Une vision trop noire de la nature humaine ? – défense du calvinisme
18 décembre 2024

Cet article est l’adaptation d’une dissertation de dogmatique donnée à la Faculté Jean Calvin. Je devais d’abord y définir le dogme de la dépravation totale, puis la défendre contre l’accusation de « pessimisme anthropologique excessif ». C’est cette deuxième partie que je publie ici.


Une fois exposée, cette doctrine [de la dépravation totale, enseignant que toute la nature humaine est entâchée de péché] déclenche des réactions sceptiques, parfois.[1] On trouve cette doctrine exagérée, on y objecte que l’homme fait du bien, même dans son état pécheur. On s’étonne que l’homme est pourtant encore capable de conflits de conscience, voire de repentance, même superficielle. La dépravité totale nous dit-on a une vision plus noire de l’être humain que ce que décrit la Bible et notre expérience.

Contre cela, nous allons d’abord désamorcer l’objection en détaillant ce que disent nos confessions de foi sur la dépravité humaine. Puis nous ferons remarquer que cette corruption n’est pas la plus complète imaginable, mais que Dieu a institué deux barrières : une grâce commune pour freiner la propagation du péché et une grâce spéciale pour y mettre fin.

1.     Nous ne confessons pas que tout bien ait disparu en l’homme

Pour un exposé détaillé de cette doctrine et ses subtilités, nous nous tournons vers les canons de Dordrecht, chapitre III, §3 et 4. Je retiens cette formule parce qu’elle est la plus aboutie et la plus sotériologique, vu qu’elle a été rédigée dans le contexte du débat contre l’arminianisme.

C’est pourquoi tous les hommes sont conçus dans le péché et naissent enfants de colère, incapables de tout bien salutaire, enclins au mal, morts dans le péché et esclaves du péché. Et sans la grâce de l’Esprit qui régénère, ils ne veulent ni ne peuvent retourner à Dieu, ni corriger leur nature dépravée, ni se disposer à l’amendement de celle-ci.

Il est vrai qu’après la Chute, il a subsisté dans l’homme quelque lumière de nature; grâce à elle, il conserve encore une certaine connaissance de Dieu et des choses naturelles, il discerne entre ce qui est honnête et malhonnête, et montre avoir quelque pratique et soin de la vertu et d’une discipline extérieure. Mais tant s’en faut que, par cette lumière naturelle, il puisse parvenir à la connaissance salutaire de Dieu, et se convertir à lui, puisqu’il n’en use même pas droitement dans les choses naturelles et civiles, mais plutôt, telle qu’elle est, il la souille de diverses manières et la maintient dans l’injustice: ce que faisant, il est rendu inexcusable devant Dieu[2]

Il y apparaît :

  • Que les hommes sont pécheurs dès la naissance.
  • Qu’ils sont incapables de faire tout bien salutaire, et ont tendance à faire le mal, au point d’être incapable de se repentir pour être sauvé par eux-même.
  • La dépravité totale ne veut pas dire que l’homme soit le plus mauvais possible, il reste quelques lumières de nature. Il peut même connaître et faire un peu de bien, mais ce n’est pas le bien salutaire, celui qui permet d’être sauvé et délivré du mal.

Les expressions les plus radicales sont utilisées pour désigner la relation entre l’homme et Dieu. En Genèse 6,5 et 8,21 par exemple, il s’agit du jugement de Dieu quant à la capacité de l’homme à être en relation avec lui. Ces versets ne décrivent pas le comportement des hommes entre eux. Psaumes 14,3 et 1 Rois 8,46 parlent eux aussi de ces péchés qui font obstacle entre l’homme et Dieu (Esa 59,2). Ils n’excluent pas que des biens inférieurs et horizontaux puissent exister, tel que nous le voyons en Matthieu 7,11, où Jésus s’appuie sur le fait que des êtres corrompus sont capables de donner des choses bonnes, et qu’à plus forte raison le Dieu saint et parfait le fera aussi.

Nous faisons aussi la distinction entre innocence personnelle et dépravité naturelle en disant que les deux peuvent coexister, comme le montre l’exemple de Job et Noé là-dessus. Pour mieux détailler comment ces choses apparemment contradictoires peuvent coexister, Aristote nous fournit ici un outil philosophique utile[3]. Pour décrire la relation entre l’homme et sa propre corruption intérieure, il définit quatre catégories :

  1. Les vicieux : ce sont qui aiment leur propre disposition mauvaise, et la pratique sans conflit de consciences. C’est à cette catégorie qu’appartiennent ceux que l’on appelle « les sociopathes » ou les « psychopathes ». C’est la « race de vipères » dénoncée par Jean Baptiste (Mt 3,7).
  2. Les incontinents : ce sont ceux qui n’aiment pas leur disposition mauvaise, mais n’arrivent pas à y résister, et pratiquent le mal avec remords ou malaise. Dans la pratique, l’immense majorité de l’humanité est dans cette catégorie. C’est le conflit intérieur que décrit Paul en Romains 7,21-23.
  3. Les continents : ce sont ceux qui ont toujours une disposition mauvaise, mais arrivent à y résister. C’est dans cette catégorie-là, à part aux yeux de Dieu, que se trouvent Noé (Gen 6,7-8) et Job (Job 1,8).
  4. Les vertueux : ce sont ceux qui non seulement se retiennent de faire du mal, mais ont une disposition bonne. Cet état appartient aux chrétiens dans la gloire.[4]

Ce que décrit la Bible, c’est une humanité dont la disposition est mauvaise, et il n’y aucun vertueux, pas un seul. Mais tous ne sont pas pour autant des vicieux complets : il existe aussi des gens continents qui sont personnellement innocents, et des gens incontinents qui aspirent au bien et pratiquent un bien partiel (Mt 26,41).

Mais nous n’avons pas encore tout dit sur le bien dont est capable l’homme corrompu. En effet, cette attaque qui attribue à la dépravité totale un pessimisme anthropologique exagéré prend souvent appui sur les « vertus des païens », montrant que même ceux qui ne connaissent pas Dieu font du bien. Donc l’homme n’est complètement corrompu, puisqu’il est capable de faire du bien même sans Dieu. La meilleure réponse que je connaisse est celle de Zacharias Ursinus, dans son Commentaire du Catéchisme d’Heidelberg, question 7 :

Toutes les vertus, donc, du non régénéré, comme la chasteté de Scipion, la bravoure de Jules César, la fidélité de Romulus, la justice d’Aristide, etc.., bien que bonnes en soi et commandées par Dieu, sont néanmoins des péchés accidentels et odieuses envers Dieu, à la fois parce que les personnes qui les commettent ne lui plaisent pas, parce qu’elles ne sont pas dans un état de réconciliation, et aussi parce qu’elles ne sont pas faites de la manière et avec le dessein que Dieu demande ; c’est-à-dire, elles ne découlent pas de la foi, et ne sont pas faites pour la gloire de Dieu. Ces conditions sont si nécessaires dans toute bonne œuvre, que sans elles nos meilleures actions sont des péchés ; comme les prières, les aumônes, les sacrifices, etc. des hypocrites et des méchants sont des péchés ; car ils ne naissent pas de la foi, et ne sont pas faits par égard pour la gloire de Dieu. “Les hypocrites font leur aumône dans les synagogues et dans les rues, afin d’avoir la gloire des hommes. Je vous le dis en vérité, ils ont leur récompense.” “Celui qui tue un boeuf, c’est comme s’il tuait un homme,” etc. (Mt 6,2 ; És 66,3)[5]

Ainsi, nous reconnaissons que ces œuvres bonnes sont matériellement bonnes, sans ironie de notre part. Mais il faut bien plus que de la discipline extérieure pour qu’elles plaisent à Dieu et soient formellement bonnes. En guise d’illustration, ce serait comme avoir une maison vétuste et rongé de moisissures, mais dont le carrelage de la cuisine serait resplendissant et bien propre. On peut reconnaître la propreté du carrelage, mais cela n’empêchera pas l’artisan de tout casser pour rénover correctement cette maison.

Voici déjà une première réponse à cette accusation : la corruption du péché touche tous les hommes et toute la nature humaine, mais cela ne veut pas dire que la nature humaine est maximalement corrompue. Mais il y a une deuxième réponse : même en admettant que le péché soit sans entrave dans notre nature, Dieu lui-même a pourvu à des entraves à la propagation du péché, pour éviter que tout soit maximalement corrompu.

2.     La grâce commune limite l’étendue du péché.

La première entrave est l’office du magistrat, dont Calvin dit qu’il est un « officier de la colère de Dieu ». On voit en effet qu’il est institué pour réprimer le mal et empêcher la propagation du péché :

La première mention explicite de ce pouvoir est en Genèse 9,6 « Celui qui répand le sang de l’être humain, par l’être humain son sang sera répandu. » Cette mission sera explicitement attribuée au magistrat en Romains 13. En tous les cas, on voit qu’il est commandé explicitement de réprimer le péché, par des moyens définitifs si nécessaires.

Romains 13,1-4 est le passage le plus explicite et le plus complet sur ce rôle de répression du mal :

Car il n’y a pas d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent ont été instituées par Dieu.  C’est pourquoi celui qui résiste à l’autorité s’oppose à l’ordre de Dieu ; ceux qui s’opposent attireront un jugement sur eux-mêmes. Les chefs, en effet, ne sont pas à craindre quand on fait le bien, mais quand on fait le mal. Veux-tu ne pas craindre l’autorité ? Fais le bien, et tu auras son approbation, car elle est au service de Dieu pour ton bien. Mais si tu fais le mal, crains, car ce n’est pas pour rien qu’elle porte l’épée : elle est en effet au service de Dieu pour faire justice, pour la colère, contre celui qui pratique le mal. 

En résumé, les « autorités » (ἐξουσία, un terme désignant tout homme de pouvoir) sont instituées par Dieu, conformément à Genèse 9,6, au point où le magistrat est un lieutenant de Dieu (« celui qui résiste[…] s’oppose à l’ordre de Dieu »). La première mission du magistrat est de porter l’épée contre celui qui pratique le mal. L’existence de sociétés raisonnablement prospères et pacifiques dans l’histoire montre qu’il est possible par une bonne loi et de bons magistrats d’espérer un peu d’efficacité dans la répression du mal. Certes, cela n’extirpe pas la corruption naturelle à l’homme. Mais cela suffit à juguler les expressions sociales de celles-ci.

Beaucoup d’objections porteront alors sur le fait que le magistrat est lui aussi un homme, et donc soumis à la corruption naturelle de l’être humain. Il n’y a donc pas de raison qu’il soit capable de juguler le péché.

Nous avons deux réponses à cela : tout d’abord, cela fait depuis la construction des tous premiers états que l’efficacité des magistrats est un sujet de réflexion intense.[6] Beaucoup de philosophie a été consacrée à proposer un équilibre entre liberté et autorité, entre limites de l’état et limites de la société. Le problème est connu même des non-chrétiens, et notre propre république est héritière d’une réflexion intense sur comment contrer l’influence néfaste d’un magistrat incontinent, notamment par la séparation des pouvoirs.

Ensuite, la providence de Dieu elle-même censure et veille sur les actions des magistrats, et intervient pour mettre la bride à leur tyrannie. Le Psaume 82 représente une telle censure, où Dieu rappelle leur mission : « Sauvez le misérable et l’indigent, délivrez-les de la main des méchants. » (Ps 82,4) et les menace de les destituer violemment (Ps 82,5-8). Le psaume 2 illustre aussi une telle discipline, où des magistrats rebelles se voient opposer le couronnement du Fils et un appel à capituler devant la colère de Dieu. Dans l’histoire, l’histoire sainte est remplie de rois qui sont tantôt sauvés par Dieu (2 Chr 15), tantôt détruits par Dieu (1 Roi 22,22). Et même en dehors d’Israël, un païen comme Cyrus est utilisé pour restaurer le temple (Ésa 45,13 ; Esd 1,1) tandis que le roi de Babylone est renversé (Daniel 5,30-31). Par ailleurs, on remarquera aussi que la mort corporelle infligée par Dieu à tous les humains (Gen 2,17) empêche aussi les tyrans d’avoir un empire éternel, quand bien même aucun homme ne pourrait leur arracher le pouvoir.

Cette grâce commune ne s’exerce bien sûr pas que contre les magistrats, mais y compris aussi contre des gens ordinaires à l’image de Nabal (1 S 25). La providence forme un barrage qui a amené Jean Calvin à dire :

le Seigneur restreint par sa providence la perversité de notre nature, à ce qu’elle ne se jette point hors des gonds[7]

3.     La grâce spéciale détruit le péché

Enfin, une des raisons pour lesquelle le dogme de la dépravité totale n’engendre pas de pessimisme anthropologique trop radicale, c’est parce que même l’homme le plus corrompu peut espérer dans la puissance de l’évangile pour renverser cette corruption. Je ne détaillerai pas ici tous les aspects de l’évangile, mais uniquement ceux qui ont rapport à la destruction de la dépravité totale de l’homme.

Le principal témoignage sur cette destruction de notre corruption naturelle est en Ephésiens 4. L’apôtre Paul décrit comment nous devons nous détourner de cette corruption pour revêtir une nature nouvelle, en Ephésiens 4,22-24 :

Mais vous, ce n’est pas ainsi que vous avez appris le Christ, si du moins c’est bien lui que vous avez entendu et si c’est en lui que vous avez été instruits, conformément à la vérité qui est en Jésus : il s’agit de vous défaire de l’homme ancien qui correspond à votre conduite passée et qui périt sous l’effet des désirs trompeurs, d’être renouvelés par l’Esprit dans votre intelligence et de revêtir l’homme nouveau, qui a été créé selon Dieu dans la justice et la sainteté que produit la vérité.

  • Il s’agit bien de changer la nature de l’homme et pas seulement le comportement : (1) le mot même « d’homme » ancien/nouveau suggère que l’on parle de l’être et non du comportement ; (2) les comportements sont décrits en aval de « l’homme », tel qu’on peut le voir dans l’expression « l’homme ancien qui correspond à votre conduite passée ». Donc, en sens inverse, « l’homme » parle bien de ce qui précède le comportement : la disposition de notre être.
  • L’homme ancien correspond bien à la dépravité totale : la conduite passée a été décrite plus haut aux versets 18et 19, en mentionnant notamment l’intelligence obscurcie et la débauche morale. C’est donc la disposition au mal.
  • Cette nature est promise à la destruction : « périt sous l’effet des désirs trompeurs »
  • A cette destruction est opposée le « renouvellement de l’Esprit ». Ce renouvellement se fait justement dans l’intelligence, soit l’organe corrompu mentionné au verset 18.
  • Notre part est alors de « revêtir l’homme nouveau » dont nous apprenons qu’il a pour origine Dieu, et comme constitution la justice et la sainteté que produit l’évangile.

La corruption totale de l’être humain a donc une fin possible, par l’action de Dieu. Nous pouvons espérer en un remplacement complet de toutes nos dispositions mauvaises, et pouvons être même certain que cette régénération sera faite de manière infaillible, puisqu’elle vient de Dieu et faite par Dieu, qui est la Justice et la Sainteté même.

Puisque cette conversion est possible, il n’y a pas lieu de désespérer totalement de l’homme, quand bien même l’homme ne peut se sauver lui-même. Si l’humanisme est une fausse foi, le salut de l’homme est tout de même possible, et nous pouvons espérer que le Seigneur lui-même mette à mort l’homme ancien, et fasse advenir l’homme nouveau qui est notre espérance suprême, et notamment le premier d’entre eux : notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ.


[1] Un exemple ici : https://www.chemindeverite.com/archives/1052, consulté le 24/06/2024.

[2] Canons de Dordrecht, Chapitre 3, §3-4

[3] Cf Aristote, Éthique à Nicomaque, livre VII, chaps 1-10.

[4] On pourrait y voir un parallèle avec les quatre états du libre-arbitre proposé d’abord par Augustin : (1) capable de bien comme du mal ; (2) incapable de ne pas faire le mal ; (3) à nouveau capables de faire le bien ; (4) incapable de faire le mal. Mais cela correspond au degré de notre libre arbitre, et ne correspond pas aussi bien à notre rapport à la corruption morale innée que le fait cette distinction d’Aristote, reprise ensuite par Thomas et une bonne part de la tradition scolastique, protestante comprise.

[5] Accessible sur https://parlafoi.fr/2019/01/18/differents-peches/ consulté le 21/06/2024

[6] Cf Livre du Seigneur de Shang, Gongsun Yang, IVe siècle avant Jésus Christ. Ce législateur y propose un ensemble de réformes dont certaines portent justement sur l’efficacité du magistrat et le profil à préférer pour s’opposer le plus efficacement à la criminalité rampante.

[7] Jean Calvin, Institution de la Religion Chrétienne, II.2.3, cité dans le polycopié de cours.

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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