Dans l’urgence de la situation actuelle, alors que l’avortement (qui n’est rien de moins que le fait de tuer intentionnellement un foetus, en gros un bébé) vient d’être inscrit dans la Constitution et qu’il y a un vide intersidéral chez les chrétiens protestants et évangéliques sur le sujet, je vous propose régulièrement un résumé d’un chapitre du meilleur livre avec des philosophiques contre l’avortement The Ethics of Abortion: Women’s Rights, Human Life, and the Question of Justice de Christopher Kaczor. Ici le résumé du chapitre 4 : Le statut moral du foetus dépend-il du développement foetal ?

Voyant que chaque critère pris individuellement proposé à la naissance ou pendant la grossesse sont soit trop exclusifs (ôtent le droit à la vie à trop de gens comme les bébés prématurés, les bébés, des malades, etc.), soit trop inclusifs (accordent le droit à la vie à trop de choses comme des animaux), des philosophes pro-choix ont jugé qu’il fallait plutôt en combiner plusieurs et affirmer que le foetus devient progressivement une personne, de sorte qu’il est plus grave tuer un fœtus bientôt né qu’un fœtus de quelques mois au début (cela semble aussi être la position de Donald Trump). En effet, un être humain acquiert ses droits au fur et à mesure de sa vie, par exemple le droit de vote et de boire de l’alcool à sa majorité, et il en est de même pour le droit à la vie. Dans ce chapitre 4, Kaczor va répondre à ce nouveau genre de critères.
I. Problèmes d’ordre général de la théorie du développement
En réponse à la théorie ou thèse du développement (on peut l’appeler position gradualiste), premièrement, on peut remettre en cause la comparaison entre le droit à la vie d’un côté et de l’autre, les droits de vote et de boire de l’alcool à la majorité. Pourquoi faudrait-il atteindre un certain âge pour obtenir le droit de vivre ?
Deuxièmement, à supposer que le droit à la vie s’obtienne progressivement au fur et à mesure du développement humain, cela conduit à des situations absurdes car un être humain évolue et change tout au long de sa vie. Un enfant de 14 ans aurait alors plus le droit de vivre qu’un autre de 7 ans, ce dernier plus qu’un autre encore de 4 ans, etc.
Troisièmement, cumuler un tas de critères insatisfaisants car reposant sur de mauvais arguments est inutile car un argument qui repose uniquement sur de mauvais arguments sera lui aussi mauvais peu importe leur nombre. Il faut faire attention à ne pas appliquer cette critique aux arguments cumulatifs inductifs en général (par exemple l’approche du philosophe britannique Richard Swinburne pour défendre l’existence de Dieu) qui contrairement à ce cas là, ne se basent pas sur un grand nombre de mauvais arguments, mais sur un grand nombre d’arguments dont la conclusion de chacun est vraie à une probabilité pas si élevée pour renforcer la probabilité de la conclusion finale (pour Swinburne : Dieu existe).
II. L’argument basé sur La théorie des intérêts relatifs aux temps
Pour défendre la thèse du développement, certains philosophes comme Jeff Mcmahan dans son livre The Ethics of Killing affirme que plus un être humain se développe psychologiquement, plus il devient une personne et a donc de valeur morale. Pour lui, se développer psychologiquement, c’est acquérir des intérêts à vivre pour des projets dans le futur, ou dit autrement, c’est renforcer le lien psychologique entre son moi présent et son moi futur.
En gros, cette théorie affirme en gros deux choses :
- D’abord que plus un être humain grandit, plus il acquiert des intérêts à vivre, et donc plus il devient mauvais de le tuer. Elle fait dépendre du temps l’intérêt à vivre et donc avec le statut de personne.
- Elle considère que le statut de personne (et le droit à la vie qui va avec) comme une variable continue et non pas une variable discrète qui prend seulement deux états possibles que seraient personne ou pas personne, droit à la vie ou pas de droit à la vie). Elle ne dit donc plus comme les critères des chapitres précédents, qu’on acquiert à partir d’un moment t le critère considéré (ici l’intérêt à vivre), et avec le statut personne qu’il confère et qu’on n’avait pas du tout avant t. Mais plutôt qu’on a un statut de personne faible au début qui progresse et devient de plus important au fur et à mesure du temps.
Par conséquent, comme au début de son existence, le fœtus n’a pas ou du moins très peu d’intérêts, il s’ensuit qu’il a peu de valeur morale, et on ne lui fait pas beaucoup de mal en le tuant à ce moment. Il est donc permis de le tuer avant une certaine période (peu importe laquelle même si elle diffère selon les philosophes pro-choix).
Je ferai tout d’abord remarquer que ce critère ressemble beaucoup au premier traité par Kaczor dans le chapitre 3 : celui des désirs conscients. Donc même si le critère proposé est continu et non plus discret, il fait face à peu près aux mêmes difficultés déjà mentionnées précédemment.
L’argument peut se comprendre deux façons en fonction du sens du mot intérêt : intérêts dans un sens objectif ou dans un sens subjectif.
- Si on parle d’intérêt objectif, c’est-à-dire quelque chose qui est bon (un bien) pour un individu (sous-entendu d’un certain type, les biens variant selon les espèces) peu importe son ressenti personnel, alors tout être humain par définition a des intérêts : y compris le fœtus.
- Si au contraire, on parle d’intérêt subjectif, c’est-à-dire de ce que désire consciemment un individu, on a alors de nouveau un critère trop exclusif. En effet, il nous fait retomber dans l’infanticide comme le défendent les philosophes pro-infanticides Giubilini et Minerva car les bébés venant de naître n’ont pas plus d’intérêts subjectifs que le fœtus. On peut aussi émettre d’autres objections.
Premièrement, cette théorie n’est pas nécessaire pour justifier qu’il ne faut pas tuer des hommes peu importe leurs différences accidentelles car tous sont égaux en droits et en dignité.
Deuxièmement, si c’est le seul critère pris en compte, il contredit Kant qui dit à raison qu’on doit traiter l’homme non comme un moyen mais comme une fin en soi. En effet, ce critère fait reposer la valeur de l’individu et le caractère mauvais de la mort sur des facteurs extrinsèques (biens futurs dont on pourra jouir, biens présents perdables et biens sociaux pour les autres perdus) et non pas sur un facteur intrinsèque qu’est la dignité intrinsèque de l’homme.
Troisièmement, elle ne considère pas la mort comme un mal en soi qui est la perte de la vie, de toute possibilité d’agir : perte du bien principal et recherché avant tout par l’organisme qu’est la conservation de soi. Le défenseur de cette théorie peut rétorquer que la mort n’est pas un mal en soi (en gros, toujours mauvaise) car elle peut parfois être un bien pour le défunt. Ce à quoi l’on peut répondre que la mort n’est pas et ne peut pas être un bien tout court car elle ne conduit pas à un meilleur état. En effet, après la mort, il n’y a plus d’état tout court comme c’est par définition la fin de tout état de l’organisme.
Quatrièmement, on tombe dans des situations contre-intuitives. Si dans un peloton d’exécution, un soldat tue un criminel condamné à mort sur le point d’être exécuté avant le signal officiel donné pour le faire, il commet quand même une faute grave même si les intérêts du criminel varient très peu entre ce moment et celui où il aurait normalement dû être tué. On voit donc qu’à elle seule, la théorie des intérêts relatifs au temps ne suffit pas pour justifier que certains meurtres sont mauvais.
Cinquièmement, elle exclut du statut de personne les gens atteints de la maladie d’Alzheimer car ils ont de ce fait un très faible lien psychologique entre leur moi actuel et leur moi futur.
Sixièmement, elle implique l’infanticide car le nouveau né n’a pas ou quasiment pas plus d’intérêts à vivre que le fœtus.
Septièmement, si l’on fixe que tout intérêt subjectif que ce soit suffit pour donner le droit à la vie, on l’accorde alors aussi aux animaux dotés d’un minimum d’intelligence, comme les chiens. Par conséquent, les chiens ont autant droit à la vie qu’un adulte : ce qui est absurde. De plus, on inclut donc désormais le fœtus et le nouveau né. Au final, on tombe dans le dilemme suivant :
- D’un côté, si on adopte la version standard de la théorie des intérêts relatifs au temps, on a une théorie trop exclusive.
- Tandis que, de l’autre, si on adopte une version “révisée” de la théorie, on a en une trop inclusive et qui a pour implication logique d’interdire l’avortement.
III. L’argument basé sur le fait qu’il est pire d’avorter un fœtus tardivement que prématurément
Pour défendre la position du développement indépendamment de la validité de la théorie des intérêts relatifs au temps, on pourrait proposer un argument basé sur le fait qu’il est pire d’avorter un fœtus tardivement que prématurément.
En gros, si c’est le cas, cela permet de justifier la position du développement qui dit que plus le fœtus grandit, plus il est grave de l’avorter, et donc de diminuer la gravité des avortements qui ont lieu vers le début de la grossesse. Par conséquent, il est moins grave de tuer un fœtus que de tuer un adulte quelconque.
A noter que cet argument ne permet pas d’excuse entièrement les avortements tardifs mais uniquement de les rendre moins graves que les avortements plus précoces.
Pour cela, dans son article “Late-vs. Early-Term Abortion”, Andrew Peach propose cinq arguments pour défendre cette conclusion :
- Plus le fœtus grandit, plus il ressent de la douleur, et donc plus l’avortement cause en lui de la souffrance, donc plus il est mauvais de l’avorter. Tout comme il est pire de tuer quelqu’un en le torturant qu’en le tuant d’un coup car on le fait plus souffrir.
- Plus il devient facile de faire son devoir, plus il est mauvais de ne pas le remplir. Donc comme plus une femme poursuit sa grossesse, plus la date buttoire de l’accouchement approche moins il lui reste de temps à supporter la grossesse, plus l’avortement devient mauvais.
- Plus le fœtus grandit, plus il ressemble à un être humain et plus il est dur de ne pas le reconnaître et d’agir par ignorance, et donc plus il devient mauvais de l’avorter.
- Plus le fœtus grandit, moins la femme a de choc psychologique, et donc plus il devient mauvais de l’avorter.
- Plus une fausse couche a lieu tardivement, plus la femme subit des traumatismes importants, donc de même plus un avortement a lieu tardivement, plus la femme risque de même d’éprouver des regrets, de la tristesse et de la culpabilité.
On peut facilement émettre des objections en trouvant des contre-exemples. Par exemple, il y a des femmes qui restent stressées même dans les derniers mois avant l’accouchement. Concernant le second argument, il y a comme contre-exemple celui des femmes qui avortent tardivement car on n’a pu découvrir que tardivement que leur fœtus était atteint d’une maladie psychiatrique, génétique ou d’un handicap grave.
Pour répondre, on peut faire remarquer qu’il peut y avoir plusieurs raisons (et pas seulement une) qui justifient que tuer intentionnellement une personne innocente est mauvais. Selon l’explication des pro-vie, parmi ces raisons, certaines sont essentielles (font appel à des propriétés essentielles) et d’autres accidentelles (font appel à des propriétés accidentelles).
D’après certaines raisons (dites accidentelles), l’acte de tuer est effectivement plus grave quand on tue certaines personnes que d’autres. Par exemple celles données par Peach et d’autres qu’on a vues avant : certains meurtres ont des conséquences pratiques plus graves comme créer plus de peur, priver un pays d’un homme politique droit et intègre, priver des enfants de leurs parents, priver un étudiant ou un jeune marié qui avait encore pourtant toute sa vie devant lui etc.
Mais si on considère d’autres raisons (les essentielles), les hommes étant fondamentalement égaux en dignité et dans leur droit à la vie, c’est-à-dire qu’ils partagent la même dignité et le même à droit à la vie peu importe leurs différences accidentelles (en lien avec les raisons accidentelles juste mentionnées), tous les meurtres ont de ce point de vue la même gravité car ils violent tous sans exception le même droit fondamental à la vie.
Cette distinction entre propriétés essentielles (être un être humain tout court) et propriétés accidentelles (par exemple être un grand homme politique) suffit donc pour justifier notre profonde intuition (qui est correcte) que certains meurtres (par exemple celui du Président ou d’autre personne “importante”) sont pires que d’autres (selon un certain point de vue “accidentel”) mais sans nier pour autant que toutes les vies se valent (selon un autre point de vue “essentiel”) et doivent donc être protégées.
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