Voici une traduction d’un article du philosophe catholique thomiste Edward Feser où il explique en quels sens la diversité, l’équité et l’inclusion peuvent être de bonnes choses et dans quels autres sens elles peuvent être mauvaises. J’ai rajouté des notes de bas de page de ma propre main quand j’ai trouvé utile d’expliquer des choses et des choix de traduction. Je nuancerai en commentaires tout particulièrement certains propos de Feser car contrairement à la plupart de ses articles, il justifie ici certains points à l’aide de positions spécifiquement catholiques (le salut par les mérites, un extrait ambigu sur la possibilité pour des gens qui rejettent des doctrines essentielles d’être sauvées, etc.) que nous rejetons en conséquence en tant que site internet protestant.
Dans une vidéo récente de Word on Fire,1, l’évêque Robert Barron offre quelques remarques sur tout ce qu’on entend en ce moment sur “la diversité, l’équité et l’inclusion” (ou DEI pour reprendre l’abréviation courante). Dans de nombreux débats politiques et culturels dans la politique institutionnelle, ces trois valeurs (diversité, équité et inclusion) sont devenues des absolus fondamentaux. Comme le note l’évêque Barron, ce trio a fini par acquérir le même statut que celui que la liberté, l’égalité et la fraternité avaient pour les révolutionnaires français. Mais comme les dernières idées récentes, la rhétorique de la DEI n’est pas aussi anodine qu’on pourrait le croire. Comme l’évêque l’affirme, la diversité, l’équité et l’inclusion ne peuvent avoir qu’une valeur très relative et dérivée et non pas une valeur absolue et fondamentale, et certaines formes sont mauvaises.
Je résumerai les remarques de Barron et j’ajouterai quelques-unes de mes propres réflexions. Comme il le reconnaît, il est évident que ces trois valeurs peuvent être bonnes sous certains aspects. La diversité ou la variété qu’on retrouve dans l’ordre naturel et dans l’ordre sociale témoigne de la richesse de l’être ; la justice requiert l’égalité de tous devant la loi, l’égalité des chances et autres choses du même genre ; certaines formes d’exclusion qui empêchent de participer à la vie politique et économique sont profondément injustes, comme par exemple l’esclavage qui existait au Sud des Etats-Unis avant la guerre de Sécession. Barron affirme que la diversité, l’équité et l’inclusion sont utiles dans la mesure où elles facilitent le respect des valeurs fondamentales comme la justice et l’amour (l’amour étant défini comme vouloir le bien à de l’autre).
Selon Barron, dans le même temps, la diversité, l’équité et l’inclusion peuvent être mauvaises à d’autres égards. Un ordre social ne peut exister que lorsque ses membres reconnaissent l’existence d’un bien commun et de principes qui transcendent les intérêts des individus et qui les réunit dans un tout. Par conséquent, un certain degré de diversité qui permettrait de rejeter ces principes contraignants ou tout bien commun, détruirait l’ordre social.
Comme Barron le fait remarquer, certaines inégalités sont précisément la conséquence de la diversité des points forts des gens, de leurs intérêts, etc. qui existent naturellement parmi les êtres humains. On ne peut pas les éliminer, essayer de le faire mènerait au totalitarisme. L’évêque Barron reprend ici tout simplement un sujet de longue date de la doctrine sociale de l’Eglise Catholique. Dans Rerum Novarum, le pape Léon XIII enseignait que :
Le premier principe à mettre en avant, c’est que l’homme doit accepter cette nécessité de sa nature qui rend impossible, dans la société civile, l’élévation de tous au même niveau. Sans doute, c’est là ce que poursuivent les socialistes. Mais contre la nature, tous les efforts sont vains. C’est elle, en effet, qui a disposé parmi les hommes des différences aussi multiples que profondes; différences d’intelligence, de talent, de santé, de force; différences nécessaires d’où naît spontanément l’inégalité des conditions.
Dans Humanum Genus2, Léon écrit :
De même, si l’on considère que tous les hommes sont de même race et de même nature et qu’ils doivent tous atteindre la même fin dernière et si l’on regarde aux devoirs et aux droits qui découlent de cette communauté d’origine et de destinée, il n’est pas douteux qu’ils soient tous égaux. Mais, comme ils n’ont pas tous les mêmes ressources d’intelligence et qu’ils diffèrent les uns des autres, soit par les facultés de l’esprit, soit par les énergies physiques, comme enfin il existe entre eux mille distinctions de mœurs, de goûts, de caractères, rien ne répugne tant à la raison que de prétendre les ramener tous à la même mesure et d’introduire dans les instructions de la vie civile une égalité rigoureuse et mathématique.
En critiquant le mouvement religieux et socialiste de Sillon dans son encyclique Notre charge Apostolique, le pape saint Pie X déclare que :
Le Sillon […] travaille, dit-il, à réaliser une ère d’égalité, qui serait par là-même une ère de meilleure justice. Ainsi, pour lui, toute inégalité de condition est une injustice ou, au moins, une moindre justice ! Principe souverainement contraire à la nature des choses, générateur de jalousie et d’injustice et subversif de tout ordre social. Ainsi la démocratie seule inaugurera le règne de la parfaite justice !
On peut retrouver des déclarations semblables dans l’enseignement des autres papes et, plus généralement, au sein de la tradition.
Barron déclare que l’inclusion ne peut pas être absolue, pour la même raison que la diversité ne peut pas l’être. L’inclusion est toujours synonyme d’inclusion au sein d’un ordre social donné. Mais à nouveau, tout ordre social de ce genre repose sur des engagements pris à l’égard de principes communs et d’un certain mode de vie défini par ces principes. Toute société se doit donc d’exclure ceux qui refusent de respecter ces principes. Selon l’évêque Barron, l’ouverture de l’Eglise à tous ne saurait prouver le contraire. Comme il le dit, l’Eglise accueille tout le monde, mais uniquement d’une façon en accord avec les conditions imposées par le Christ, et non pas selon celles des personnes à accueillir.
On pourrait encore s’étendre longuement sur ce point. Pour renforcer l’argument de l’évêque Barron selon lequel la diversité, l’équité et l’inclusion ne sont pas des valeurs absolues, on peut remarquer avec évidence qu’elles seront absentes du paradis à bien des égards. Par exemple, on ne retrouvera pas au paradis la diversité des croyances religieuses. L’élément central du paradis est la vision béatifique – la connaissance directe, claire et distincte de l’essence même du Dieu trinitaire. C’est pour cela qu’au paradis il n’y aura ni athées, ni antitrinitaires, ni panthéistes, etc. Ce genre d’erreurs ne seront plus possibles. (Suis-je en train de dire qu’aucune personne qui commet ce genre d’erreurs en rapport avec la nature de Dieu ne sera sauvée, pas même par une ignorance invincible ? Non, je veux dire que même s’ils sont sauvés, ils ne persisteront pas dans ces erreurs au paradis, parce que la vision béatifique exclut cette possibilité.3)
Qu’en est-il de l’équité ? L’Eglise enseigne que dans l’au-delà, tous ne seront pas récompensés de la même manière. Par exemple, le concile de Florence déclare que les âmes de ceux qui sont sauvés “sont de suite dans le ciel et voient clairement le Dieu triple et un, mais les unes plus parfaitement que les autres, chacune selon son mérite.”4. D’une manière similaire, le concile enseigne que les damnés “vont directement en enfer où ils sont punis, mais avec des peines inégales.”5. Car tous les justes ne sont pas également justes et tous les méchants ne sont pas inégalement méchants. C’est ainsi que certaines inégalités sont destinées à persister pour toujours.
Sainte Thérèse de Lisieux a proposé une fameuse analogie dans son autobiographie Histoire d’une âme :
Une fois je m’étonnais de ce que le Bon Dieu ne donne pas une gloire égale dans le Ciel à tous les élus, et j’avais peur que tous ne soient pas heureux ; alors Pauline me dit d’aller chercher le grand » verre à Papa » et de le mettre à côté de mon tout petit dé, puis de les remplir d’eau, ensuite elle me demanda lequel était le plus plein. Je lui dis qu’ils étaient aussi pleins l’un que l’autre et qu’il était impossible de mettre plus d’eau qu’ils n’en pouvaient contenir. Ma Mère chérie me fit alors comprendre qu’au Ciel le Bon Dieu donnerait à ses élus autant de gloire qu’ils en pourraient porter et qu’ainsi le dernier n’aurait rien à envier au premier.
Mais Dieu n’aime-t-il pas tout le monde de la même manière ? Non, ce n’est pas le cas. Comme le soutient Thomas d’Aquin, même si en un sens, Dieu aime toute choses d’une manière égale dans la mesure où c’est par un seul même acte de la volonté qu’il aime tout, il aime aussi clairement dans un sens certaines choses plus que d’autres, ce qui se traduit précisément dans le fait qu’il n’a pas donné le même degré de bonté à toutes choses :
En un autre sens, quant au bien qu’on veut pour l’aimé, et là on dit que nous aimons davantage celui pour qui nous voulons un bien plus grand, quand même ce ne serait pas d’une volonté plus intense. De cette façon, on doit nécessairement dire que Dieu aime certains êtres plus que d’autres. Car, puisque l’amour de Dieu est cause de la bonté des choses, ainsi qu’on vient de le dire, une chose ne serait pas meilleure qu’une autre, si Dieu ne voulait pas un bien plus grand pour elle que pour une autre. […] Quand on dit que Dieu a un soin égal de toutes choses, cela ne signifie pas qu’il dispense par ses soins des biens égaux à toutes choses, mais qu’il administre toutes choses avec une égale sagesse et une égale bonté. […]
Il est nécessaire […] d’affirmer que Dieu aime davantage ceux qui sont meilleurs. En effet, c’est le vouloir de Dieu qui est cause que les choses soient bonnes et l’on dit que, pour Dieu, aimer quelque chose davantage, c’est vouloir pour lui un plus grand bien. Donc, si certains sont meilleurs, c’est uniquement parce que Dieu leur veut un bien plus grand, et il s’ensuit qu’il aime les meilleurs davantage.
Somme Théologique I.20.3-4
De plus, l’amour que Dieu a pour nous et l’amour envers les autres qu’il exige de notre part est en aucune façon sans limites et n’implique en aucun cas une attitude de tolérance envers les malfaiteurs. Thomas d’Aquin écrit que :
Dans les pécheurs on peut considérer deux choses : la nature et la faute. Par leur nature, qu’ils tiennent de Dieu, ils sont capables de la béatitude, sur la communication de laquelle est fondée la charité, nous l’avons dit. Et c’est pourquoi, selon leur nature, il faut les aimer de charité. Mais leur faute est contraire à Dieu, et elle est un obstacle à la béatitude. Aussi, selon leur faute qui les oppose à Dieu, ils méritent d’être haï s, quels qu’ils soient, fussent-ils père, mère ou proches, comme on le voit en S. Luc (14, 26). Car nous devons haïr les pécheurs en tant qu’il sont tels, et les aimer en tant qu’ils sont des hommes capables de la béatitude. C’est là véritablement les aimer de charité, à cause de Dieu. […]
Quand des amis tombent dans le péché, remarque Aristote, il ne faut pas leur retirer les bienfaits de l’amitié, aussi longtemps qu’on peut espérer leur guérison. Il faut les aider à recouvrer la vertu, plus qu’on ne les aiderait à recouvrer une somme d’argent qu’ils auraient perdue ; d’autant plus que la vertu a plus d’affinité avec l’amitié que n’en a l’argent. Mais, lorsqu’ils tombent dans une extrême malice et deviennent inguérissables, alors il n’y a plus à les traiter familièrement comme des amis.
Somme Théologique II-II.25.6
Dans ce dernier extrait, Thomas d’Aquin fait écho à l’enseignement du Christ sur le fait de reprendre le pécheur :
Si ton frère a péché [contre toi], va et reprends-le seul à seul. S’il t’écoute, tu as gagné ton frère. Mais s’il ne t’écoute pas, prends avec toi une ou deux personnes, afin que toute l’affaire se règle sur la déclaration de deux ou de trois témoins. S’il refuse de les écouter, dis-le à l’Eglise; et s’il refuse aussi d’écouter l’Eglise, qu’il soit à tes yeux comme le membre d’un autre peuple et le collecteur d’impôts.
Matthieu 18,15-17
Il est bien évident que ce refus d’inclure certaines personnes n’est pas absolu dans cette vie. Même les pécheurs qui semblent être les plus obstinés peuvent après tout finir par se repentir – l’un des buts de l’excommunication6 est en réalité, d’essayer d’aider la personne excommuniée à prendre conscience de la gravité de sa situation – et lorsqu’ils se repentent, on doit leur montrer l’amitié qu’on leur a refusée temporairement. Mais s’ils ne se repentent pas avant la mort, il n’y aura pas d’inclusion pour eux dans l’au-delà comme l’enseignent clairement et d’une façon irrémédiable les Ecritures, les pères de l’Eglise, les papes, les crédos, les conciles et les catéchismes (y compris l’évêque Barron qui est d’accord avec nous, par ailleurs)7. Il n’y aura alors aucun bureau DEI auquel ils pourront faire appel.
Il va sans dire que beaucoup de chrétiens d’aujourd’hui citent des passages de la Bible sur le pardon des péchés, la miséricorde de Dieu et d’autres dans le même genre pour défendre une inclusion radicale et l’universalisme8 tout en ignorant les nombreux passages qui excluent une telle interprétation. Ils colportent ces mauvaises interprétations sur un nombre sélectif de passages comme si elles apportaient un nouvel éclairage plus approfondi de l’Evangile. En réalité, il n’y a absolument rien de plus approfondi, mais juste cette ancienne erreur de hairesis ou de l’hérésie – “choisir” les doctrines du christianisme que vous aimez et ignorer les autres que vous n’aimez pas, ce qui au passage, déforme inévitablement les premières. L’égalitarisme radical ne puise pas ses sources dans l’enseignement du Christ mais dans un désordre de l’âme que Platon a analysé9 et dans l’apostasie du christianisme.
Illustration : Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple, peinture à l’huile, 1830 (Paris, musée du Louvre).
- Word on Fire est association d’apologétique catholique états-unienne dirigée par le prêtre connu Robert Barron assez connu sur Youtube.[↩]
- J’ai un peu rallongé la citation de Feser au début car la traduction française de l’encyclique y oblige.[↩]
- Etant Protestants, au mieux, cette partie est ambiguë sur le sort éternel des personnes qui rejettent des dogmes essentiels de la foi chrétienne (elles sont damnées si elles les rejettent consciemment et avec persistance, au pire, nous Feser affirme que c’est possible, et alors nous sommes en désaccord avec lui.[↩]
- En tant que Protestants sur ce site internet, nous pensons que l’homme est justifié par la foi sans les œuvres de la loi (lire Romains 3), donc sans mettre à contribution aucun mérite de sa part.[↩]
- Traduction personnelle n’ayant pas trouvé de traduction en français gratuitement en ligne de cette partie de l’acte du concile de Florence[↩]
- On peut généraliser cela à la discipline d’Eglise et à l’exclusion des membres qu’on retrouve dans les Eglises protestantes.[↩]
- On peut aussi généraliser cela aux Protestants (en tout cas la quasi-majorité jusqu’à maintenant, ce qu’on appelles Protestants historiques ou confessants, en particulier les Réformés, les Luthériens et les Réformés baptistes) qui reconnaissent toutes ces sources d’autorité (ils reconnaissent les crédos et les conciles œcuméniques des premiers siècles, l’autorité des pères de l’Eglise et ont chacun leurs propres crédos ou confessions de foi, leurs propres catéchismes), comme étant légitimes du moment que la Bible a le dernier mot (est l’unique source d’autorité ultime).[↩]
- L’universalisme est la position sotériologique (c’est-à-dire en lien avec le salut) selon laquelle tous les êtres humains sans exception seront sauvés, finiront par aller au paradis grâce à l’amour sans limites de Dieu.[↩]
- Platon donne cette analyse dans La République.[↩]
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