Voici une traduction d’un article du philosophe catholique thomiste Edward Feser. Il y défend le patriotisme (le fait d’aimer et de respecter son pays plus que les autres) comme une vertu face à ses deux vices associés sur la base d’une analogie entre l’amour de son pays et l’amour pour ses parents et sa famille. J’ai rajouté des notes de bas de page de ma propre main quand j’ai trouvé utile d’expliquer des choses et des choix de traduction.
Le patriotisme suppose un amour spécial et un profond respect envers son propre pays. De nos jours, il est courant de le rejeter comme quelque chose de sentimental, de simpliste ou même de sectaire. Il s’agit en réalité d’une vertu morale dont l’absence est un vice. Thomas d’Aquin en donne la principale raison :
L’homme est constitué débiteur à des titres différents vis-à-vis d’autres personnes, selon les différents degrés de perfection qu’elles possèdent et les bienfaits différents qu’il en a reçus. À ce double point de vue, Dieu occupe la toute première place, parce qu’il est absolument parfait et qu’il est, par rapport à nous, le premier principe d’être et de gouvernement. Mais ce titre convient aussi, secondairement, à nos parents et à notre patrie, desquels et dans laquelle nous avons reçu la vie et l’éducation. C’est pourquoi, après Dieu, l’homme est surtout redevable à ses parents et à sa patrie. En conséquence, de même qu’il appartient à la religion de rendre un culte à Dieu, de même, à un degré inférieur, il appartient à la piété de rendre un culte aux parents et à la patrie. D’ailleurs, le culte des parents s’étend à tous ceux de la même ascendance, comme le montre Aristote. Or, dans le culte de la patrie est compris le culte de tous les concitoyens et de tous les amis de la patrie.
Thomas d’Aquin, Summa Theologiae II-II.101.1.
L’amour et le respect de son propre pays sont donc une extension de l’amour et du respect que l’on accorde à ses parents et sa famille, et reposent sur une base similaire. Le pays de quelqu’un est comme une famille élargie qui lui procure des avantages comparables à ceux que lui offrent sa famille. Par conséquent, c’est le devoir de toute personne d’éprouver de la gratitude et un respect particulier envers notre propre pays que d’autres pays ne méritent comme il le fait déjà avec ses parents et sa famille sans avoir une telle même obligation envers d’autres familles.
Mais ce qui compte, ce n’est pas seulement que votre pays a fait pour vous, mais ce que vous pouvez faire pour lui. C’est aussi un point que Thomas d’Aquin défend : toute personne doit réserver des avantages à son propre pays tout comme il en réserve à sa propre famille qu’il ne doit pas d’autres familles. Il écrit :
Saint Augustin écrit : « Ne pouvant être utile à tous, il faut s’occuper principalement de ceux que des circonstances de temps, de lieu ou d’autres encore, nous ont plus étroitement liés, comme par un choix du sort. »
La grâce et la vertu imitent l’ordre de la nature, qui est lui-même établi par la sagesse de Dieu. Or, il est dans cet ordre que tout agent naturel exerce avant tout son action sur les êtres les plus rapprochés de lui. […] Or, être bienfaisant, c’est agir par charité envers les autres. Il faut donc faire plus de bien à ceux qui nous touchent de plus près.
Mais la proximité entre les hommes peut être considérée elle-même à divers points de vue, suivant leurs divers genres de relations; ainsi les consanguins communiquent par un lien naturel; les concitoyens, dans les relations civiles; les fidèles, dans les biens spirituels, et ainsi de suite. Selon ces diverses liaisons, notre bienfaisance doit aussi diversement s’exercer; car à chacun il faut plutôt accorder les bienfaits correspondant à l’ordre de choses où il nous est le plus uni, à parler dans l’absolu.
Il reste que, toutes choses étant égales, les plus proches ont un droit de priorité.
Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, II-II.31.3.
Cela n’implique en aucun cas, comme l’affirme Thomas que nul n’a l’obligation d’aider des étrangers de la même manière qu’un devoir particulier envers ses propres parents et sa propre famille que nous n’ayons pas à aider d’autres familles. Ce qui est important de comprendre, c’est que se préoccuper en particulier de son propre pays et de ses compatriotes n’a non seulement rien de mauvais, mais que c’est obligatoire. Tout comme l’affirme un livre de théologie morale catholique :
On doit un respect envers ses parents et sa patrie parce qu’ils sont les auteurs et les conservateurs de notre vie. […] Au vu de la grandeur de l’objet formel, la piété filiale et le patriotisme sont très similaires à la religion et détiennent juste après elle la seconde place dans les vertus les plus importantes. […]
Toute personne doit honorer son pays, non pas seulement pour l’admiration qu’il ressent pour sa grandeur dans le passé ou le présent, mais aussi et principalement pour l’affection et le respect qu’elle a envers envers le pays qui lui a donné naissance, qui l’a élevée et qui l’a éduquée. […] Cette piété envers la patrie doit se manifester par des signes extérieurs que sont l’honneur rendu à son drapeau et ses symboles nationaux, des marques d’appréciations d’en être le citoyen […] et des efforts pour promouvoir sa vraie grandeur au pays comme à l’étranger.
McHugh et Callan, Moral Theology, Volume II, pp. 412-13.
Comme les autres vertus, le patriotisme est un juste milieu entre deux extrêmes qui en sont les deux vices associés, dont l’un l’est par excès et l’autre par défaut. Voici la description du premier vice qu’en font deux œuvres classiques de théologie morale qui suivent la tradition thomiste :
L’excès associé à cette vertu se manifeste chez ceux qui cultivent un nationalisme excessif à la fois dans leurs paroles et dans leurs actes de nature à nuire aux autres nations.
Prümmer, Handbook of Moral Theology, p. 211.
Le patriotisme ne devrait pas dégénérer en une « patriolâtrie » (patriolatry) où la patrie est consacrée comme un dieu à adorer, parfaite et toute-puissante, ni en un chauvinisme orgueilleux qui méprise les autres nations et qui méprise la justice ou la charité internationale.
McHugh et Callan, Moral Theology, Volume II, p. 414.
L’analogie entre d’un côté la patrie et de l’autre les parents et la famille nous permet de mieux comprendre la nature et le caractère irrationnel du vice par excès tout comme il nous a déjà éclairé sur la vertu qu’est le patriotisme. Même la plupart des personnes qui ont un fort attachement émotionnel à leurs parents trouveraient bizarre de dire qu’accorder une place privilégiée à ses parents impliquerait de les déifier ou justifier la haine et le mépris des autres familles. Il serait toutefois tout aussi irrationnel de se servir de l’amour de la patrie comme une raison pour idolâtrer son pays, et haïr et mépriser les autres pays. L’exemple monstrueux de l’Allemagne nazie a permis de bien bien ancrer ce vice dans les mentalités des peuples des temps modernes.
Voyons maintenant comment les manuels que nous venons de citer décrivent l’autre vice qui est son opposé extrême :
Le vice qui transgresse cette vertu par défaut (par un manque) consiste à se vanter d’avoir une attitude « cosmopolite » et à adopter ce vieux dicton païen : ubi bene, ibi patria
Prümmer, Handbook of Moral Theology, p. 211.
Le manque de respect vis-à-vis de son pays s’exprime à travers un ensemble de doctrines anti-nationalistes (par exemple l’internationalismen qui affirme que nous devons notre loyauté ultimement à une classe, comme les travailleurs du monde entier ou un groupe capitaliste, et qu’on doit sacrifier la nation au profit de ses propres intérêts égoïstes ; ou l’humanitarisme qui soutient que le patriotisme est incompatible avec l’amour de ses origines ethniques1; ou bien l’égoïsme qui prétend que l’individu n’a aucun devoir envers la société). Dans la pratique, on peut le reconnaître quand quelqu’un parle avec mépris de son propre pays, méprise sa réputation et son prestige, soumet son pays qui mérite pourtant la première place à une classe, à un parti, à l’ambition personnelle ou à l’avidité, etc.
McHugh and Callan, Moral Theology, Volume II, p. 414.
Encore une fois, l’analogie avec les parents et la famille dit bien en quoi consiste ce vice et pourquoi il est irrationnel. Supposons qu’il y ait quelqu’un qui n’ait aucune estime particulière envers ses propres parents ou sa famille, et qu’il se justifie en disant qu’on devrait aimer tout le monde de façon équitable et qu’on ne devrait mépriser aucune famille. Il s’agirait bien évidement d’un non sequitur pervers. Avoir le devoir d’être juste et d’aimer toute personne et l’interdiction de mépriser les autres familles n’implique pas du tout qu’on n’ait aucun devoir spécial envers nos propres parents et notre famille, ou que nous ne leur devions pas un amour particulier et de la loyauté. De la même manière, il est pernicieux d’en déduire de la prémisse selon laquelle le chauvinisme est mauvais la conclusion que le patriotisme aussi est mauvais. Éviter un extrême ne justifie en aucun cas l’autre extrême.
Par conséquent, bien que de nos jours, on estime souvent supérieure au patriotisme la variante du cosmopolitisme qui place la loyauté envers la communauté internationale devant la loyauté envers la nation, elle est en réalité immorale. Et ce d’une façon analogue à l’immoralité qu’il y aurait à priver ses propres parents et sa famille d’un amour et d’une fidélité spéciales. De la même manière, les idéologies qui remplacent le patriotisme par une loyauté à une classe économique (comme le fait le marxisme), à une origine ethnique (comme le font tout deux les différents racismes de gauche et de droite), à des intérêts purement économiques (comme le font les multinationales) ou encore à soi-même comme un individu qui ne doit rien à aucun ordre social que ce soit (comme le fait l’anarcho-libéralisme).
Il s’ensuit de tout cela qu’il n’y a rien de mauvais à privilégier des politiques d’immigration qui ont pour but de préserver la position économique de ses concitoyens, tout comme il n’y a rien de mauvais à se préoccuper davantage de la situation professionnelle de ses frères et sœurs que de celle d’un inconnu. Il n’y a non plus rien de mal à diminuer ou à réguler l’immigration pour faciliter l’intégration des nouveaux arrivants. Bien au contraire, comme l’affirmait Thomas d’Aquin (Somme théologique, I-II.105.3), un pays a le droit de s’assurer que les nouveaux venus sont « affermis dans l’amour du peuple » avant de leur accorder tous les droits liés au statut de citoyen. Il est vrai que le vice par excès lié au patriotisme puisse rendre quelqu’un excessivement hostile à l’immigration. Ceci dit, il n’en demeure pas moins vrai que le vice par défaut puisse rendre quelqu’un très imprudent par rapport à l’immigration.
Encore une fois, éviter un des deux extrêmes ne justifie en rien d’aller vers l’autre. La bonne chose à faire, c’est plutôt la position du patriotisme qui tient le juste milieu entre ces deux vices.
On trouvera enfin ci-joint, en anglais, d’autres articles d’Edward Feser sur ce sujet : “John Paul II in defense of the nation and patriotism” et “Liberty, equality, fraternity?”.
Illustration : David Teniers le Jeune, Énée fuyant Troie, huile sur bois, 1655-1656 (Londres, Institut Courtauld).
- Le mot original est race mais comme ce mot a une mauvaise connotation en France et donc pour ne pas choquer inutilement le lecteur français, j’ai préféré le remplacer à chaque fois par « groupe ethnique » ou « origine ethnique » plus fréquent. Il est intéressant de noter que le mot race n’est péjoratif pour personne chez les anglophones. Le youtubeur Le Précepteur l’explique très bien dans sa longue vidéo de présentation du wokisme.[↩]
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