Depuis le concile de Trente et jusqu’au XIXe siècle, Rome a défendu l’idée que la révélation chrétienne était contenue en partie dans les Écritures et en partie dans des traditions orales et que l’une comme l’autre devaient être révérées avec le même respect. Considérez ce que dit le Concile de Trente :
Le saint concile de Trente, œcuménique et général, légitimement assemblé dans le Saint-Esprit, sous la présidence des trois mêmes légats du Siège apostolique, ayant toujours en vue de conserver dans l’Eglise, par la destruction de l’erreur, la pureté même de l’Evangile qui, promis d’abord par les prophètes dans les saintes Ecritures, a été ensuite promulgué, premièrement par Notre-seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, puis par les apôtres, auxquels il a commandé de le prêcher à tous les hommes, comme la source de toutes les vérités du salut et de toute règle des mœurs ; et considérant que cette vérité et cette règle de morale sont contenues dans les livres écrits, ou, sans écrit, dans les traditions qui, reçues par les apôtres de la bouche de Jésus-Christ même, ou transmises par les apôtres comme le Saint-Esprit les leur a dictées, sont parvenues de main en main jusqu’à nous ; le saint concile, suivant l’exemple des Pères orthodoxes, reçoit tous les livres tant de l’ancien que du nouveau Testament, puisque le même Dieu est l’auteur de l’un et de l’autre ; aussi bien que les traditions, qui regardent la foi ou les mœurs, comme dictées de la bouche même de Jésus-Christ ou par l’Esprit-Saint, et conservées dans l’Eglise catholique par une succession continue, elle les embrasse avec un égal sentiment de respect et de piété1.
Les deux sources
Le texte latin, qui mentionne « les livres écrits et les traditions non écrites », a été remanié entre le document préparatoire et la version finale. La version originelle contenait en effet « partiellement dans les livres écrits et partiellement dans les traditions » (partim… partim, en latin). Et certains catholiques romains ont fait grand cas de cette modification, comme si elle indiquait un changement de sens du texte2. Il convient de vérifier si c’était bien là l’intention des participants au concile. L’historien catholique Richard McBrien affirme :
Le Concile de Trente parle de deux sources de révélation, l’une écrite, l’autre non écrite3.
Le très respecté érudit catholique Yves Congar dit également :
Des témoins contemporains montrent que, bien que la formulation partim… partim… ait été abandonnée, c’est bien la position théologique partim… partim… que le concile souhaitait canoniser. La correspondance des légats révèle que le concile voulait définir, contre la Réforme, l’existence de traditions apostoliques non écrites contenant, possiblement, des vérités dogmatiques. […] Il est douteux que les théologiens post-tridentins, en particulier Canisius et Bellarmin, aient mal compris l’intention du concile en interprétant son texte dans le sens de partim… partim… et en admettant l’existence de points de doctrine soutenus par l’Église sur la base d’une tradition orale et non de l’Écriture. De plus, le concile lui-même a fait appel à une tradition orale sur des questions qui étaient assurément doctrinales. Les théologiens de l’époque ont fait exactement la même analyse.
De même, l’historien Heiko Oberman note :
Cette conclusion [selon laquelle le passage de partim… partim… à et était insignifiant] est confirmée par la déclaration du légat cardinal Cervini, qui annonce le 6 avril 1546, après une nuit passée à réviser le projet initial, que la version finale est « en substance » la même. Cela semble difficilement compatible avec l’idée que le concile aurait changé d’avis.
La vigoureuse protestation contre la formulation partim… partim…, qui est citée comme la cause présumée de ce changement, se révèle en réalité limitée à deux représentants, Bonacci et Nacchianti. Or, le premier était suspecté d’hérésie sur des points liés à l’Écriture et à la tradition, et le second avait été qualifié autrefois d’« avide de nouveautés ».
Le Catéchisme Romain (Catechismus Romanus, 1566) interprète d’ailleurs très clairement et comme partim… partim… lorsqu’il affirme que la Parole de Dieu est répartie entre l’Écriture et la tradition […] En bref, le Concile de Trente admet que toutes les vérités doctrinales ne se trouvent pas dans les Saintes Écritures. La Tradition est vue comme une seconde source qui ne se contente pas de développer le contenu des Écritures4.
Ainsi, Ineffabilis Deus du pape Pie IX parle des fontes divinae revelationis (sources, au pluriel, de la révélation divine).
La nouvelle tradition
Le monde académique a coutume de distinguer plusieurs concepts de la Tradition :
- Le concept Tradition I considère que l’Écriture est la seule source du dogme et que la tradition est utile en tant qu’exposition des Écritures, articulation de logique de celle-ci, etc.
- Le concept Tradition II correspond à la compréhension du Concile de Trente que nous avons esquissée plus haut : la révélation provient à la fois des Écritures et de traditions orales.
Depuis le concile de Trente, de l’eau a coulé sous les ponts, des travaux académiques aussi. Aujourd’hui, il n’est pas difficile de trouver des travaux qui concluent que l’Église antique des trois premiers siècles opérait avec l’idée que toutes les doctrines sont contenues dans l’Écriture (c’est-à-dire qu’elle adhérait à Tradition I)5. En fait, encore à l’époque de saint Augustin, ce dernier peut dire : « Il est remarquable en effet que les passages les plus clairs de l’Écriture renferment tout ce qui concerne la foi et les mœurs »6. Par ailleurs, certaines affirmations du Concile de Trente et de son catéchisme, comme le fait que la tonsure serait une tradition apostolique, n’ont plus aucune crédibilité historique.
Plusieurs mutations ont alors eu lieu dans le discours catholique contemporain :
- L’idée que le catholicisme serait la foi immuable des chrétiens a cédé la place à l’idée que le catholicisme est le développement légitime de la foi antique ; la distinction est fine, mais en pratique il s’agit de considérer que le catholicisme n’est plus « ce qui a été cru toujours et par tous » comme l’affirmait le canon de saint Vincent de Lérins mais ce qui découle légitimement de ce qui a été cru toujours et par tous. Comment déterminer un développement légitime d’un développement illégitime ? C’est là qu’intervient la deuxième mutation ;
- L’idée de l’infaillibilité papale, qui était loin d’être admise par tous avant le XIXe siècle, couplée à la proclamation comme dogme de l’Immaculée Conception, qui était pourtant niée par tous les docteurs chrétiens pendant près de 14 siècles, a engendré une épistémologie permettant de considérer comme dogmatique une vérité, du simple fait qu’elle soit déclarée comme telle par le magistère romain, et ce quand bien même il n’y aurait pas d’argument scripturaire ou traditionnel à faire valoir. Autrement dit, quand bien même l’Immaculée Conception serait absente de la Bible, ce qui est le cas, et quand bien même elle serait absente de la tradition patristique, ce qui est également le cas (rappelons qu’un récent colloque du CNRS déclare : « C’est à l’époque médiévale que la croyance selon laquelle la Vierge a échappé au péché originel apparaît. […] Aucun Père de l’Église ne s’est exprimé auparavant en ce sens7. »), peu importe en réalité. Le catholicisme moderne aboutit à une forme de Sola Roma.
Puisque j’ai évoqué en passant le fait que l’infaillibilité pontificale n’était pas admise par tous avant 1870, je rappelle que le catéchisme de Keenan (1860), en usage dans toute l’Église catholique en Irlande au XIXe, disait :
(Question) Les catholiques ne doivent-ils pas croire que le pape est infaillible ?
(Réponse) C’est une invention protestante, ce n’est pas un article de la foi catholique, aucune décision du pape ne peut passer outre l’hérésie à moins qu’elle soit reçue par le corps enseignant, c’est-à-dire les évêques de l’Église.
De même, le célèbre Abbé Migne, au même siècle, déclarait dans son Encyclopédie théologique :
Le clergé de France et toutes les universités du royaume reconnaissent la même vérité, sans cependant croire que le pape soit infaillible ou qu’il ait aucun pouvoir sur le temporel des rois. La primauté du pape dans l’Église est une primauté d’honneur et de juridiction […] Quoique les décisions du pape ne soient pas infaillibles, elles doivent cependant être d’un grand poids8.
Je referme cette parenthèse et reprend le cours de notre développement sur les évolutions récentes du concept de tradition dans le catholicisme romain.
Ainsi, Keith Mathison introduit avec Oberman le concept de Tradition III : la tradition n’est plus simplement une transmission (Tradition I) ou une seconde source (Tradition II), mais elle est identifiée avec l’enseignement actuel du Magistère, qui détermine le contenu et l’interprétation de la Révélation9. La tradition devient un concept mouvant (ou « vivant », comme les catholiques préfèrent le dire) et qui ne signifie rien de plus ni de moins que « ce que Rome tient aujourd’hui comme son enseignement officiel ». La tradition objective, historique, cède la place à une tradition actuelle, c’est-à-dire à la voix d’un magistère contemporain.
Heiko Oberman décrit ainsi les évolutions récentes sur ce sujet :
Les deux notions de développement vivant et d’autorité contraignante du magistère de l’Église, auxquelles ont contribué au même siècle le cardinal Newman et le théologien systématique Jos. Scheeben († 1888), ainsi que la proclamation des dogmes de l’Immaculée Conception de la Vierge Marie (1854), de l’infaillibilité pontificale (1870) et de l’Assomption corporelle de la Vierge immaculée (1950), ont conduit à notre époque à une reconsidération de la relation entre le Magistère, en tant que tradition active, et les soi-disant sources de la Révélation, considérées comme la tradition objective.
En dépit des apparences, le débat sur la relation entre l’Écriture et la tradition extra-biblique a perdu une partie de son urgence d’autrefois. Un concept de Tradition III est en cours d’élaboration par ceux qui tendent à voir dans le magistère de l’Église la seule et unique source de la révélation. L’Écriture et la tradition ne sont alors guère plus que des monuments historiques du passé10.
Ainsi, le rôle du théologien n’est plus tellement d’exposer les Écritures et la tradition, mais de trouver en elles les enseignements actuels du magistère. Ainsi, l’encyclique Humani Generis enjoint :
Il est vrai encore que les théologiens doivent toujours remonter aux sources de la révélation divine ; car il leur appartient de montrer de quelle manière ce qui est enseigné par le magistère vivant est explicitement ou implicitement trouvé dans la Sainte Ecriture et la divine tradition.
Ainsi, Oberman commente :
Humani Generis, publié en 1950, a déclaré qu’il revient à la théologie de montrer en quoi une doctrine définie par l’Église est contenue dans les sources de la foi : l’Écriture et la tradition. La tâche du docteur, qu’il soit exégète ou historien de l’Église, est de relire les décisions doctrinales les plus récentes à la lumière de ces sources.
D’un point de vue historique médiéval, on peut dire que ce qui était autrefois la fonction vivante du Docteur en Écriture, se tenant aux côtés de l’évêque comme gardien du dépôt de la foi, s’est désormais transformé en un rôle d’apologète du Magistère de l’Église : le Docteur est devenu l’ancilla papae 11!
Ainsi, le théologien catholique Walter Brughardt commente :
Un argument valable en faveur d’une tradition dogmatique, et donc de l’enseignement passé de l’Église, peut être construit à partir de son enseignement présent. C’est d’ailleurs cette approche que la théologie a adoptée pour établir la définissabilité de l’Assomption avant le 1er novembre 1950. Elle a commencé par un fait : le consensus actuel, tant dans l’Église enseignante que dans l’Église enseignée, selon lequel l’Assomption corporelle a été révélée par Dieu. Si cela est vrai, si c’est l’enseignement du magistère du moment, si c’est aujourd’hui la tradition de l’Église, alors cela a toujours fait partie intégrante de l’enseignement de l’Église, partie intégrante de la tradition.
Sola Roma : la papauté en roue libre
Ce glissement de sens du mot tradition est l’histoire d’une « autonomisation épistémologique » de Rome. En effet, par la théorie des deux sources de la révélation, Rome a dans un premier temps publié sa « déclaration d’indépendance » vis-à-vis des Écritures : peu importe que cette doctrine soit contenue dans la Bible, puisqu’elle peut provenir de la Tradition. Et, par cette redéfinition de la Tradition apostolique pour signifier « ce que le magistère actuel considère être la tradition », Rome a également pris son autonomie vis-à-vis de la Tradition. C’est ce qu’il s’est produit avec la doctrine de l’Immaculée Conception, c’est également ce qu’il s’est produit plus récemment avec la question du salut des non catholiques ou encore avec la peine de mort.
Ainsi, il m’est arrivé fréquemment de faire l’expérience, après avoir proposé un argumentaire patristique pour telle ou telle position protestante, de me voir opposer de la part d’un catholique romain l’idée que, de toute façon, le magistère a tranché la question. D’un point de vue épistémologique, la source immédiate d’accès à la révélation divine n’est ni l’Écriture, ni la tradition, c’est le magistère actuel : Sola Roma. L’Écriture est floue, la Tradition se contredit, il reste alors une dernière bouée face au scepticisme épistémologique sur lequel repose cette conception : un magistère infaillible. Inutile de dire que l’idée même d’un tel développement doctrinal et d’une tradition mouvante est une nouveauté. Inutile de préciser que l’idée d’une infaillibilité papale provient de la fin du Moyen-Âge. Qu’importe, finalement, que tout cela soit nouveau, le catholicisme est désormais en roue libre, rattaché artificiellement aux Écritures et à la Tradition qui ne sont plus normatives que dans la mesure où le magistère actuel relève tel ou tel aspect comme normatif. Ainsi, le cardinal Manning relevait en toute lucidité :
C’était l’accusation des Réformateurs que les doctrines catholiques n’étaient pas primitives. Et leur prétention était de « revenir à l’Antiquité ». Mais l’appel à l’antiquité est à la fois une trahison et une hérésie. C’est une trahison parce qu’il rejette la voix divine de l’Église à cette heure, et une hérésie parce qu’il nie que cette voix soit divine. Comment pouvons-nous savoir ce qu’était l’antiquité, sinon par l’Église ? […] Je peux dire en toute vérité que l’Église n’a pas d’antiquité. Elle repose sur sa propre conscience surnaturelle et perpétuelle[…]. La seule preuve divine pour nous de ce qui était primitif est le témoignage et la voix de l’Église à cette heure12.
- Concile de Trente, Session IV, 8 avril 1546.[↩]
- Leith, John H. Creeds of the Churches: A Reader in Christian Doctrine from the Bible to the Present. Garden City, NY: Doubleday & Company, 1963, pages 73-78.[↩]
- Richard P. McBrien, Catholicism : Completely Revised and Updated, HarperCollins, 1994, p. 62.[↩]
- Oberman, Heiko A. The Dawn of the Reformation: Essays in Late Medieval and Early Reformation Thought. Edinburgh, T&T Clark, 1986, page 288.[↩]
- Oberman, Heiko A. The Dawn of the Reformation: Essays in Late Medieval and Early Reformation Thought. Edinburgh, T&T Clark, 1986 ; Lane, Anthony N. S. A Concise History of Christian Thought. Grand Rapids, Baker, 2006 ; Lane, Anthony N. S. « Scripture, Tradition and Church: An Historical Survey. » Vox Evangelica 9 (1975): 37-55 ; Mathison, Keith A. The Shape of Sola Scriptura. Moscow, Canon Press, 2001 ; Webster, William. « Rome’s New and Novel Concept of Tradition. » The Highway. Disponible en ligne : the-highway.com. Nous devons en grande partie notre article aux travaux de Mathison.[↩]
- Augustin, De la Doctrine Chrétienne II, 9.[↩]
- Éléonore Fournié et Séverine Lepape-Berlier, « L’Immaculée Conception : une croyance avant d’être un dogme, un enjeu social pour la Chrétienté », L’Atelier du Centre de recherches historiques, 10, 2012, §§ 1, 3.[↩]
- Migne, Jacques-Paul, et al. Encyclopédie théologique. Paris : Abbé Migne, 1853, p. 736.[↩]
- Mathison, Keith A. The Shape of Sola Scriptura. Moscow, Canon Press, 2001.[↩]
- Oberman, Heiko A. The Dawn of the Reformation: Essays in Late Medieval and Early Reformation Thought. Edinburgh, T&T Clark, 1986, pages 289-290.[↩]
- Oberman, Heiko A. The Dawn of the Reformation: Essays in Late Medieval and Early Reformation Thought. Edinburgh, T&T Clark, 1986, pages 292-293.[↩]
- Manning, Henry Edward. The Temporal Mission of the Holy Ghost: Or Reason and Revelation. New York, J.P. Kenedy & Sons, 1865, pages 227-228.[↩]
C’est parfait