Il a regardé la petitesse de sa servante — Jean Daillé
8 décembre 2023

Plusieurs prédicateurs réformés ont saisi l’occasion de la fête catholique romaine de la Conception de la Vierge Marie, le 8 décembre de chaque annéepour exposer leur opposition à la croyance en l’Immaculée Conception (qui ne deviendra un dogme que beaucoup plus tard, en 1854) et, plus largement, pour traiter de la personne de Marie et de l’honneur qui lui est dû. C’est généralement le texte de la Visitation (Luc 1) qui est prêché ; Jean Daillé en donne deux expositions en 1660 et 1661. Nous reproduisons ici le sermon de 1661, qui reprend le fil de l’exposition faite un an auparavant.

Texte modernisé.


Alors Marie dit : Mon âme magnifie le Seigneur, et mon esprit s’est égayé en Dieu mon Sauveur, car il a regardé la petitesse de sa servante. Voici, dorénavant tous âges me diront bienheureuse, car le Puissant m’a fait de grandes choses.

Luc 1,46-49.

Chers frères, peut-être vous souvenez-vous qu’il y a justement un an que la fête de la Conception de Marie, à laquelle nos adversaires ont consacré ce jour, nous donna occasion de vous parler de cette sainte et bénie Vierge, et de la visite dont elle honora sa cousine Élisabeth, mère de Jean-Baptiste, et de la réception qui lui fut faite1. Maintenant, puisque la Providence divine a encore fait rencontrer le même jour et la même solennité dans la semaine du service que nous vous devons2, j’ai estimé à propos pour le bien de votre édification de poursuivre le même sujet ; et après la salutation d’Élisabeth, que vous ouîtes alors, de méditer maintenant le divin cantique que la bienheureuse Marie, touchée et inspirée par l’Esprit de Dieu, prononça à cette occasion, et qui fut comme la réponse qu’elle fit à l’accueil et aux paroles de sa cousine. Car la conversation de ces deux personnes fut toute divine, toute formée et gouvernée par le Saint-Esprit, et vraiment digne tant des grâces miraculeuses que Dieu leur avait faites, que de ces sacrés registres des Écritures célestes où saint Luc l’a consignée dans le passage de son Évangile que nous venons de vous lire.

Nous n’apprenons point que les premiers ministres de Jésus-Christ aient donné à l’Église le portrait du visage de cette unique Vierge, les habits qu’elle portait, ou la chambre où elle logeait, ni qu’ils aient institué des fêtes à la mémoire de sa naissance, ou de sa mort, et bien moins à celle de sa Conception ou de quelque insigne accident de sa vie. En revanche, voyez qu’ils ont pris le soin de nous conserver les précieux enseignements de sa piété, de son humilité et de sa dévotion, les exemples de sa foi et de son obéissance, et les faveurs qu’elle reçut du ciel, c’est-à-dire les oracles que le Saint-Esprit prononça par sa bouche, dans ce cantique excellent qu’il lui inspira. Et cela nous montre clairement que le vrai et légitime honneur que nous devons à cette bienheureuse n’est pas de lui dédier des images et des figures, des chapelles et des temples, des fêtes et des solennités, ni de garder ou de baiser quelques pièces de sa robe ou de ses meubles, ni de visiter la prétendue maison où elle demeurait autrefois lorsqu’elle était sur la terre, ce qui sont les cultes et les devoirs que Rome lui rend maintenant, inventés par la volontaire superstition des hommes, inutiles à la piété chrétienne, très dangereux et dégénérant aisément en une dévotion charnelle, bâtarde et semblable à celle des païens. Mais cet honneur que nous lui devons est bien de lire et de considérer exactement ses propos et d’admirer ses exemples que les évangélistes de son Fils nous ont laissés et conservés, et d’en faire notre profit, en louant et imitant ses vertus, et en recevant et suivant fidèlement ses enseignements. Employons particulièrement à cela ces heures que nous adversaires perdent à exercer des services que Dieu ne leur a point ordonnés et que la sainte Vierge n’a jamais demandés ni désirés.

L’enseignement du Magnificat

Son cantique contient trois articles : le premier de ce qui regarde proprement et particulièrement la sainte Vierge ; le deuxième des grandes œuvres de la miséricorde et de la puissance de Dieu en général ; et le troisième de la grâce qu’il faisait à Israël, lui envoyant son Fils selon ses anciennes promesses. Car tout ce cantique peut à mon avis se réduire à ces trois points ; étant évident que la sainte Vierge nous y représente d’entrée sa joie et sa reconnaissance de la grâce et faveur miraculeuse que Dieu lui avait faite ; puis au verset 51 et dans les trois suivants, elle célèbre en général cette bonté, cette puissance et cette sagesse infinie de Dieu, qui paraissait si clairement en ce qu’il avait fait pour elle ; et en troisième lieu, dans les deux derniers versets, elle touche expressément la fin de toute cette grande merveille, qui était la délivrance et la consolation d’Israël, promise il y avait déjà tant de siècles aux patriarches de cette nation. La brièveté du temps destiné à ces actions3 ne nous permet de vous expliquer que la première de ces trois parties, pour l’exposition des paroles que vous avez ouïes. Dieu nous fasse la grâce de nous en acquitter à votre édification.

La réception qu’Élisabeth fit à la Vierge réveilla tous ces saints et doux sentiments dans son cœur. Car cette sainte femme ayant appris dans la lumière du Saint-Esprit, qui remplit son âme à cette entrevue, tout le mystère de la conception de Marie, ravie de voir sous son toit une si excellent et si heureuse personne, lui découvrit d’abord ce qu’elle en savait, s’étant écriée en l’embrassant, Tu es bénie entre les femmes, et béni est le fruit de ton ventre. Et d’où me vient que la mère de mon Seigneur vient vers moi ? Elle ne lui cacha pas même que l’enfant dont elle était enceinte s’était rendu compte de sa venue et en avait tressailli de joie dans son corps ; et elle finit sa salutation en la félicitant de la foi qu’elle avait ajoutée aux promesses de Dieu. Marie, de plus en plus confirmée dans l’assurance de son bonheur par ce divin et miraculeux compliment, reçoit avec beaucoup de contentement les témoignages de la connaissance que sa parente en avait ; et sans rien lui cacher des mouvements de son esprit, elle lui découvre aussi son humble sentiment de cette grande et admirable grâce de Dieu et la sainte joie qu’elle avait de se voir choisie par la bonté du Seigneur pour un si noble ministère, éclatant en remerciements, en louanges et en bénédictions, qu’elle présente dans ce cantique à l’auteur de sa félicité et de sa gloire.

Marie loue son Sauveur

Mon âme, dit-elle, magnifie le Seigneur, et mon esprit s’égaie en Dieu mon Sauveur. Vous voyez dans ces paroles l’air et les traces bien claires de l’esprit qui inspirait les anciens prophètes. Car David avait déjà employé des expressions toutes semblables sur un autre sujet : Mon âme, disait-il, se glorifiera au Seigneur. Magnifie le Seigneur avec moi, et réhaussons son nom tous ensemble4, et il excite souvent son âme et tout ce qu’elle a de force à magnifier le Seigneur et à se réjouir en lui. Mon âme, dit-il, bénis le Seigneur, et que tout ce qui est en moi bénisse le nom de sa sainteté5, et souvent ailleurs. C’est le ton d’une âme inondée de douceur et de joie (si j’ose ainsi dire) et qui goûte avec un plaisir ineffable les grandes et admirables faveurs de Dieu. J’avoue que l’on peut remarquer quelque différence entre ces deux mots, âme et esprit, à les considérer exactement ; mais il est pourtant vrai qu’ils se prennent souvent indifféremment pour cette partie maîtresse de notre être qui nous fait vivre, sentir et raisonner. J’estime donc que la sainte Vierge les emploie ici en ce sens, n’étant pas très vraisemblable que dans ce grand et extraordinaire mouvement où elle était alors, elle s’amusât à considérer subtilement la distinction de ces paroles. Et c’est le style des cantiques sacrés d’exprimer souvent dans une seule clause une même pensée en deux différentes façons, comme vous pouvez l’avoir remarqué dans une infinité de lieux du livre des Psaumes. Elle veut dire seulement que le sentiment de la bonté de Dieu avait pénétré toutes les parties ou facultés de son âme ; que son entendement était plein de cette pensée ; que cette douce image occupait toutes ses affections ; que son cœur ne respirait autre chose ; que tout ce qui était en elle bénissait et célébrait la majesté du Seigneur et triomphait de joie en l’admiration de ses dons. Car ce qu’elle dit, que son esprit s’égaye en Dieu, signifie encore qu’elle l’exalte et le magnifie, reconnaissant sa joie de lui seul, et imputant tout le sujet qu’elle en a au seul bénéfice et à la seule saveur de ce souverain Seigneur, et non à aucun mérite ni à aucune dignité qui fût en elle. C’est pourquoi elle l’appelle son Sauveur, confessant par ce mot qu’il l’a sauvée, c’est-à-dire qu’il l’a tirée par sa grâce de l’état de mort où elle était naturellement. Et cette humble mais véritable confession de la sainte Vierge casse et anéantit le faux honneur que lui donne la superstition d’avoir été sans péché non seulement actuel, mortel, ou véniel, mais même originel, à quoi tend proprement la fête qu’ils célèbrent aujourd’hui ; n’y ayant point d’apparence que ceux qui en ont été les premiers inventeurs l’eussent dédiée à une conception qu’ils eussent crue entachée de péché6.

L’Écriture s’oppose à l’Immaculée Conception

Cette erreur choque premièrement les témoignages exprès de la parole de Dieu, qui nous enseigne constamment que par un seul homme le péché est venu au monde, et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort est parvenue sur tous les hommes, en tant que tous ont péché7, que tout ce qui est né de chair est chair8; qu’il n’y a nulle différence, vu que tous ont péché et sont entièrement destitués de la gloire de Dieu, que tous, tant juifs que grecs, sont convaincus d’être sous le péché9, que Dieu a enclos tous les hommes sous la rébellion, de sorte qu’il fait miséricorde à tous, que l’Écriture a tout enclos sous le péché10, que par une seule offense d’Adam la coulpe est venue sur tous les hommes en condamnation11, qu’il n’y a nul juste, non pas un seul12, qu’il n’y a point d’homme qui ne pèche13, que nul vivant ne serait justifié devant Dieu, s’il entrait en jugement avec lui14, qui si nous disons que nous n’avons point péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n’est point en nous15. Ces sentences générales se rencontrent en cent endroits sans jamais excepter la bienheureuse mère du Seigneur.

L’Église s’oppose à l’Immaculée Conception

Secondement, cette erreur n’est pas seulement inouïe dans toute l’Église ancienne, mais elle est encore directement contraire à ce qu’elle a si hautement soutenu contre l’hérétique Pélage16, qu’il n’y a point de créature née d’un homme et d’une femme qui ne soit née avec le péché ; et qu’excepté le seul médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ homme, il ne fut, ni n’est ni ne sera jamais pas un homme qui n’ait quelque péché.

Marie elle-même s’oppose à l’Immaculée Conception

Enfin, cette erreur est de plus clairement démentie par cette même Vierge bienheureuse, en faveur de laquelle on l’a mise en avant. Nommant Dieu son Sauveur, elle reconnaît que d’elle-même elle était en péché, car il ne serait pas son Sauveur s’il ne l’avait sauvée ; et elle n’aurait pas été sauvée si elle n’eût été en état de perdition, et elle n’eût pas été en état de perdition si elle n’eût été entachée de quelque péché. Le salut qu’elle a reçu de Dieu montre la perdition où elle était d’elle-même ; et sa perdition originelle est un invincible argument de son péché originel. « Si vous m’honorez véritablement, nous dit-elle, croyez ma parole, et ajoutez foi à ce que je vous dis de moi-même. C’est m’outrager et non m’honorer de m’accuser de mensonge. Si j’avais été conçue sans péché, Dieu ne serait pas mon Sauveur, comme je m’en glorifie. Laissez-moi la vraie gloire qu’il m’a donnée d’être sauvée et rachetée et bienheureuse par sa grâce. Ne diminuez point l’honneur de sa grâce en voulant élever celui de ma conception. Il me suffit d’être maintenant juste, et sainte, et bienheureuse par le bénéfice de mon Sauveur. » Il importe à sa gloire de reconnaître non seulement ce que nous sommes, mais aussi ce que nous avons été ; le malheur d’où il nous a délivrés, aussi bien que le bonheur où il nous a élevés. Il ne serait pas notre sauveur s’il n’avait fait l’un et l’autre. C’est ainsi que la sainte Vierge, nommant Dieu son Sauveur, refuse le faux honneur de ceux qui, disant qu’elle a été conçue sans péché, nient par là même qu’elle ait été sauvée.

Ne diminuez point l’honneur de sa grâce en voulant élever celui de ma conception.

Dieu n’est pas le sauveur des anges

Je sais bien ce que l’erreur, qui ne se rend jamais, a accoutumé de répondre : que bien que Dieu n’ait pas guéri la sainte Vierge du péché, il l’en a pourtant préservée, ayant empêché par sa grâce qu’elle n’en fût entachée, comme l’ordre de sa conception et de sa naissance l’y soumettait. Mais c’est un songe de leur imagination qui n’a nul autre fondement que leur opiniâtreté. Car en quelle Écriture ont-ils trouvé que Dieu soit appelé le Sauveur de ceux qu’il n’a sauvés ni tirés d’aucun mal, mais les a seulement préservés de tomber dans un mal où ils fussent tombés s’il ne les en eût empêchés ? À ce compte, il est aussi le sauveur des anges, puisqu’il est évident que c’est par son bénéfice que ces Esprits célestes ont été préservés de la chute, dont leur nature les rendait aussi bien capables que les autres qui sont déchus de leur origine. Et néanmoins il est certain que l’Écriture, qui nomme souvent Dieu et son fils Jésus-Christ sauveur des hommes, ne l’appelle jamais sauveur des anges, parce que ce magnifique et glorieux nom de Sauveur signifie précisément dans l’Écriture celui qui nous tire du malheur où nous étions, et non simplement celui qui nous empêche d’y tomber. Et le mot de salut pareillement se prend toujours constamment dans l’Écriture pour la vie et le bonheur d’une créature rachetée du péché et de la misère, et jamais pour la vie et le bonheur d’une créature purement et absolument innocente.

Dieu ne sauve que des pécheurs

De là vient que le bonheur que promet la Loi est bien appelé vie et félicité ; mais jamais il n’est nommé salut, parce que la Loi présuppose une entière et parfaite innocence en la personne qu’elle couronne. Mais écoutez l’Ange, qui nous explique ce mot en parlant du fils de Dieu : Il sera, dit-il, appelé Jésus (c’est-à-dire Sauveur) parce qu’il sauvera son peuple de ses péchés17. Et le Seigneur nous dit lui-même qu’il est venu pour sauver ce qui avait péri18, non pour empêcher la ruine de ce qui pouvait périr, mais pour sauver ce qui était péri en effet. Et ailleurs il proteste qu’il est venu pour guérir les malades ; et non simplement pour nous empêcher de l’être ; pour appeler les pécheurs19, et non les justes. Et les apôtres crient que, quand leur maître est mort pour nous, un juste est mort pour les injustes20, un innocent pour des coupables, un saint pour des criminels, le fils de la dilection pour les enfants de colère, pour des gens qui étaient en ce temps-là impies, pécheurs, et ennemis de Dieu21. Et cette vérité est si ferme et si évidente dans la doctrine chrétienne que saint Paul l’emploie pour un principe de raisonnement, concluant que tous sont morts de ce que Jésus-Christ est mort pour tous22. Ainsi donc, puisque Dieu est le sauveur de la Vierge Marie comme elle nous l’enseigne ici, puisque son fils Jésus-Christ est mort pour elle, comme l’avouent tous nos adversaires, il faut aussi reconnaître de nécessité qu’avant que de recevoir de la grâce de Dieu par le mérite de son Fils la justice et la gloire dont elle est maintenant couronnée, elle était originellement et d’elle-même dans la mort et dans le péché qui a introduit la mort au monde.

Marie avoue sa petitesse

Mais je reviens au cantique de Marie. Après nous avoir protesté de sa joie en Dieu son Sauveur, et de la gloire et de la louange qu’elle lui rend de toutes les affections de son âme, elle ajoute ensuite la raison de ces justes sentiments de son cœur ; car, dit-elle, il a regardé la petitesse de sa servante. L’interprète latin23 a traduit humilité24; usant d’un mot qui est ambigu dans l’usage des latins, où il se prend quelques fois pour dire bassesse et petitesse, mais souvent aussi, surtout chez les écrivains chrétiens, pour la vertu opposée à l’orgueil, que nous appelons proprement humilité en notre langue vulgaire ; ce mot ne se prenant jamais autrement en français par ceux qui le parlent bien et correctement. L’ambiguité du mot latin a fait broncher plusieurs des interprètes, et notamment divers moines de la communion romaine, qui ont pris ces paroles comme si la sainte Vierge avait voulu dire que Dieu a eu égard à son humilité, la choisissant pour être la mère de son Fils, non de sa pure grâce et bonté, mais à cause de l’extrême et parfaite modestie dont elle était douée.

La question n’est pas de savoir si cette bienheureuse Vierge était humble et modeste. Nous en sommes tous d’accord, et cette perfection paraît assez, et dans toutes ses actions dont il nous reste quelque mémoire, et dans ce cantique particulièrement, où vous voyez partout de très naïfs et de très exquis sentiments d’une profonde humilité. Mais le point dont il s’agit est de savoir si dans ces paroles, elle entend la bassesse de sa condition ou l’humilité de son esprit ? Nous soutenons le premier contre tous ceux qui se sont attachés au second.

Premièrement, la parole employée par saint Luc plaide pour nous, car elle ne signifie jamais, ni dans l’original du Nouveau Testament, ni dans l’ancienne version grecque de l’Ancien, autre chose que bassesse et petitesse ou abaissement, et quelquefois affliction et misère ; ce qui est (comme chacun sait) une espèce de bassesse, comme quand saint Paul emploie ce mot pour exprimer la condition basse et infirme de notre corps tel qu’il est maintenant, disant que Jésus-Christ transformera le corps de notre bassesse (car il y a ainsi mot pour mot dans l’original), c’est-à-dire notre corps vil et infirme, afin qu’il soit rendu conforme à son corps glorieux25; et quand saint Jacques veut que le riche se glorifie en sa bassesse26, c’est-à-dire non en ce qu’il y a de grand et de relevé, mais en ce qu’il y a de bas et d’infirme dans sa condition ; et quand saint Luc rapporte du livre d’Ésaïe, que le jugement du Christ sera levé dans son abaissement27, où il est clair, que par son abaissement il entend son anéantissement. Ce sont tous les passages du Nouveau Testament où se rencontre le mot employé par la Vierge en ce lieu ; signe évident qu’il faut donc aussi l’y prendre pour dire bassesse, et petitesse ; et non pour la vertu de l’humilité qui n’est jamais signifiée par ce mot dans ces sacrés livres, mais toujours constamment par un autre qui en est composé, et signifie proprement un esprit, et un sentiment humble, comme ceux qui savent la langue peuvent aisément le vérifier. Ce mot se prend pareillement dans l’ancienne version grecque de la Septante dont les auteurs du Nouveau Testament suivent le style, le phrasé et les paroles28. Comme quand Léa dit que le Seigneur a regardé son abaissement, ou son affliction29 ; et Jacob pareillement : Dieu, dit-il, a regardé mon affliction30; et dans le deuxième livre des Rois, que Dieu vit l’affliction d’Israël31; et dans les Psaumes : Regarde mon affliction, dit le Prophète, et mon travail, et pardonne-moi tous mes péchés32. Et sainte Anne, du cantique, et de la prière de laquelle la sainte Vierge a tiré une bonne partie des pensées et des paroles qu’elle a ici employées : Si tu regardes, dit-elle, à l’affliction ou à la bassesse de ta servante, et si tu as souvenance de moi, et n’oublies point ta servante, je te donnerai mon Fils pour tous les jours qu’il vivra33. Ainsi, puisque ce mot se prend toujours dans l’Écriture pour dire bassesse et affliction, il est indubitable qu’il faut donc aussi le comprendre de la même manière en ce lieu.

L’humilité ne se proclame pas

La chose même ne le requiert pas moins que le mot. Car, comme dit fort bien un jésuite34 écrivant sur ce passage, plus il y avait d’humilité en Marie, tant moins y a-t-il d’apparence qu’elle en ait parlé en ce lieu, n’étant pas à vrai dire le trait d’une sincère et naïve humilité de se vanter d’être humble. Montrer son humilité, c’est la perdre ; et celui qui en fait parade découvre qu’il n’est pas véritablement humble. Le dessein de cette sainte Vierge n’est pas de prouver qu’elle ait acquis par son mérite cet honneur incomparable d’être la mère de son Rédempteur, mais plutôt de protester qu’elle n’avait rien en elle qui l’en rendît digne. À cela, ce jésuite ajoute encore une autre considération, tirée de ce que Marie oppose ici sa petitesse à la grandeur de Dieu ; ce qu’elle dit maintenant : Il a regardé ma petitesse, à ce qu’elle disait naguère : Mon âme magnifie le Seigneur. D’où il conclut que, comme par la grandeur qu’elle donnait à Dieu, elle entendait qu’il est non dédaigneux et superbe, mais hautement élevé dans le suprême degré de la majesté et de la gloire, de même aussi au contraire, par cet abaissement qu’elle s’attribue, elle signifie non la vertu de sa modestie et de son humilité, mais la bassesse et la petitesse de sa condition.

Montrer son humilité, c’est la perdre.

Ces raisons, et d’autres semblables, ont rangé à la vérité de notre exposition non seulement ce jésuite, qui d’ailleurs est le plus passionné et le plus sanglant ennemi que nous ayons, mais d’autres docteurs encore, célèbres en la communion romaine ; les contraignant de confesser que le sens des paroles de la sainte Vierge est que Dieu a regardé à sa bassesse ou à sa petitesse, comme l’ont traduit nos bibles. Elle entend que sa bassesse n’a point empêché que ce souverain Seigneur ne daignât tourner les yeux de sa grâce sur elle pour lui faire le plus grand honneur que puisse recevoir une créature. « C’est lui, dit-elle, qui a daigné me regarder. Ce n’est pas moi qui ai mérité ses regards. Il s’est abaissé vers moi, je ne me suis pas élevée à lui. Sa bonté m’a prévenue. Je ne l’ai pas recherchée. » Et dans ces paroles reluit clairement la parfaite humilité de cette sainte personne, car elle reconnaît franchement qu’il n’y a rien en elle qui réponde en aucune sorte à l’excellence de la faveur divine. Bien qu’elle fût issue d’un sang très noble, et sortie d’une maison royale, chacun sait que la splendeur de sa famille ayant été tout effacée et détruite par le temps et par les accidents ordinaires en ce monde, il ne lui restait plus ni dignité ni richesses, mais seulement un triste et importun souvenir de ce que ses ancêtres avaient été autrefois. Et quant à sa personne, son mariage avec un pauvre charpentier, qui gangiat sa vie au travail de ses mains, montre assez à quelle nécessité elle était réduite. Étant d’une telle condition, vous pouvez juger quel état en faisait le monde, qui n’estime que l’opulence et les grandeurs. Mais si le monde la méprise et ne la tient que pour une pauvre fille, elle n’en a pas elle-même une meilleure opinion, se prisant encore moins qu’elle n’était prisée des autres. La mémoire ce haut sang, d’où elle était descendue, ne lui enfle point le cœur, ni ne lui fait méconnaître aucune partie de la petite condition où elle se voyait réduite. Et quant à la piété dont elle était douée, outre qu’elle ne la satisfaisait pas elle-même, les plus saints trouvant le plus à redire dans leur vertu, et couvrant leurs visages devant la majesté divine comme les séraphins d’Ésaïe35; outre qu’elle savait encore que toute sa sanctification n’était qu’un don et un ouvrage de la grâce de ce souverain Seigneur, et que ce sentiment lui faisait dire sans doute après toute l’obéissance qu’elle lui avait rendue : Je suis une servante inutile, qui n’ai rien fait que je ne fusse tenue de faire36; outre tout cela, dis-je, son extrême charité lui persuadant qu’il y avait en Israël beaucoup de personnes de son sexe plus considérables qu’elle, même à cet égard, elle ne voyait rien pour tout en elle-même, qui pût avoir convié le Seigneur à lui faire un si grand honneur, en la préférant à tant d’autres. C’est pourquoi elle donne toute la gloire de ce choix à la seule grâce et au seul bon plaisir de son Dieu, reconnaissant qu’il n’a trouvé en elle que de la bassesse et de la petitesse, et que tout ce qu’Élisabeth y a vu et admiré de bonheur et de gloire est un présent de la pure libéralité du ciel, qui lui donne à la vérité un grand sujet de se réjouir, mais en Dieu, comme elle disait naguère, et non en soi-même.

Marie célèbre la grâce qu’elle a reçue

Après avoir fait cette humble confession de son indignité, elle reconnaît et célèbre ensuite la grandeur de la grâce qu’elle avait reçue, et avouant ce qu’Élisabeth avait dit de son bonheur, elle enchérit encore par-dessus en ajoutant ces mots : Voici, certes tous âges me diront bienheureuse. « Je reçois volontiers, dit-elle, le témoignage que tu as rendu de mon bonheur, et j’avoue qu’il augmente et confirme ma joie. Mais bien que ce soit déjà beaucoup de me voir bénir et louer par la bouche d’une femme si vertueuse, je prévois que l’honneur de la grande faveur que Dieu m’a faite n’en demeurera pas là. Il s’étendra jusqu’à la postérité, voire jusqu’à l’éternité. Tous les siècles qui couleront ci-après approuveront ce qu’Élisabeth vient de me dire, et ayant ses sentiments m’estimeront bienheureuse ; et non contents de le penser, ils en témoigneront hautement en exaltant ma félicité. » Elle en ajoute la raison : Car le puissant, dit-elle, m’a fait choses grandes. Entre les autres noms que l’Écriture donne à Dieu, elle se sert quelquefois de celui de Puissant ; comme dans le Psaume 24 : C’est l’Éternel, le Fort, le Puissant ; l’Éternel puissant en bataille37. La sainte Vierge a ici particulièrement employé ce nom, parce que l’honneur que Dieu lui avait fait, et à raison duquel tous âges devaient la dire bienheureuse, était un chef-d’œuvre de sa puissance infinie. C’est ce qu’elle entend par ces choses grandes, qu’elle dit que le Puissant lui a faites. Elle s’est servie d’un mot familier à l’Écriture, quand elle parle des plus hautes et des plus magnifiques œuvres de Dieu, où la grandeur de sa puissance et de sa sagesse et de sa bonté reluit d’une façon extraordinaire ; et ce mot-là signifie proprement non simplement des choses grandes38, mais des grandeurs et des magnificences ; pour nous montrer que ce que le Saint-Esprit nomme ainsi est si plein de gloire et de grandeur, qu’il semble que ce soit la grandeur et la magnificence même. David a usé de ce mot dans un cantique d’action de grâces où il célèbre les merveilles de la bonté de Dieu dans l’alliance, qu’il avait daigné traiter avec lui et avec sa maison : Ô Éternel, dit-il, pour l’amour de ton serviteur tu as fait selon ton cœur toute cette grandeur ici pour faire connaître toutes ces grandeurs39. Et saint Luc parlant des mystères de Jésus-Christ notre Seigneur, dont toutes les magnificences du règne de David n’étaient que les figures et les ombres, emploie le même mot, disant que les saints apôtres ayant reçu le Saint-Esprit le jour de la Pentecôte parlaient en diverses langues les grandeurs, ou comme notre Bible l’a traduit, les choses magnifiques de Dieu40. Marie fille de David, suivant le style de son Père, a donc aussi usé du même terme, disant que Dieu lui a fait des grandeurs ou des magnificences ; pour exprimer combien est haut, glorieux et élevé au-dessus de la nature cet honneur admirable, et du tout singulier, qu’elle avait reçu de Dieu. Et certes elle a bien raison d’en parler ainsi. Car que saurait-on s’imaginer de plus grand, de plus rare et de plus ravissant que ce chef-d’œuvre de la grâce divine envers elle ?

Marie vierge et mère

Premièrement vous y voyez conjointes ensemble par un miracle de la puissance de Dieu deux choses incompatibles en toute la nature, à savoir la virginité et la fécondité. Une même femme y est tout ensemble et vierge et mère. Dieu avait quelquefois consolé des femmes stériles ou âgées, leur donnant des enfants contre les apparences naturelles des choses ; et alors même il en fit voir un exemple à Marie en sa cousine Élisabeth. Mais jamais on n’avait vu ni ouï depuis le commencement du monde, et jamais il ne se verra à l’avenir, qu’une Vierge devienne enceinte, et que la fleur de son corps demeurant entière et sans atteinte, elle ne laisse pas de porter et de mûrir un fruit. Cet avantage n’appartient qu’à Marie. Le Tout-Puissant ne l’a jamais donné qu’à elle. Il avait autrefois dans la première origine du vieux monde formé le premier Adam de terre ; et cela n’est pas étrange, car puisqu’il n’y avait encore ni homme ni femme au monde, il fallait bien de nécessité que le Créateur tirât le père du genre humain de quelque autre matière que d’une chair humaine, et d’une façon autre que la naturelle. Mais depuis que les lois de notre génération eurent une fois été établies, et que le monde eut été mis dans cet ordre de sa subsistence et conservation où il entra le septième jour, l’œuvre de la première Création étant une fois achevée, Dieu n’avait plus rien fait de semblable. Il n’a depuis ce temps-là changé cette commune et universelle loi de notre génération que dans le seul enfantement de Marie. Il avait encore au commencement tiré Ève de la côte de son Adam ; mais pour la même raison, que nous avons touchée, parce que n’y ayant point encore de femme au monde, il fallait nécessairement que celle qui devait être la première et la mère de toutes les autres vînt au monde sans mère ; et cela présupposé, il n’y a point de quoi s’étonner que Dieu l’ait voulu former de la chair de celui à qui elle devait servir d’aide, et avec lequel elle devait être une même chair, plutôt que d’aucune autre matière. Au lieu que nulle de ces considérations n’adoucit ni ne diminue la merveille de la conception de Marie. Le monde roulait sous ses lois, et jouissait de son ordre il y a déjà près de quatre mille ans, quand Dieu, laissant les voies ordinaires de la nature, forma un homme de la chair d’une Vierge. Joint qu’Adam ne fut pas à vrai dire le père d’Ève, ni la terre n’avait non plus été à proprement parler la mère d’Adam. Adam fournit seulement la matière d’où Ève fut formée, et la terre celle d’où Adam fut créé. La main de Dieu fit tout le reste immédiatement sans l’entremise d’aucune cause seconde. Mais Jésus a tellement été formé de la chair de Marie qu’elle est véritablement et proprement sa mère, l’ayant conçu et porté neuf mois dans son très pur et très chaste sein, et lui ayant rendu et en ce temps-là et depuis qu’elle l’eut mis au monde, tous les offices d’une vraie mère.

Marie mère de Dieu

Quand donc il n’y aurait autre chose que cela, qu’elle a été mère sans cesser d’être vierge, dès là vous voyez que c’est un miracle qui n’a jamais rien eu de semblable ni d’égal dans toutes les autres œuvres de Dieu. Mais que sera-ce si vous considérez maintenant la qualité de l’enfant dont cette bienheureuse Vierge a été la mère ? C’est ici où il faut que toutes les femmes, voire toutes les créatures cèdent à l’honneur de Marie. Car celui qu’elle a éclos du sein de sa féconde virginité, n’est pas simplement un homme, un roi, un prophète, un sacrificateur, un législateur, ou quelque autre personne d’une qualité relevée entre les hommes ; mais c’est le roi des rois, le maître souverain des sacrificateurs et des prophètes, le rédempteur et le médiateur du genre humain, le fils éternel de Dieu, le vrai Dieu, créateur de l’univers, béni aux siècles des siècles. Ainsi le Tout-Puissant n’a pas simplement fait l’honneur à Marie d’être vierge et mère tout ensemble, ce qui est déjà un grand miracle ; mais (ce qui est infiniment davantage) il a voulu qu’elle fût mère de Dieu ; cet enfant qu’elle a porté, et qu’elle a mis au monde, étant tellement son enfant, qu’il est aussi l’Unique du Père ; c’est-à-dire qu’il est tellement homme qu’il est aussi vrai Dieu tout ensemble en une seule et même personne. Le chaste corps de Marie a été le saint et glorieux tabernacle, où ce grand-chef d’œuvre de la bonté, puissance, et sagesse de Dieu, a été fait et consommé, où la divinité a épousé la nature humaine, où l’éternité s’est alliée avec le temps, et la puissance avec l’infirmité, et la vie avec la mort ; où le ciel a baisé la terre ; où la Parole a été faite chair ; où Dieu s’est uni personnellement avec l’homme. Ô Vierge vraiment heureuse, que le Souverain a choisie pour un si admirable ministère ! où il a posé le pavillon de sa gloire ! et d’où il a fait sortir son grand et unique Soleil de justice ! et où il a déployé toutes les merveilles de sa puissance et de sa sagesse !

Toutes les créatures cèdent à l’honneur de Marie.

Marie conçoit Dieu en son cœur

Que dirai-je maintenant de cette autre sorte de grandeurs que Dieu fit dans l’âme de cette sainte fille par la vertu de son Esprit ? Quand il rangea son cœur à une foi prompte, pour embrasser sans doute ni hésitation la parole, qui lui fut annoncée par l’Ange, quelque haute et difficile qu’elle fût au-dessus des sens humains ? Quand il la rendit si souple et si obéissante à son commandement ? Quand il conserva en elle une profonde humilité avec une gloire souveraine ? et gouverna tellement son esprit que le plus haut de tous les honneurs ne la rendit aucunement plus fière ? Son humilité demeura entière après sa gloire, aussi bien que sa virginité après sa conception ; et l’honneur où elle se vit n’altéra pas plus sa modestie que son accouchement sa virginité41.

Si elle reçut le fils de Dieu en son corps, elle le conçut aussi en son cœur. Il se forma tout entier avec son humilité, sa débonnaireté et sa charité en son âme, non moins qu’en sa chair. Certainement c’est donc à bon droit qu’elle reconnaît ici que le Puissant lui a fait des choses grandes, étant clair qu’entre toutes les œuvres de la puissance de Dieu, il ne s’en trouve point de plus magnifiques ni de plus divines que celles qu’il fit en elle. Et c’est proprement en ces choses que consiste son bonheur, que tous les âges doivent reconnaître et publier. Tous âges, dit-elle, me diront bienheureuse, parce que le Puissant m’a fait de grandes choses.

Marie prophétise le destin de son Fils

Là, vous voyez premièrement une marque tout évidente de l’esprit de Dieu : c’est qu’elle prédit clairement une chose dont la vérité était encore alors tellement cachée qu’il n’y a point d’entendement d’homme qui la pût reconnaître. Car qui eût pu alors s’imaginer que le nom d’une pauvre fille mariée à un charpentier eût dû être célébré dans le monde ? que sa louange, et l’opinion et l’admiration de son bonheur eût dû traverser tous les siècles et se perpétuer jusqu’aux derniers âges ? Et néanmoins elle le prédit nettement et sans aucune ambiguïté ; et la chose n’a pas manqué d’arriver précisément comme elle l’avait prophétisée. Et puisqu’elle n’est pas possible que sa louange subsiste ailleurs que dans le règne de son Fils, il faut avouer de nécessité qu’en la prédisant, elle a prophétisé par là même que le règne et l’évangile de son Fils durerait d’âge en âge, et se maintiendrait dans le monde malgré toutes les oppositions de l’enfer et de la terre. Et cela, comme vous savez, a aussi eu jusqu’ici et aura encore ci-après son accomplissement. C’était donc sans point de doute l’esprit de Dieu qui inspirait à la sainte Vierge ces choses, qui ne sont arrivées que tant de siècles depuis ; et je défie les impies de trouver aucune autre cause d’où elle ait pu les apprendre.

Marie énonce l’honneur qui lui revient

Ensuite, il faut remarquer en ces paroles qu’elle borne l’honneur que lui rendront les âges à venir dans la reconnaissance de son bonheur ; les conséquences raisonnables en sont l’admiration, le respect, la louange et l’imitation de la personne heureuse, et la bénédiction et le service de Dieu, l’auteur de son bonheur. Elle dit : tous âges me diront bienheureuse ; elle ne dit pas : « Tous âges m’adoreront ou m’invoqueront », comme l’on raconte qu’un des moines que Rome a canonisés42 dit qu’il serait un jour adoré par tout le monde. S’il y en a donc qui étendent l’honneur qu’ils rendent à la Vierge au-delà de ces légitimes bornes, comme font nos adversaires, qui l’invoquent assidûment, qui lui rendent un service religieux, qu’ils appellent hyperdulie, d’un nom aussi nouveau entre les chrétiens que la chose qu’il signifie est étrange, et qui ne feignent point enfin de drie et de soutenir par la plume de leurs plus célèbres docteurs qu’il faut l’adorer, et que c’est un point de foi, il est évident qu’ils outrepassent l’intention et la prédiction de cette bienheureuse. Et puisqu’un honneur excessif offense les saints, dont le zèle ne peut souffrir qu’on leur attribue aucune partie de la gloire qui n’appartient qu’à leur maître, comme il est clair par l’exemple de Paul et de Barnabas, qui déchirèrent leurs habits, voyant que les Lycaoniens leur offraient des services divins43, et de Pierre qui reprit avec émotion Corneille qui voulait l’adorer44, et de l’ange qui rejeta pareillement l’adoration que saint Jean lui présentait45, il ne faut pas douter que la sainte mère du Seigneur ne sache très mauvais gré à ceux qui la traitent de la même manière, et qu’elle ne tienne leurs cultes et leurs dévotions pour autant d’offenses et d’outrages, et non pour des honneurs, comme ils les appellent.

Marie rend à Dieu toute gloire

Enfin, vous devez aussi soigneusement remarquer la raison où elle entend que nous fondions l’honorable estime que nous avons de sa personne et de son bonheur : Tous âges me diront bienheureuse, parce que, dit-elle, Dieu m’a fait de grandes choses. Elle ne fait entrer en sa félicité que ce qui lui a été donné de Dieu. D’où paraît que ces titres inouïs dans la parole divine que la superstition des hommes lui a donnés, l’appelant la reine des cieux, l’étoile de la mer, la médiatrice du genre humain, la mère de miséricorde, et d’infinis autres, jusqu’à lui attribuer le droit de commander à son fils, ne font nulle partie de son honneur légitime. Car en quelle Écriture trouve-t-on que ces choses soient du nombre des grandeurs que le Puissant lui a faites ? Demeurons religieusement dans ces bornes qu’elle nous prescrit elle-même, rendant à Dieu ce qui est à Dieu, et à la bienheureuse Marie ce qui lui appartient par l’ordre et par la grâce de Dieu. Je sais bien que nos adversaires nous déchirent sur ce sujet et nous imputent des monstres afin de nous rendre odieux. Et un de leurs plus célèbres jésuites écrivant sur ce passage n’a point eu de honte à nous ranger outrageusement avec les païens et les juifs, et de dire avec une fausseté et une impudence épouvantables qu’entre tous les hérétiques, ceux de notre religion particulièrement « injurient la sainte Vierge au lieu de la louer34. » Laissons ce calomniateur et ses semblables au jugement de Dieu. La patience et la douceur envers ceux qui nous outragent fait partie de l’honneur que nous devons à la bienheureuse Marie, qui a été douée de cette excellente vertu à un très haut degré. Imitons-la donc aussi en ce point, et célébrons tellement son bonheur que nous suivions sa piété, reconnaissants comme elle de la seule grâce de Dieu tout ce que nous avons de bien, possédant les présents de ce souverain Seigneur avec joie, mais sans orgueil ; afin qu’après l’avoir servi avec toute humilité, douceur, honnêteté et pureté, nous ayons un jour part au bonheur de ce glorieux et éternel royaume où il a élevé la sainte et bienheurese Vierge après les merveilles de grâce dont il la couronna ici-bas.

Amen.


Illustration : Anonyme, La Visitation, retable, seconde moitié du XVe siècle, collégiale Sainte-Marie, Xàtiva (Valence).

  1. La conclusion de cette prédication peut être lue sur notre site ici.[]
  2. Le 8 décembre n’était un dimanche ni en 1660 ni en 1661. Plusieurs pasteurs assuraient tour à tour la prédication en semaine à Charenton.[]
  3. Actions : prédications.[]
  4. Psaume 34,4.[]
  5. Psaume 103,1 ; 104,1 ; 35,4.[]
  6. Comme le montre cet article, l’apparition au Moyen Âge d’une fête de la Conception de la Vierge précède la croyance en l’Immaculée Conception.[]
  7. Romains 5,12.[]
  8. Jean 3,6.[]
  9. Romains 3,22-23.[]
  10. Galates 3,22.[]
  11. Romains 5,18.[]
  12. Romains 3,10.[]
  13. 1 Rois 8,46.[]
  14. Psaume 143,2.[]
  15. 1 Jean 1,10.[]
  16. Dans les œuvres d’Augustin ou de Fulgence, par exemple. Sur ce sujet, cf. notre article sur l’Immaculée Conception.[]
  17. Matthieu 1,21.[]
  18. Matthieu 18,11.[]
  19. Marc 2,17.[]
  20. 1 Pierre 3,18 ; Galates 3,13.[]
  21. Cf. Romains 5, 6, 7 ,10.[]
  22. 2 Corinthiens 5,14.[]
  23. Jérôme de Stridon, traducteur de la Vulgate.[]
  24. Le grec a ταπείνωσις.[]
  25. Philippiens 3,21.[]
  26. Jacques 1,10.[]
  27. Actes 8,33.[]
  28. Ταπεινοφροσύνη, cf. Actes 20,19 ; Éphésiens 4,2 ; Philippiens 2,8 ; 1 Pierre 5,5.[]
  29. Genèse 29,32.[]
  30. Genèse 31,42.[]
  31. 2 Rois 14, 26.[]
  32. Psaume 25,18.[]
  33. 1 Samuel 1,11.[]
  34. Jean Maldonat (Juan Maldonado), 1533-1583.[][]
  35. Ésaïe 6,2.[]
  36. Cf. Luc 17,10.[]
  37. Psaume 24,8.[]
  38. Μεγαλεῖα.[]
  39. 1 Chroniques 17,19.[]
  40. Actes 2,11.[]
  41. Jean Daillé se fait ici, comme d’autres réformés, le défenseur de la virginité in partu de Marie.[]
  42. François d’Assise.[]
  43. Actes 14,14.[]
  44. Actes 10,16.[]
  45. Apocalypse 19,10 ; 22,9.[]

Arthur Laisis

Linguiste, professeur de lettres, étudiant en théologie à la faculté Jean Calvin et lecteur dans les Églises réformées évangéliques de Lituanie. Principaux centres d'intérêts : ecclésiologie, christologie, histoire de la Réforme en Europe continentale. Responsable de la relecture des articles du site.

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