Comment le Pape François a changé l’Église – Ross Douthat
7 mai 2025

À l’occasion du décès récent (nous sommes le 5 mai 2025 au moment où j’écris ces lignes) du pape François, j’ai lu To Change the Church: Pope Francis and the Future of Catholicism de Ross Douthat, publié en 2018. Cet ouvrage retrace les efforts de réforme du pape François jusqu’à cette date, en particulier dans le contexte de la vive controverse autour de l’interprétation d’Amoris Laetitia. Les événements postérieurs à 2018 n’ont pas invalidé les analyses de Douthat ; au contraire, elles restent pertinentes. Ce livre, écrit par un journaliste catholique, offre une perspective éclairante sur les dynamiques actuelles de l’Église romaine.

Un concile ambigu : les origines du débat (1962-2012)

L’histoire contemporaine de l’Église romaine prend racine dans le concile Vatican II, convoqué par Jean XXIII entre 1962 et 1965. Comprendre cet événement est complexe, car deux historiographies s’opposent radicalement :

  • L’historiographie moderniste : Vatican II marque le triomphe du Saint-Esprit sur une Église jugée trop médiévale, qu’il était urgent de réformer. Ce concile aurait aboli la structure verticale de l’Église, rejeté l’antisémitisme, et embrassé la démocratie et la liberté religieuse. En somme, l’Église aurait enfin rejoint la modernité. Cependant, les papes Jean-Paul II et Benoît XVI, qualifiés de conservateurs, auraient freiné cet « esprit de Vatican II » en réaffirmant des doctrines jugées rétrogrades, comme l’opposition à la contraception, et en consolidant l’autorité cléricale.
  • L’historiographie conservatrice : Vatican II visait à adapter l’Église au monde moderne sans altérer ses principes fondamentaux ni son enseignement. Les libéraux auraient tenté de détourner le concile pour imposer un libéralisme perçu comme destructeur. Heureusement, Jean-Paul II et Benoît XVI auraient corrigé ces dérives, et il suffirait d’attendre que les idées libérales s’éteignent d’elles-mêmes.

Qui a raison ? Ross Douthat suggère avec nuance que le concile est intrinsèquement ambigu, portant en lui les germes des deux visions – moderniste et conservatrice. Les factions de l’Église romaine, incapables de s’accorder, ont juxtaposé leurs positions sans les réconcilier. Cette ambiguïté a été amplifiée par la dispersion du concile juste avant l’onde de choc de la révolution sexuelle des années 1960, qui a poussé chaque camp à réagir différemment, sans coordination avec le reste de l’Église.

Concile de Vatican II, photographie de Lothar Wolleh

Depuis les années 1960, l’Église romaine consacre une énergie considérable à débattre de l’interprétation de Vatican II. Deux visions de l’Église, radicalement opposées, coexistent au sein d’une même institution, chacune espérant triompher lors du prochain conclave.

Les conservateurs bénéficient des atouts suivants :

  1. Une majorité de fidèles catholiques dans le monde, peu séduits par le libéralisme occidental.
  2. Une contre-culture résiliente face au modernisme, qui leur permet de perdurer.
  3. Le soutien des papes de la fin du XXe siècle, notamment Jean-Paul II et Benoît XVI.

Mais ils souffrent de faiblesses :

  1. Une posture défensive, peu missionnaire, qui limite leur expansion.
  2. Un repli dans des cercles fervents, parfois perçus comme extrémistes, qui rebutent les catholiques modérés.
  3. Des alliances politiques conservatrices qui les éloignent de certains catholiques du tiers-monde.
  4. L’incapacité des papautés de Jean-Paul II et Benoît XVI à éliminer l’influence libérale, tout au plus affaiblie.

Les libéraux, quant à eux, disposent des forces suivantes :

  1. Le soutien implicite de la culture moderne, qui exerce une pression constante sur l’Église et amplifie leur influence.
  2. Une vision progressiste qui les pousse à poursuivre les « réformes de Vatican II » avec détermination, quelles que soient les circonstances.

Leurs faiblesses sont toutefois notables :

  1. Les expérimentations des années 1970, comme la théologie de la libération en Amérique du Sud, ont souvent échoué (le Brésil, par exemple, est devenu majoritairement évangélique).
  2. Ils séduisent les non-croyants, mais peinent à convaincre les catholiques pratiquants, ce qui limite leur poids dans l’Église.
  3. Leur assimilation à la modernité freine les vocations sacerdotales, compromettant leur renouvellement.

Cette lutte entre l’éléphant et la baleine n’a pas de vainqueur clair. Depuis 1969, l’Église catholique vit dans une trêve précaire.

C’est dans ce contexte que Benoît XVI, invoquant des raisons de santé et estimant son mandat accompli, démissionne en 2013, cédant la place à un successeur.

Jorge Bergoglio devient le pape François (2013)

Lors du conclave de 2013, l’archevêque de Buenos Aires, Jorge Bergoglio, est élu pape sous le nom de François avec une majorité écrasante (95 voix sur 115, au 5e tour). Seuls les traditionalistes les plus intransigeants ne l’ont pas soutenu. Étonnamment, il rallie à la fois les cardinaux européens libéraux, qui voient en lui une ouverture à la modernité, et les cardinaux africains conservateurs, séduits par son passé de répression d’un libéralisme marxisant chez les jésuites argentins dans les années 1970. Tous perçoivent en lui une figure politique ferme, capable de mener des réformes institutionnelles et de lutter contre la corruption, des tâches que Benoît XVI reconnaissait lui-même ne pas maîtriser.

Dès ses premiers mois, François marque les esprits par une simplicité radicale, renonçant à l’apparat traditionnel de la papauté. Il remet les questions sociales au cœur du discours pontifical, un rééquilibrage jugé nécessaire après le pontificat théologique et conservateur de Benoît XVI. Si cette approche surprend certains conservateurs, elle est largement perçue comme un retour à l’équilibre.

Le pape François et Benoît XVI

La réforme du mariage (2014-2018)

Un dogme réputé intouchable

Dans l’Église romaine, la tradition interdit la communion aux personnes divorcées et remariées, une règle particulièrement rigide comparée à d’autres confessions chrétiennes. Son application est ardue dans des sociétés où le divorce est fréquent. Conservateurs et libéraux s’opposent frontalement : les premiers défendent le principe avec vigueur, tout en discutant de son application pratique ; les seconds souhaitent purement et simplement abolir la règle. Une solution de compromis aurait pu consister à élargir les conditions d’annulation des mariages dans le droit canonique, sans toucher à la doctrine.

Pourtant, l’indissolubilité du mariage est un dogme central, presque inamovible. Comme l’explique Douthat :

Le problème du remariage et de la communion touchait au cœur de la doctrine. La proposition de Kasper (permettre la communion aux divorcés remariés) était d’autant plus controversée qu’elle remettait en cause un principe plus ancré dans l’Écriture que l’interdiction de la contraception, plus directement lié aux paroles de Jésus que la question de l’homosexualité, et appliqué avec plus de constance que les débats récents sur l’euthanasie. L’indissolubilité du mariage était la pierre angulaire de l’enseignement catholique sur la sexualité : tout écart, de la fornication prémaritale à la masturbation, était considéré comme un péché grave. – Douthat, To Change the Church, chap. 6, p. 106.

C’est dans ce contexte que le cardinal Kasper propose, fin 2013, un « chemin pénitentiel » permettant aux divorcés remariés d’accéder à l’eucharistie. Cette idée est inscrite à l’agenda du synode sur la famille de 2014, révélant le style autoritaire du pape François.

Des synodes sous influence

Pour préparer le synode extraordinaire de 2014, François nomme le cardinal Baldisseri, récemment promu, et l’archevêque Bruno Forte, un théologien progressiste. Tous deux annoncent clairement leur intention de faire adopter la proposition de Kasper. Edward Pentin, dans The Rigging of a Vatican Synod?, documente les irrégularités qui suivent :

  • Une semaine avant le synode, Baldisseri confie en privé vouloir modérer, voire étouffer, les voix traditionalistes.
  • Baldisseri et Forte déclarent que les débats ne seront pas publiés intégralement, mais filtrés par le service de presse du Vatican.
  • Le cardinal Burke, traditionaliste, tente de distribuer un livre défendant la position conservatrice aux participants. La plupart des envois disparaissent mystérieusement dans la poste vaticane.
  • Quelques jours après le début du synode, les conservateurs constatent que les communiqués de presse évoquent un consensus sur la réforme, en décalage avec les débats réels.
  • François nomme six rédacteurs pour le document final, dont cinq sont des progressistes notoires. Dans ses homélies, il fustige les pasteurs rigides qui s’opposent au changement.
  • La publication du rapport intermédiaire, envoyé à la presse avant même que les évêques ne l’aient lu, provoque un tollé. Le texte, rédigé à l’avance, prétend refléter un consensus en faveur de l’ouverture de la communion aux divorcés remariés.
  • Les évêques découvrent que les amendements au document final seront censurés par Baldisseri et Forte. Face aux protestations, François autorise la publication des rapports, dont sept sur dix critiquent vivement le texte.

Loin de favoriser un consensus, le synode de 2014 exacerbe les tensions. Le synode ordinaire de 2015 n’est pas plus transparent :

  • Alors que les conférences épiscopales privilégient des délégués conservateurs, François impose ses propres participants, majoritairement progressistes.
  • Les débats se tiennent à huis clos, les rapports à la presse étant contrôlés par Baldisseri et Forte. Un archevêque polonais, qui communique directement, est sanctionné par Baldisseri.
  • Le document préparatoire du synode est orienté vers le progressisme.
  • Treize cardinaux, dont certains proches de François, publient une lettre ouverte dénonçant les manipulations. François balaie leurs critiques, les accusant de complotisme.
  • Face à l’absence de consensus, les libéraux proposent de décentraliser la question aux conférences épiscopales nationales, puis de la traiter au cas par cas entre prêtres et fidèles – une idée rejetée par Jean-Paul II. Ces propositions échouent.
  • Le document final, ambigu, parle d’« accueil » sans trancher sur la communion aux remariés. Les progressistes revendiquent une victoire, arguant que la doctrine traditionnelle n’est pas réaffirmée ; les conservateurs, eux, se réjouissent de l’absence d’une réforme explicite.
Archevêque Bruno Forte, organisateur des synodes sur la Famille

Amoris Laetitia : l’ambiguïté comme stratégie

À l’époque, je n’avais pas suivi ces synodes, mais le document qui en découle, Amoris Laetitia, publié en mars 2016, a retenu mon attention. Ce texte, le plus long jamais produit par un pape, brille par son ambiguïté. Il n’entérine pas la doctrine traditionnelle, mais pose des prémisses progressistes sans en tirer de conclusion claire. François ignore les 20 pages de corrections proposées par la Congrégation pour la doctrine de la foi. Lorsqu’il aborde enfin la communion aux divorcés remariés, il renvoie la question au « forum intérieur » entre prêtre et fidèle – une proposition minoritaire du synode de 2015, jamais adoptée. Et ce, dans une simple note de bas de page. Quelle est l’autorité d’une note de bas de page dans le magistère ?

Les conservateurs choisissent souvent d’ignorer cette note. L’unité doctrinale de l’Église romaine se fracture : les évêques de Malte autorisent la communion aux remariés sans réserve, invoquant l’obéissance au pape ; les évêques africains, eux, maintiennent la discipline traditionnelle et interdisent toute déviation. Comme le note Douthat, ce n’est plus une question de pratiques divergentes, mais de définitions concurrentes de la doctrine de l’indissolubilité du mariage selon les évêques.

En tant que protestant, je me souviens avec amusement de cette période où les blogueurs catholiques conservateurs affirmaient le jour que rien n’avait changé, que la note de bas de page n’était ni progressiste ni normative. La nuit, François écrivait aux évêques argentins pour confirmer que la communion aux remariés était bien l’interprétation correcte. Le lendemain, les mêmes blogueurs expliquaient que cette lettre ne pouvait être infaillible, car François contredisait un certain « Templar_crusader78 ».

Les dubia ignorées

Les conservateurs semblaient plus confiants lorsque les cardinaux Burke, Brandmüller, Caffarra et Meisner soumettent des dubia, des questions officielles demandant à François de clarifier si les interdictions traditionnelles restent en vigueur. Le pape refuse de répondre, même lorsque l’affaire devient publique. Contrairement à leurs attentes, les évêques conservateurs ne se mobilisent pas en masse ; la majorité attend une réponse qui ne vient pas. François, lui, patiente jusqu’au décès de trois des quatre cardinaux avant d’intégrer sa lettre aux évêques argentins dans les actes officiels du Saint-Siège.

Fait remarquable, une telle réforme au XVIIe siècle aurait provoqué des émeutes. En 2016, le débat reste confiné aux « catholiques professionnels », sans impact visible sur les paroisses. La popularité de François reste stable, et les défections de l’Église n’accélèrent ni ne ralentissent. Quelques théologiens, comme le cardinal Burke, déchu de ses privilèges, sont sévèrement sanctionnés.

Par l’ambiguïté et le silence, François parvient à imposer une réforme jugée impensable. Même l’ouverture des bénédictions aux couples homosexuels – ou plutôt, aux « personnes qui se trouvent être en couple qui se trouve être du même sexe, mais ça n’a rien à voir » – a généré moins d’énergie qu’Amoris Laetitia : les conservateurs occidentaux se sont contentés de se lamenter, les évêques africains se sont contentés de l’ignorer. Burke et les opposants de 2014-2015 sont marginalisés, tandis que François nomme une majorité de progressistes à des postes clés, accumulant un pouvoir personnel considérable.

En 2013, seuls les protestants voyaient en lui un « antichrist ». En 2023, certains catholiques partagent ce sentiment.

Cardinal Burke, opposant le plus audible du pape François

Une interprétation du pontificat de François

À partir des analyses de Douthat, je propose une lecture, nécessairement discutable, du pape François et de son action. Je serais ravi d’être corrigé si nécessaire.

François ne me semble pas être un libéral doctrinal convaincu, mais plutôt un pragmatique doté d’un sens aigu de la politique ecclésiastique. Il est l’antithèse de Ratzinger/Benoît XVI, théologien découragé par la bureaucratie vaticane. François, lui, maîtrise les leviers du pouvoir pour faire avancer des réformes complexes.

Peut-être ambitionnait-il une voie médiane, un « conservatisme progressiste » que beaucoup espéraient. Mais face à l’opposition conservatrice, il perd patience – une qualité qu’il ne possède guère – et, avec elle, sa modération. Il nomme alors massivement des libéraux aux postes stratégiques tout en marginalisant les conservateurs.

Je ne peux m’empêcher d’admirer sa clairvoyance politique : François a compris qu’il n’était pas seulement un chef spirituel, mais aussi le dirigeant politique de l’Église. Contrairement à Jean-Paul II et Benoît XVI, qui se contentaient de publier des textes doctrinaux impeccables en espérant leur application, François a saisi le pouvoir des nominations et l’a exercé avec détermination. Là où les conservateurs l’attendaient sur le terrain théologique, il a agi sur le plan politique, réformant l’Église avec une fermeté et une assurance rares à notre époque.

Si seulement ces réformes avaient été au service de Dieu…

Les futurs possibles de l’Église

Dans son dernier chapitre, Douthat explore les scénarios possibles pour l’Église catholique en 2018, sans prendre parti. À court terme, les libéraux dominent :

  • François a nommé une majorité des cardinaux électeurs, rendant le conclave de 2025 bien plus progressiste qu’en 2013. L’élection d’un traditionaliste comme le cardinal Sarah semble improbable.
  • Les postes doctrinaux et administratifs sont aux mains de progressistes. Un pape conservateur devrait composer avec l’héritage de François.
  • Les conservateurs adoptent une posture défensive, tandis que les libéraux, portés par une dynamique triomphante, dominent les débats.

À long terme, cependant, l’avenir est incertain :

  • Les libéraux peinent à se renouveler, ne générant presque aucune vocation sacerdotale. Les nouveaux prêtres, même en Occident, sont plus conservateurs que la génération de Jean-Paul II. Les communautés conservatrices, dynamiques, contrastent avec des libéraux qui séduisent les athées, mais rebutent les fidèles pratiquants.
  • Actuellement, les catholiques européens et africains sont en nombre égal, mais l’influence européenne prédomine. Avec la déchristianisation de l’Occident (en France, 15 défections pour une conversion), et la croissance des catholiques africains, farouchement conservateurs, comment les libéraux maintiendront-ils leur emprise ?

Plusieurs scénarios émergent :

  1. Une reconquista conservatrice à long terme, où la démographie permet aux traditionalistes de reprendre l’Église, comme les nicéens face à l’arianisme.
  2. Une séparation entre une hiérarchie moderniste, alliée aux libéraux d’autres confessions, et un peuple catholique du Sud qui se doterait de nouvelles structures, à l’image du schisme anglican.
  3. Un statu quo de « conservatisme progressiste », où libéraux et conservateurs cohabitent dans une tension maintenue. Ce scénario suppose des libéraux moins triomphalistes et des conservateurs moins méfiants, un équilibre fragile après François.

Je conclus avec les mots de Ross Douthat, tirés d’un article du New York Times du 21 avril 2025, où il qualifie le pontificat de François de « fin de la papauté impériale » :

Décédé le lendemain de Pâques à 88 ans, le pape François incarnait le pape libéral rêvé par de nombreux catholiques durant les longs règnes de Jean-Paul II et Benoît XVI – un homme façonné par Vatican II, déterminé à moderniser l’Église. […] En suscitant un conflit inédit, où des catholiques, jadis alignés avec le Vatican, se sont opposés à l’autorité papale, François a démystifié la papauté. Les conservateurs, derniers défenseurs de son caractère impérial, ont vu leurs certitudes ébranlées. En les poussant au doute, il a sapé les fondements d’une papauté forte, la reléguant au rang des institutions modernes : un pouvoir sans crédibilité, un charisme sans légitimité, perçu comme récompensant ses alliés et punissant ses adversaires.

Que le Seigneur ait pitié de nous et guide notre époque avec sagesse vers la restauration de toutes choses.

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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