plus de contexte. En sens inverse, les apologètes romains sont champions du double standard : quand les protestants utilisent des citations patristiques, elles doivent être au standard académique avec 2 000 mots de mise en contexte ; quand ce sont eux, il n’y a même pas besoin qu’elles soient authentiques.
Que faire quand un père de l’Église ne valide pas ma position?
Il n’y a pas besoin d’accuser l’interlocuteur de faire son marché (cherry-picking) parmi les Pères, surtout si c’est sur les réseaux sociaux.
- Il faut laisser aux pères de l’Église le droit d’être leur propre catégorie. Ainsi que l’a dit un autre : les Pères sont catholiques sans être romains ; orthodoxes sans être orientaux ; évangéliques sans être protestants. Notre foi protestante est fondée sur l’Écriture et non sur les Pères, il n’y a donc pas besoin de les tordre pour les faire rentrer dans notre moule.
- Vérifiez l’authenticité de la citation : trop souvent, surtout dans des ouvrages qui datent du XIXe siècle, les apologètes falsifiaient les citations. Privilégiez des traductions récentes, qui ont ce souci d’authenticité. Maxime évoque ce sujet dans son article récent sur l’Immaculée Conception.
- De même, vérifiez aussi en ligne que cette citation existe bien dans le livre en question. Les citations lapidaires sans références bibliographiques peuvent être librement ignorées, puisqu’invérifiables.
- Enquêtez sur le contexte de cette citation, pour vous assurer qu’elle est droitement comprise. Ainsi que l’a dit Maxime dans une vidéo sur les Pères et la présence réelle : les pères de l’Église avaient un langage très réaliste sur la Cène parce qu’il n’y avait pas encore eu de débat sur la transsusbstantiation, et donc ne cherchaient pas à avoir des nuances particulières. Mais quand ils faisaient ces nuances, ils réaffirmaient la présence réelle du pain, et donnaient une ligne doctrinale assez proche de celles des réformés du XVIe et XVIIe siècle. Un même mot peut avoir un sens qui a beaucoup muté entre notre époque et la leur.
- Si vous n’avez pas le temps de faire cette enquête, voyez si d’autres sites, comme Par la foi, ont fait cette enquête. En anglais, il y a plus de ressources, comme Gavin Ortlund sur Youtube, TurretinFan et d’autres.
- Enfin, connaissez votre propre doctrine, vos propres traditions, et le soutien scripturaire de vos doctrines. C’est ce soutien-là qui compte, ultimement.
Illustration : Gerard Seghers, Les Quatre docteurs de l’Église d’Occident : saint Augustin (354-430), huile sur toile, 1re moitié du XVIIe siècle (Wimborne, Kingston Lacy Estate).
- Terme anglais signifiant que nous choisissons arbitrairement des citations des pères de l’Église au mépris de leur contexte.[↩]
En d’autres temps, cette accusation de mauvais usage des Pères dont vos interlocuteurs romains vous accablent aujourd’hui vous aurait mené tout droit aux galères ou au bûcher. Mais comme en définitive vous n’avez à souffrir que de critiques, ce qui est, convenons-en, quand même plus supportable, le méchant procès qu’ils vous font prend un tour moins tragique. On ne peut que s’en réjouir puisque cela nous permet d’apprécier la pertinente réponse que vous avez pu apporter à leurs critiques injustifiées.
L’ apprécient-ils aussi ?