Sola Scriptura avant Luther — Jean Wessel Gansfort (1419-1489)
18 mai 2024

Il est courant d’entendre de la part des apologètes catholiques romains que la conception protestante de l’autorité de l’Écriture — souvent résumée par le slogan Sola Scriptura — est une innovation qui ne serait apparue qu’avec les Réformateurs. Dans cet article, nous présentons un exemple d’auteur médiéval qui défendait une idée similaire.


Jean Wessel Gansfort était un théologien du XVe siècle, réputé pour sa grande érudition, ayant appris le grec de moines réfugiés de Grèce, et l’hébreu auprès de Juifs1. Parcourant diverses grandes universités de son temps, dont celle de Paris où il devint professeur, il accumula un savoir considérable et fut considéré comme le plus érudit de son temps2. Voulant en apprendre plus auprès des humanistes, il se rendit à Rome en 1470 et devint un proche ami de deux cardinaux, dont celui qui devint le pape Sixte VI.

Après sa mort, et après la Réforme en particulier, il tomba en défaveur auprès des catholiques romains pour son combat contre les indulgences et sa défense de la suprême autorité des Écritures, même au dessus du pape qu’il considérait faillible. Ses écrits furent mis à l’index à l’époque du concile de Trente.

Étonnamment, les historiens catholiques du XIXe siècle rechignaient à admettre la proximité entre ses idées et celles des réformateurs. Au début du siècle dernier, l’auteur de l’édition critique de ses œuvres remarquait : 

Il n’est peut-être pas étrange que les écrivains catholiques romains soient, dans l’ensemble, réticents à admettre qu’un homme aussi distingué que Wessel, ami intime du pape et d’autres personnes occupant une position ecclésiastique élevée, était un ancêtre spirituel des réformateurs et un défenseur des doctrines et des politiques que l’Église a condamnées à Trente et qu’elle condamne encore aujourd’hui. Les conclusions contraires auxquelles sont parvenus les spécialistes catholiques et protestants modernes quant à la classification correcte de Wessel montrent à quel point les préjugés partisans sont plus influents que la « méthode scientifique » tant vantée par les deux parties. Il est quelque peu déconcertant de comparer l’article sur Wessel de l’Encyclopédie catholique avec celui du Nouveau Schaff-Herzog, ou les conclusions de Denifle avec celles de Harnack. Cependant, les auteurs catholiques les plus modernes sont disposés à faire d’importantes concessions à leurs adversaires protestants, et il semble probable que l’affiliation spirituelle de Wessel aux réformateurs sera finalement reconnue par toutes les parties.

Miller Edward Waite, Wessel Gansfort, Life and Writings, volume 1, p. 130.

Cette prévision s’est avérée exacte et aujourd’hui le consensus académique donne raison aux historiens protestant du XIXe. Une étude fort intéressante sur la façon dont Martin Bucer a été inspiré par Wessel a d’ailleurs récemment été publiée3. Il est encore intéressant de noter que la première édition de ses principaux écrits n’a été préfacée par nul autre que Martin Luther en personne et que Érasme lui-même affirmait que Wessel avait enseigné tout ce que Luther enseignait, le faisant simplement de façon plus douce4.

Plusieurs extraits de sa Lettre à Hoeck sur les indulgences nous semblent particulièrement pertinents à reproduire pour nos lecteurs, en soulignant les phrases relatives à l’autorité de l’Écriture. 

Sur la façon dont les anciens Pères s’opposaient aux indulgences, contre les pontifes, en raison de l’autorité des Écritures

Vous admettez que pour des raisons très importantes vous abandonnez parfois les anciennes voies des Pères. Considérez-vous donc comme triviales et vaines les raisons pour lesquelles les Pères avant Albert et Thomas, comme ils en témoignent eux-mêmes par écrit, ont abandonné cette étrange doctrine des indulgences ? Ils déclaraient en effet qu’il ne s’agissait que d’une pieuse fraude et d’une tromperie sans mauvaise intention, par laquelle, à la suite d’une erreur due à la bonté, le peuple pouvait être attiré vers la piété. En ce temps-là, donc, tout le monde n’y croyait pas ; et comme les Pères qui étaient de cet avis cherchaient la vérité avec une sincère sollicitude, ils n’étaient pas hérétiques. D’ailleurs, leurs raisons ne me paraissent pas sans importance, puisqu’ils ont abandonné les opinions probables des pontifes, parce qu’ils se sont sentis obligés d’admettre l’autorité incontestable de l’Écriture. Permettez-moi de le dire plus clairement : Tant que le pape, une école ou un grand nombre d’hommes font des affirmations contraires à la vérité de l’Écriture, je dois toujours m’attacher en premier lieu à la vérité de l’Écriture ; et en second lieu, dans la mesure où il est peu probable que ces grands hommes se trompent, je dois rechercher avec le plus grand soin la vérité de part et d’autre ; mais toujours avec plus de respect pour le Canon sacré que pour les affirmations des hommes, quels qu’ils soient.

Il n’est pas nécessaire de mentionner les grandes erreurs sur les indulgences que la cour romaine a imprudemment tenues pour vraies et qu’elle a pernicieusement publiées, erreurs néfastes qui se répandraient encore aujourd’hui si la saine sévérité de quelques vrais théologiens ne s’y opposait pas. Vous êtes vous-même le témoin et la preuve de ces abus, que vous avez vus à Paris ou que vous avez vus à votre retour pratiqués et autorisés dans notre patrie. 

Wessel Gansfort, Lettre à Jacob Hoeck, chapitre I (nous soulignons).

La parole du Seigneur vaut mieux qu’une bulle papale

 Si quelqu’un demande quelque chose pour lui-même, et s’il le fait avec persévérance et piété, au nom de Jésus, par amour, sa prière sera efficace. Car elle est fondée sur la parole : Si vous demandez quelque chose au Père en mon nom, il vous le donnera. Si nous considérons l’autorité de ces paroles par rapport à l’octroi d’une bulle papale, ne devons-nous pas conclure qu’il vaut mieux dépendre de la Parole du Seigneur que d’une bulle papale ?

Wessel Gansfort, Lettre à Jacob Hoeck, chapitre IV (nous soulignons).

Comment on doit croire en l’Église

 Je crois que cette opinion est juste, car elle est confirmée par les déclarations générales de Jean dans ses écrits canoniques et par les paroles plus spécifiques de Jacques. J’admets donc qu’en ce qui concerne cette règle de foi, je dois m’en remettre à l’autorité de l’Église, avec laquelle — et non en laquelle — je crois. Je crois cependant en l’Esprit saint qui règle la règle de foi et parle par les apôtres et les prophètes. Je crois avec la sainte Église, je crois en accord avec la sainte Église, mais je ne crois pas en l’Église, car croire est un acte de latrie, un sacrifice de vertu théologale à offrir à Dieu seul.

Wessel Gansfort, Lettre à Jacob Hoeck, chapitre VII (nous soulignons).

Les indulgences sont une innovation tardive, absentes pendant 1 300 ans, et ne sont donc pas d’origine apostolique

L’Évangile ou les coutumes des apôtres ont-ils transmis quelque chose à ce sujet ? Quelque chose a-t-il été confirmé par une observance au cours des années depuis le temps des apôtres ou par une coutume continue ? L’homme très zélé mentionné plus haut, l’annaliste Antonin, qui était très favorable à l’opinion susmentionnée, a clairement admis qu’il n’avait pas encore découvert quand les indulgences ont commencé. Cependant, comme s’il fallait une autorité plus forte pour convaincre les légalistes et les canonistes, il affirme lui-même, bien que théologien, docteur et évêque, que Jean, associé à André, a laissé quelques écrits concernant les indulgences, que certains autres docteurs les mentionnent et que Boniface VIII, sur l’avis des cardinaux, les a pour la première fois formellement établies. Une autorité digne de ce nom, corroborée par la sainteté d’un si grand homme ! Ce fameux Boniface a fait trois grandes choses : il a persuadé Célestin d’abandonner l’apostolat ; il a affirmé que le pape était le seigneur de tous ; il a établi les indulgences. « Il est entré comme un renard, a régné comme un lion, est mort comme un chien. » Antonin dit aussi que Boniface était d’avis que les indulgences plénières dureraient de centenaire en centenaire ; qu’il n’assignait que trois églises à visiter, le Latran, Saint-Pierre et l’église Sainte-Marie-Majeure. Et cela s’est fait vers l’an 1300 de notre Seigneur. Cela étant, où pendant ces 1300 ans et pourquoi cette tradition apostolique s’est-elle assoupie, surtout si elle est si apostolique qu’elle devrait être considérée comme strictement acceptée dans la règle de foi ? Je ne pense pas que ce qui a été réglé par Boniface VIII ou Clément après lui, ou Grégoire, doive être considéré comme une règle de foi. Le vénérable Gerson en a dit assez sur ce point. Le très révérend Antonin admet ouvertement que les nombreuses bulles de Clément s’écartaient tellement de la règle de foi qu’il ne les croyait pas fondées. Pourtant, ces bulles sont encore conservées dans le trésor des privilèges de Vienne, de Limoges et de Poitiers.

Wessel Gansfort, Lettre à Jacob Hoeck, chapitre VII.

L’autorité du pape est inférieure à la raison théologique qu’est l’Écriture

Je ne suis pas peu horrifié par votre recommandation selon laquelle l’autorité du pape devrait avoir plus de poids que la raison. La faculté de théologie de Paris considérait-elle l’autorité du pape Clément comme ayant plus de poids que la raison – ou même comme ayant une valeur quelconque comparée à la raison – lorsqu’elle l’a réprimandé et corrigé pour sa témérité à donner des ordres aux anges, à répondre aux dons votifs et aux souhaits de ceux qui avaient pris la croix en leur accordant la libération de trois ou quatre âmes du purgatoire, et aussi à délivrer des indulgences qui remettaient la punition et la culpabilité ? On trouve pourtant aujourd’hui des bulles autorisant ces erreurs. Pourtant, vous me recommandez de considérer l’autorité du pape, dans ce genre d’affaires, non seulement comme un substitut à la raison, mais comme supérieure à elle ! Or, qu’est-ce que je dois considérer comme la raison en la matière ? N’est-ce pas les saintes Écritures ? Voulez-vous placer l’autorité du pape au-dessus des saintes Écritures ? La volonté du pape et l’autorité de l’Écriture n’ont pas été mises sur un pied d’égalité, car la volonté du pape doit être réglée en fonction de la vérité de l’Écriture, et non la vérité en fonction de la volonté du pape.

Wessel Gansfort, Lettre à Jacob Hoeck, chapitre VIII (nous soulignons).

Que sont les clés du royaume des cieux remises à Pierre ?

La clé, comme l’explique Augustin, est l’amour diffusé par l’Esprit saint dans le cœur des enfants du royaume. Le Seigneur Jésus, avant sa résurrection, a promis ces deux clés à Pierre en disant : Je te donnerai les clés du royaume des cieux ; tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux. De même, après la résurrection, il a remis ces clés, non pas à un seul, mais à tous les apôtres ensemble, en soufflant sur eux et en disant : Recevez l’Esprit Saint ; tous ceux à qui vous remettrez leurs péchés, ils leur seront remis ; tous ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus.

Wessel Gansfort, Lettre à Jacob Hoeck, chapitre VIII.

L’unité de l’Église ne provient pas de l’union avec le pape

Saint Paul et saint Jacques disent des choses diverses, mais non contraires. L’un et l’autre pensent que le juste vit de la foi, mais d’une foi qui opère par la charité. Celui qui, entendant l’Evangile, croit, désire, espère, se confie en la bonne nouvelle, et aime Celui qui le justifie et le béatifie, se donne alors entièrement à Celui qu’il aime, et ne s’attribue rien, puisqu’il sait que de son propre fond il n’a rien. La brebis doit distinguer les choses dont on la paît, et éviter un aliment corrompu, quand même il est offert par le pasteur lui-même. Le peuple doit suivre les pasteurs dans les pâturages ; mais quand ce n’est plus dans les pâturages qu’ils le conduisent, ils ne sont plus pasteurs ; et alors, puisqu’ils sont hors d’office, le troupeau n’est plus tenu à leur obéir. Nul n’agit plus efficacement pour la destruction de l’Eglise qu’un clergé corrompu. Tous les chrétiens, même les derniers, même les plus simples, sont tenus de résister à ceux qui détruisent l’Eglise. Il ne faut accomplir les préceptes des prélats et des docteurs que dans la mesure prescrite par saint Paul (1 Thess., v.21), à savoir en tant que, siégeant dans la chaire de Moïse, ils parlent selon Moïse. Nous sommes les serviteurs de Dieu et non du pape, selon ce qui est dit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu le serviras lui seul. Le Saint-Esprit s’est réservé de réchauffer, de vivifier, de conserver, d’augmenter l’unité de l’Eglise, et il ne l’a pas abandonnée au pontife de Rome, qui souvent ne s’en soucie nullement.

Wessel Gansfort, Farago Wesseli (nous soulignons).

Nous vous recommandons cette vidéo sur le même sujet :

  1. Heiko A. Oberman, « Discovery of Hebrew and Discrimination against the Jews. The Veritas Hebraica as Double-Edged Sword in Renaissance and Reformation », in Germania Illustrata, ed. Andrew C. Fix and Susan C. Karant-Nunn, Missouri, SCES 18, 1992, pp. 19–34.[]
  2. « Wessel, Johan », Encyclopædia Britannica, 11e éd., Cambridge University Press., t. 28, pp. 533–534.[]
  3. De Kroon Marjin, We Believe in God and in Christ. Not in the Church : The Influence of Wessel Gansfort on Martin Bucer, Princeton Theological Seminary Studies in Reformed Theology and History, 2009.[]
  4. Miller Edward Waite, Wessel Gansfort, life and writings, vol. 1, p. 129.[]

Maxime Georgel

Maxime est interne en médecine générale à Lille. Fondateur du site Parlafoi.fr, il se passionne pour la théologie systématique, l'histoire du dogme et la philosophie réaliste. Il affirme être marié à la meilleure épouse du monde. Ils vivent ensemble sur Lille avec leurs trois enfants, sont membres de l'Église de la Trinité (trinitelille.fr) et sont moniteurs de la méthode Billings.

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