La mort dans la dignité, un dangereux euphémisme ? – Christopher Kaczor
25 avril 2025

Dans l’urgence de la situation actuelle, alors que l’euthanasie (qui n’est rien de moins que le fait de tuer intentionnellement un être humain) s’apprête à être votée par l’Assemblée nationale et qu’il y a un vide intersidéral chez les chrétiens protestants et évangéliques sur le sujet, je vous propose un résumé du chapitre Is « Death with Dignity » a Dangerous Ephemism ? du très bon de livre de bioéthique Disputes in Bioethics: Abortion, Euthanasia, and Other Controversies de Christopher Kaczor, un philosophe catholique thomiste. Dans ce chapitre, Kaczor démontre que quel que soit le sens dans lequel on parle de dignité, celle-ci ne saurait justifier l’euthanasie en se basant sur une soi-disant « dignité dans la mort » ou « droit de mourir dans dignité ».

Introduction

Kaczor commence par examiner de près les termes du débat sur la légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté par un médecin.

Tout d’abord, il fait remarquer très justement qu’il est trompeur de parler de « mort dans la dignité » et du « droit de mourir dans la dignité », et qu’il serait donc plus correct de parler de droit à tuer intentionnellement ou de mettre intentionnellement fin à la vie de quelqu’un.

L’euthanasie ou l’homicide par compassion est définie comme le fait de tuer intentionnellement un être humain au bénéfice de la personne tuée. Cet acte est soit un moyen, soit une fin en soi. L’euthanasie peut être active (un acte positif intentionnel) ou bien passive (une omission intentionnelle). L’auteur précise qu’il limitera sa discussion à l’euthanasie qu’on entreprend pour le bien de celui qu’on tue. On justifie le droit de tuer intentionnellement un individu en invoquant la « dignité de sa mort ».

L’euthanasie et la dignité comme épanouissement

Premièrement on peut définir la dignité de quelqu’un (souvent celle d’un être humain comme dans le cas présent) comme son épanouissement. Cette définition implique alors son bien-être moral et non moral. Elle présuppose que cet être humain continue à exister. Nul ne peut jouir d’une vie épanouie s’il est mort.

Une fois cette définition de la dignité comme épanouissement adoptée, le défenseur de l’euthanasie affirme qu’une fois que l’épanouissement tombe sous un certain seuil, il est préférable pour l’individu de ne plus exister et donc de chercher la mort.

Kaczor répond à cet argument avec la question rhétorique suivante : comment le fait pour un individu de descendre dans l’« échelle » du dysfonctionnement physique pourrait constituer un avantage quelconque ? La réponse est claire : d’aucune façon. En effet, tuer un individu détruit complètement son bien-être physique, l’empêche ainsi complètement de s’épanouir par la suite de quelque façon que ce soit. Par conséquent, l’euthanasie ne peut jamais constituer un avantage quelconque.

Dit autrement, les avantages sont censés améliorer un individu dont on suppose déjà l’existence. Or le meurtre intentionnel d’un individu le rend inexistant. Donc l’euthanasie ne peut pas constituer un avantage pour un individu.

L’euthanasie et la dignité comme attribution

Une seconde stratégie pourrait consister à définir la dignité de quelqu’un par la valeur qu’il s’attribue. Dans cette optique, la dignité dépendrait du jugement et du choix des êtres humains. C’est la dignité comme attribution ou comme valeur extrinsèque.

À première vue, la dignité comme attribution semble ne pas avoir de rapport avec l’euthanasie. Cependant, le défenseur de l’euthanasie pourrait l’utiliser pour la justifier en affirmant la chose suivante. Ceux qui sont intentionnellement tués n’ont plus ou n’auront bientôt plus aucune valeur, car la valeur dépend du jugement et du choix des êtres humains. Si certaines catégories de personnes sont jugées sans valeur, il n’y aurait donc aucun inconvénient à les tuer. Cet argument ne tient la route que si l’on suppose que les êtres humains n’ont pas de dignité intrinsèque. Si la dignité est intrinsèque, chaque personne a le droit d’être respectée, et ce quelle que soit sa condition. Kaczor fait remarquer qu’une personne souffrante peut se considérer dépourvue de dignité alors que son auto-évaluation peut être erronée.

Le défenseur de l’euthanasie peut aussi la justifier en invoquant la dignité comme attribution couplée au respect des choix autonomes. Respecter la dignité d’une personne impliquerait d’accepter son choix de mourir. Cependant, l’auteur soutient que la dignité comme attribution ne nous contrait pas à respecter tous les choix des autres car un choix autonome peut être égoïste, stupide, irrationnel ou bien immoral. Les lois qui autorisent l’euthanasie créent une exception à la règle qui pose que tous les membres de la communauté ont un droit égal de voir leur vie protégée. Les pro-euthanasie pourraient répondre que le cas de la personne voulant mettre fin à sa vie est analogue à celui d’une personne qui brûle intentionnellement un drapeau usé pour honorer le pays qu’il représente. Mais cette analogie ne convient pas car le drapeau n’est qu’un symbole, tandis que la vie humaine est intrinsèquement bonne. Tuer une personne ne l’honore pas, mais lui inflige un mal.

L’euthanasie et la dignité comme valeur intrinsèque

Selon Sulmasy, tous les autres sens de la dignité reposent sur la dignité comme valeur intrinsèque. Pour montrer cela, un argument classique contre l’euthanasie et le suicide inspiré de la fameuse maxime de Kant affirme que l’homme n’est pas une chose dont on se sert comme un simple moyen, mais qu’on doit toujours le considérer comme une fin en soi. Les personnes humaines ont une dignité intrinsèque contrairement aux choses qui ont un prix (un téléphone, une voiture, de la nourriture, etc.). Leur valeur ne dépend pas des expériences qu’elles vivent, mais de ce qu’elles sont. Un être humain n’a pas moins de valeur quand il éprouve plus ou moins de douleur ou de plaisir qu’avant et que les autres. Or l’euthanasie détruit la personne (dans son existence corporelle) et la considère donc comme un moyen pour atteindre une fin comme mettre fin à la souffrance, respecter une décision, économiser de l’argent. Elle contrevient donc à la maxime de Kant et est donc immorale.

Kaczor répond ensuite à l’objection suivante : si l’on s’oppose à l’euthanasie, cela implique nécessairement d’utiliser tous les traitements qui prolongent la vie. Cette objection n’est pas concluante car certains traitements peuvent s’avérer plus pénibles que bénéfiques. Or, ce qui est en jeu ici, ce n’est pas la valeur de l’être humain, mais la valeur du traitement en question.

Un autre argument pro euthanasie s’appuie sur une espèce de dualisme cartésien à la Platon et à la Descartes qui considère que l’homme est essentiellement esprit. Il dit que certes, la personne humaine a une valeur inaliénable et qu’on ne peut donc pas la considérer comme un moyen, mais que le corps humain, n’étant qu’un conteneur (comme une voiture contient un homme) de l’être humain et non une partie de son essence, on peut très bien le considérer comme un moyen et penser qu’il n’a pas de valeur inaliénable. Le problème de cette objection, c’est qu’elle présuppose le bien fondé d’un tel dualisme. Or, il fait tout au moins l’objet d’importantes polémiques : l’homme n’est pas seulement un fantôme dans un corps, mais un organisme biologique (son corps fait aussi partie de son essence), donc son corps aussi a une valeur inaliénable. C’est la position de l’hylomorphisme.

L’euthanasie et la dignité comme autonomie

La version avec l’autonomie prise au sens de Kant

Une dernière stratégie consiste à réduire la dignité à l’autonomie. Mais dans ce cas, l’autonomie aussi peut être comprise de différentes manières. Selon Kant, l’autonomie est la loi que se donne la raison pratique et qui oblige tous les êtres rationnels à agir conformément à l’impératif catégorique : traiter l’humanité toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen. Si l’on adopte ce sens de l’autonomie, l’euthanasie est immorale. En effet, détruire un individu ayant une valeur absolue pour une autre fin, même si elle est en soi légitime comme éliminer la souffrance, ce n’est pas agir de manière autonome.

La version avec l’autonomie prise au sens d’un libre consentement éclairé

Pris dans un autre sens, l’autonomie est l’exercice d’une décision prise avec un consentement éclairé. De nombreux philosophes pro euthanasie comme Robert Nozick, Ronald Dworkin, Thomas Nagel, John Rawls, Judith Jarvis Thomson et Thomas Scanlon affirment que si l’on réduit la dignité à l’autonomie et qu’une personne consent de manière éclairée et délibérée d’avoir recours au suicide assisté ou à l’euthanasie, ces pratiques sont justifiées.

Cependant, cet argument qui insiste pour qu’on respecte le choix autonome d’un individu suppose que celui-ci qu’il accorde une certaine valeur à ses différents buts selon un ou plusieurs critères. Or, quand un individu accorde de la valeur à ses buts, il en accorde implicitement une aussi à sa propre personne. S’il juge que tel but a de la valeur, c’est parce que lui-même a de valeur et qu’il a le droit de continuer à vivre. Par conséquent, la dignité comme autonomie présuppose en réalité la dignité comme valeur intrinsèque. Autrement dit, l’autonomie d’une personne n’a d’importance que si la personne a de l’importance en tant que fin en soi. Mais l’on vient de voir que l’euthanasie est injustifiée car elle considère l’homme comme un moyen et non plus comme une fin en soi1.

De plus, le critère du libre consentement pour justifier l’euthanasie semble incohérent. Prenons deux patients souffrants en fin de vie : un encore en état de donner son libre consentement et un autre qui en est incapable en raison d’une maladie mentale. avec celui qui se base sur le but de mettre fin aux souffrances. Selon le critère retenu, l’euthanasie serait justifiée uniquement pour le premier, mais pas pour le second, et ce même si elle serait bénéfique autant pour le second que pour le premier. Ce qui semble contradictoire.

Examinons maintenant le cas où le défenseur de l’euthanasie pense que le libre consentement n’est certes pas une condition nécessaire à l’euthanasie, mais seulement une condition suffisante. Dans ce cas là, si une personne capable de donner son libre consentement juge que sa vie ne vaut plus la peine d’être vécue, il est alors justifié de lui donner accès à l’euthanasie ou au suicide assisté.

  • Le problème, c’est que le seul critère du libre consentement est vague et discriminatoire. En effet, on considère alors que la vie de certains a moins de valeur : celle des gens qui sont incapables d’accorder de valeur à leur vie ou qui n’en accordent plus. Par exemple les gens en dépression, les personnes atteintes de handicap mental, les personnes victimes de manipulation.
  • Qui plus est, cet argument suppose une vision dualiste de l’homme : sa vie n’a de la valeur que lorsqu’il a un désir de vivre. Donc il n’existe vraiment que quand il a des désirs et son corps n’est en somme qu’un simple réceptacle extérieur à lui.
  • Enfin, cet argument implique de rendre disponibles l’euthanasie et le suicide assisté aussi pour les adultes et les mineurs doués du libre consentement qui ne sont pas en fin de vie ou qui ne souffrent pas du tout sur le plan physique. Ainsi, n’importe qui en état de décider que sa vie ne vaut plus la peine d’être vécue pourrait légitimement bénéficier de l’euthanasie ou du suicide assisté. Par exemple, une personne qui a vécu un échec dans une relation amoureuse ou une épreuve dans sa vie.

Illustration de couverture : Pieter Brueghel l’Ancien, Le suicide de Saül, huile sur panneau de bois, 1562.

  1. Kaczor s’inspire ici des philosophes Bird et Gewirth.[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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