Dans l’urgence de la situation actuelle, alors que l’euthanasie (qui n’est rien de moins que le fait de tuer intentionnellement un être humain) s’apprête à être votée par l’Assemblée nationale et que peu de ressources sur le sujet sont disponibles en français pour les chrétiens protestants et évangéliques, je vous propose un résumé du quatrième chapitre « The value of human life » du très bon de livre contre l’euthanasie Euthanasia, Ethics and Public Policy. An Argument Against Legalisation de John Keown, un philosophe chrétien. Je propose ici un argument contre l’euthanasie basé sur la défense de la valeur de la vie humaine par Keown.

Des partisans de l’euthanasie avancent souvent un argument fondé sur le bénéfice que peut apporter la mort. La mort peut, sous certaines circonstances, être bénéfique pour le patient. Par exemple, pour mettre fin à des souffrances insoutenables d’un patient en phase terminale.
Sous formes de syllogisme, on pourrait le formuler ainsi :
- La vie peut ne plus être digne d’être vécue au point de rendre la mort bénéfique.
- Or quand un patient est en fin de vie et a des souffrances insoutenables, sa vie n’est plus digne d’être vécue.
- Donc la mort est bénéfique pour le patient en fin de vie et qui a des souffrances insoutenables (cf. 2.).
- L’euthanasie consiste pour un médecin à donner la mort au patient en fin de vie et qui a des souffrances insoutenables.
- Donc l’euthanasie est morale et devrait être légalisée (cf. 1. et 4.).
D’après Keown, 1. est la prémisse charnière qui fait polémique entre partisans et adversaires de l’euthanasie. En effet, les deux camps ont une position philosophique différente sur la valeur de la vie humaine. Quand les pro-euthanasie vont défendre une position basée sur la qualité de vie et donc la vérité de la prémisse 1., les anti-euthanasie vont soutenir le caractère sacré ou l’inviolabilité de la vie humaine, ou alors le vitalisme et donc la fausseté de la prémisse 1.
Le vitalisme
Cette position affirme que la vie humaine est un bien absolu : le but final de l’être humain est la vie. Il faut donc tout le temps et quelque soient les moyens employés chercher à maintenir en vie chaque être humain. En particulier même dans les fameux cas d’acharnement thérapeutique, il faut maintenir le patient en vie : c’est-à-dire ne pas le débrancher, et ce même si les moyens à disposition n’amélioreront pas sa condition et qu’ils causent d’autres souffrances importantes qui aggravent son état de santé.
Keown ne le dit pas explicitement, mais cette position semble donc interdire la légitime défense, la guerre juste et la peine de mort.
La position basée sur la qualité de vie
De ce point de vue, la vie humaine n’est qu’un bien instrumental : un moyen qu’on emploie pour atteindre un but. Elle n’a donc de la valeur que tant qu’elle permet d’atteindre les buts que sont agir et penser. Comme par exemple on se sert de l’argent pour acheter à manger et se nourrir. En dehors de son usage commercial, l’argent perd toute sa valeur. Par exemple, si l’on imagine qu’on vit dans un monde où l’argent ne vaut plus rien, l’argent perd toute sa valeur. La vie peut donc perdre sa valeur, en « qualité » : d’où l’utilisation de l’expression « qualité de vie ». Mais si la vie ne permet plus de s’épanouir et que sa valeur passe en-dessous d’un certain seuil, alors elle ne vaut plus la peine d’être vécue.
Ainsi, elle implique inéluctablement que certaines catégories de personnes perdent leur dignité ou n’ont tout simplement plus dès lors qu’elles sont sujettes à certains handicaps, séquelles ou maladies lourdes, soit physiques qui engendrent des souffrances insoutenables ou mentaux qui empêchent le patient d’exercer sa volonté et son intelligence. Par exemple les fœtus, les êtres humains en fin de vie dans d’atroces souffrances, ceux atteints de démence, etc. Tous ces êtres humains ne sont pas considérés comme des personnes ayant un droit à la vie. Il n’y a donc absolument rien d’immoral à les tuer, si elles le demandent d’après certains, ou même si elles ne sont pas en état de le demander d’après d’autres. Bien évidemment, tous les partisans de cette position ne diront ou n’accepterons pas explicitement cela, mais c’en est une conséquence logique dont il est difficile pour eux de se dédouaner. Par conséquent, cette position contredit par ces conséquences inacceptables (inégalité des êtres humains en dignité) le principe d’inviolabilité de la vie humaine que nous allons voir juste après. Cela constitue un motif d’abandon de cette position.
Dans cette optique, on en vient à remettre en question la dignité du patient. Autrement dit, on se demande si la vie de tel ou tel patient vaut encore la peine d’être vécue.
Le position basée sur le caractère sacré ou l’inviolabilité de la vie humaine
Selon celle-ci, la vie humaine est un bien basique (basic good) dans le sens où elle est un bien nécessaire et indispensable pour atteindre d’autres biens (comme l’amitié, la joie, etc.). Cette position tient le juste milieu entre les excès opposés que sont le vitalisme et la position basée sur la qualité de vie. La vie humaine n’est pas simplement un bien instrumental mais un bien fondamental (basic good), c’est-à-dire un bien qui a de valeur en lui-même (comme l’amitié et la connaissance) et qui sert de fondement basique à l’épanouissement des êtres humains. Bien entendu, tous les êtres humains ne participent pas de façon égale à ce bien. Par exemple, les malades et les personnes en fin de vie y participent moins. Mais le fait est que tous les êtres humains y participent, bien que façon inégale. Par conséquent, la vie de chaque être humain a de la valeur, et doit être chérie et protégée. Elle n’est pas non plus un bien absolu car si c’était réellement le cas, nous passerions la plupart de notre temps à nous maintenir en vie (un mode de vie statique) sans rien faire d’autre au lieu de faire toutes nos activités (nos loisirs, développer des amitiés, etc.).
Elle considère que chaque être humain possède du fait de sa nature rationnelle une dignité intrinsèque en raison de sa capacité radicale (radical capacity) à développer des compétences intellectuelles (abilities en anglais) comme comprendre et faire des choix. Chaque être humain la possède même s’il n’a pas encore eu le temps de développer et d’exercer cette capacité (cas des foetus et des nouveau nés) ou si une anomalie l’obstrue (cas d’êtres humains atteints de démence ou de maladies mentales). En effet si les premiers avaient eu le temps et si les seconds n’avaient pas leur anomalie, leur capacité radicale se serait développée et ils auraient pu l’exercer normalement comme la plupart des êtres humains adultes. Keown donne l’exemple suivant : nous avons la capacité à apprendre à parler l’anglais, sans pour autant avoir la compétence de le parler effectivement.
Concrètement, cette position implique qu’il est immoral d’ôter intentionnellement la vie d’un être humain innocent, même si on le fait avec une bonne intention. Et que ce soit d’une façon active (par un acte) ou passive (par une omission). Elle permet (ou rend au moins le débat possible sur ces différents sujets) cependant de donner la mort dans le cadre de la légitime défense, la guerre juste et la peine de mort.
Cette position était majoritaire en Occident jusqu’à récemment, par exemple dans la déclaration de Genève, notamment grâce au christianisme. Mais on peut aussi la faire remonter à la Grèce antique avec le serment d’Hippocrate.
Dans cette optique, on en vient à remettre en question non plus la dignité du patient, mais l’utilité et l’efficacité des moyens médicaux. Autrement dit, on ne se demande plus si la vie de tel ou tel patient vaut encore la peine d’être vécue. Mais on pèse plutôt le pour (les bénéfices) et le contre (la charge) de tel traitement médical vis-à-vis de la condition du patient pour juger s’il vaut la peine de l’employer, le prolonger pour rallonger la vie du patient ou s’il faut plutôt l’arrêter. Si un traitement n’améliore pas sa condition et lui fait plus de mal que de bien (comme lui provoquer de nouvelles douleurs), alors selon cette position, même s’il rallongerait sa vie, un tel traitement est inadapté et il faut donc le suspendre ou ne pas le donner au patient. C’est ainsi qu’on peut être contre l’euthanasie tout en étant contre l’acharnement thérapeutique.
Pourquoi suspendre ou ne pas donner ce traitement au patient est moral si comme l’euthanasie, qui est immorale, cela a pour effet d’écourter sa vie ? Parce que la première action respecte le principe du double effet1 contrairement à l’euthanasie. Voici une formulation qu’en donne Lavagna dans son livre à venir sur l’euthanasie, et qu’il applique aux soins palliatifs :
Ce principe affirme que plusieurs conditions doivent être réunies pour qu’une action (comme soulager le patient) soit moralement justifiable même si elle entraîne un effet indésirable (comme son décès). Quatre conditions doivent ainsi être réunies :
a) L’action elle-même doit être bonne ou moralement neutre. [C’est le cas lorsqu’on administre des sédatifs.]
b) Le bon effet (soulager la douleur) doit résulter directement de l’acte (l’administration des sédatifs) et non du mauvais effet (la mort). [C’est bien le cas ici.]
c) Le mauvais effet (le décès du patient) ne doit pas être directement voulu, mais seulement anticipé et toléré comme une conséquence involontaire. [C’est le cas ici.]
d) Il doit exister une raison proportionnée justifiant l’acceptation de l’effet négatif. [Apaiser les souffrances d’un patient est bien une raison proportionnée.]
Matthieu Lavagna, L’euthanasie en débat. Doit-on légaliser le meurtre ? (les crochets sont de Lavagna)
Pour résumer, il y a une différence cruciale entre provoquer une mort intentionnellement (un meurtre) et provoquer une action qui entraîne une mort qu’on ne souhaite pas directement en elle-même (c’est plutôt l’action qu’on souhaite réaliser). La première action est immorale car elle est un meurtre. Tandis que la seconde ne l’est pas comme l’effet voulu est de soulager les douleurs du patient et que la mort n’est qu’un effet secondaire non voulu en lui-même.
Le partisan de la position basée sur la qualité de vie reprochera à cette position elle aussi de parler mais de façon implicite de la « qualité de vie » du patient. Mais il y a une grosse différence entre la « qualité de vie » de cette position et la « qualité de vie » de la position basée sur la qualité de vie. La première utilise la condition du patient uniquement comme un critère pour évaluer la pertinence ou non d’un traitement médical, tandis que le second l’utilise pour remettre en question sa dignité même.
Un schéma pour résumer
Keown propose judicieusement à la fin de son chapitre un très bon schéma (bien qu’en anglais) qui éclaire et récapitule les différences entre ces trois visions philosophiques de la vie humaine :

- Le triangle du vitalisme est plus grand que celui de la position basée sur la qualité de vie pour montrer qu’il accorde plus de valeur à la vie qu’elle.
- La position qui défend le caractère sacré de la vie a une balance pour montrer qu’elle se base sur un équilibre « bénéfices-risques » pour déterminer si un traitement médical est adapté et pertinent pour un patient en fin de vie.
- Dans le cercle de la position basée sur la qualité de vie, on trouve deux traits pour montrer qu’elle considère qu’à partir d’un certain seuil, la vie ne vaut plus la peine d’être vécue.
- Dans les triangles en bas qui contiennent deux parties, les deux couleurs possibles (gris foncé et clair) montrent comment chaque position évalue moralement chacun des deux types de conduite sur le rallongement de la vie (intention et prévision). Une partie gris foncé signifie : immoral tandis qu’une partie gris claire signifie : moral.
Illustration de couverture : Nicolaes Berchem, Hippocrate rendant visite à Démocrite, huile sur toile, 1650.
- Keown le présente en détails dans le chapitre 2 précédent de son livre et affirme qu’il faudrait plutôt l’appeler principe des effets négatifs « collatéraux » anticipés.[↩]
0 commentaires