Contre les spectacles ?
10 juin 2025

Cet article est une dissertation correspondant au cours 6.04 de la Faculté Jean Calvin : Art, culture et foi, donné par Yannick Imbert. Vous pouvez avoir accès à ce cours dans le cursus sur place, en ligne ou en cours à la carte.


Dans son autobiographie, Billy Graham raconte un dialogue qu’il a vu entre un pasteur baptiste et Ronald Reagan, acteur de profession avant de devenir président des États-Unis.

Mais ce jour-là, c’était un prédicateur plus âgé qui avait vraiment capté son attention : le Dr W. A. Criswell, pasteur de la First Baptist Church à Dallas, la plus grande congrégation de sa dénomination, était assis d’un côté de Ronald Reagan, juste en face de moi. Le Dr Criswell lui dit franchement qu’il n’avait jamais vu un film de sa vie et n’avait aucune intention d’en voir, ajoutant qu’il pensait que toute l’industrie cinématographique était diabolique. Reagan releva le défi. Il expliqua au distingué leader baptiste comment les films étaient réalisés et souligna que beaucoup d’entre eux transmettaient un message sain. Quand il eut terminé, le Dr Criswell réfléchit un instant, puis parla : « Je vais commencer à aller voir des films, et je dirai à ma congrégation que ce n’est pas un péché de voir certains types de films. »

Billy Graham, Just As I Am, éd. Zondervan, 2007, chap. 28

Un pan très résistant de la tradition chrétienne est contre toute forme de spectacle et de théâtre, depuis Tertullien dans Des Spectacles jusqu’au cher Dr Criswell dans les années 1980, en passant par le Histriomastix de William Prynne1. Or, l’approche défendue dans ce cours nous invite à une posture toujours vigilante, mais bien plus ouverte que ne le serait cette approche « anti-mondaine ». Nous allons donc dialoguer avec cette opposition.

Comme convenu au préalable, « dialoguer » sera pris ici au sens littéral : ce devoir sera écrit sous la forme du dialogue philosophique. Nous désignerons par le nom fictif de « Riswell » l’opposant aux spectacles et à la participation des chrétiens à ceux-ci (comme spectateurs ou comme contributeurs) ; je défendrai en mon nom propre les opinions de ce cours.

Le plan suivi sera le suivant :

  1. Les principaux arguments contre les spectacles et leur réfutation.
    a. L’immoralité des œuvres.
    b. La mondanité des œuvres.
  2. La défense de l’engagement culturel chrétien
    a. Le devoir de s’engager dans le monde, culture comprise.
    b. L’utilité apologétique du théâtre.
    c. De l’esthétique.

Considérant les contraintes d’un dialogue philosophique, je ne ferai pas de plan plus détaillé. Une conclusion synthétique suivra le dialogue.


Riswell – Où suis-je ?
Stéphane – Bienvenue dans mon espace mental. Je voulais dialoguer avec vous sur un sujet qui vous est cher et dont plusieurs de nos pères ont parlé.
Riswell – Avec plaisir, lequel ?

I.A. L’immoralité des œuvres

Stéphane – L’opposition aux spectacles. Je soutiens que l’engagement culturel est inévitable et qu’il n’y a pas lieu de s’opposer à voir les films et autres spectacles vivants. Au contraire, il
faut développer une présence fidèle dans notre culture, y compris dans ses spectacles.

Riswell – Alors, déjà, Satan te réclame. As-tu perdu le discernement le plus élémentaire ? Ne vois-tu pas la débauche d’immodestie et la violence gratuite qui heurtent l’âme ? Même les œuvres les plus propres contiennent du poison. L’Apôtre ne nous a-t-il pas dit : « Fuyez l’impudicité. Quelque autre péché qu’un homme commette, ce péché est hors du corps ; mais celui qui se livre à l’impudicité pèche contre son propre corps ? » (1 Corinthiens 6, 18-20). Tu es peut-être de ceux qui disent que « tout est pur pour celui qui est pur » (Tite 1, 15) et qui se croient assez forts dans la foi pour ne pas être tentés en voyant un bout de sein et une jambe légère. Considère plutôt l’avertissement de la Sagesse : « Quelqu’un mettra-t-il du feu dans son sein, sans que ses vêtements s’enflamment ? Quelqu’un marchera-t-il sur des charbons ardents, sans que ses pieds soient brûlés ? » (Proverbes 6, 27-28). On ne peut pas être exposé à la boue sans qu’elle nous tâche. On ne peut pas prendre l’acide dans ses mains sans qu’il nous corrode. L’immoralité des œuvres devrait t’éloigner des spectacles avant même que ne démarre la moindre réflexion.

Stéphane – Il est évident que, pour bien des raisons, la plupart des spectacles contemporains ne sont pas sans poser de problèmes moraux et pastoraux, à cause non seulement de l’impudicité, mais aussi de la violence excessive et gratuite, sans compter les blasphèmes. Mais l’abus ne supprime pas le bon usage. Si c’est vraiment la principale objection, alors faisons des spectacles propres de toute impureté et limitons nous à ceux-là. Par ailleurs, il y a beaucoup de films et de spectacles qui ne blessent pas la conscience.

Riswell – Tu surestimes ta capacité à discerner l’immoralité. Nous avons déjà tellement tendance à diminuer le péché ou à l’excuser. Nous le ferons d’autant plus volontiers que ce spectacle serait étiqueté « film chrétien ». Une saine méfiance du péché doit nous amener à une saine méfiance des spectacles, c’est-à-dire à ne pas les voir du tout.

Stéphane – Et pourquoi serais tu au juste plus rigide sur les spectacles que sur le reste de ta culture ? Pourquoi ne pas avoir la même vigilance lorsque tu passes sous les drapeaux tricolores des mairies ou lors des commémorations fériées d’événements qui ne sont pas mentionnés dans la Bible ? La culture consiste en bien plus que ses spectacles explicites, et ceux-ci ne sont que la fleur de cette culture. Tu dis que la fleur est empoisonnée et ne doit pas être mangée, mais tu broutes bien les feuilles d’un arbre aux racines empoisonnées. Tu ne gardes donc aucune sainteté ou pureté particulière en te privant de certaines choses et pas d’autres. Le problème, ce ne sont pas seulement les spectacles, mais la culture humaine à laquelle nul n’échappe.

I.B. La mondanité des œuvres

Riswell – Précisément, l’apôtre Jean nous dit : « N’aimez point le monde, ni les choses qui sont dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est point en lui. Car tout ce qui est dans le monde, la convoitise de la chair, la convoitise des yeux, et l’orgueil de la vie, ne vient point du Père, mais vient du monde. Et le monde passe, et sa convoitise aussi ; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement. » C’est donc que nous devons chercher la séparation du monde, et non la paix avec lui.

Stéphane – Jean emploie le mot « monde » de manière très diverse :

  • Premièrement, κόσμος pour désigner simplement le monde, l’univers.
  • Deuxièmement, et ce n’est pas étonnant, κόσμος dans l’Évangile de Jean peut être utilisé pour désigner le monde de l’humanité (1:10, 29 ; 6:33, 51 ; 12:19 ; 14:17, 19 ; 16:20).
  • Troisièmement, c’est la description de l’état déchu de « ce monde » : il a un souverain (Jean 12:31 ; 14:30 ; 16:11) et il « hait » Jésus.

Tu as raison de dire que nous devons nous séparer de ce qui est déchu dans le monde, mais il y a bien plus que le péché. La grâce commune retient les effets du péché et fait que le monde n’est pas aussi méchant qu’il pourrait l’être. C’est la grâce commune qui permet à ce deuxième sens de « monde » d’exister.

Riswell – Avant d’objecter, peux-tu me définir avec soin ce que tu entends par là ?

Stéphane – J’utiliserais la définition du synode de Kalamazoo, 1924 :

« Selon l’Écriture et les Confessions, le non-régénéré, bien que n’étant pas capable de faire un bien de sauvetage, peut faire du bien civil, ce qui est évident pour le troisième point qui concerne la question de la
justice civile. » Bien que l’homme non-régénéré ne soit pas capable de faire le bien à salut, ses œuvres culturelles ne sont pas sans bien. Nous pouvons donc nous intéresser aux spectacles selon les instructions de l’apôtre Paul : « Au reste, frères, que tout ce qui est vrai, tout ce qui est honorable, tout ce qui est juste, tout ce qui est pur, tout ce qui est aimable, tout ce qui mérite l’approbation, s’il est quelque vertu et s’il est quelque louange, que cela occupe vos pensées. » (Philippiens 4, 8).


Riswell – Ah ! Sache alors que j’ai trois objections contre cette grâce commune. Premièrement, tu me dis que les mondains déchus reçoivent eux aussi une faveur imméritée de la part de Dieu ?

Stéphane – Non, c’est seulement une faveur négative. Dieu ne permet pas que l’homme mondain fasse autant de mal que ce qu’il pourrait faire. Il faut bien plus qu’éviter le mal pour être sauvé.

Riswell – Nous sommes tout de même en train de dire que des mondains ennemis de Dieu font du bien, quelque chose d’approuvé par Dieu.

Stéphane – Comme nous l’avons dit, ce ne sont pas des œuvres bonnes à salut. C’est seulement une bonne discipline extérieure, un ordre extérieur conforme à la volonté de Dieu. Ce serait folie de nier que les athées ne font pas que du mal.

Riswell – Si l’homme est donc capable de faire le bien par lui-même, que devient la dépravation totale ?

Stéphane – Elle est renforcée et non niée par la grâce commune : c’est grâce à l’intervention de Dieu seul que ce bien civil et extérieur peut exister. Ainsi, même si les œuvres de spectacles sont de ce monde, elles ne sont pas corrompues au point d’empêcher toute participation.

Pour l’engagement culturel chrétien

Riswell – Il est facile d’objecter et de répondre à mes répliques, mais présente donc ta thèse avec plus de détails : qu’est-ce qui te fait croire que tu peux aller aux spectacles sans y brûler ton âme ?

II.A. Du devoir de s’engager

Stéphane – En peu de mots ? Parce que c’est la volonté de Dieu. Quand il a créé le monde, il nous l’a confié avec pour instructions ce que l’on appelle le « mandat créationnel ». Il nous a ordonné de remplir la terre et de la soumettre, c’est-à-dire d’y pratiquer un travail qui la transformerait à l’image de Dieu, pour sa plus grande gloire.

Riswell – Et qu’est-ce que cela a à voir avec la culture ?

Stéphane – La culture est tout ce que nous faisons au-delà des seuls actes animaux. Se nourrir est animal, mais cuisiner et les rituels de la table, c’est culturel. Mais il est difficile de développer une théologie biblique de la culture, car elle n’est pas présentée à froid comme nous avons l’habitude de le faire. Ce que décrit la Bible, c’est un engagement culturel, une façon pour nous d’interagir avec la vie de notre époque. Cet engagement culturel a été tordu par le péché, rendant notre travail futile et vain, et faisant que nos créations deviennent des tentations ou des outils pour se passer de Dieu. Mais le commandement de Dieu demeure, et la culture que nous faisons, y compris dans les spectacles, doit y être soumise. Nous sommes nécessairement culturellement engagés. La seule question est : de quelle façon ?

Riswell – Oui, enfin, c’est dans l’Ancien Testament. Jésus nous a introduits à notre citoyenneté d’en haut, nous n’avons plus à contribuer à ce monde, bien au contraire.

Stéphane – Je ne suis pas d’accord. Le mandat missionnaire reprend et complète le mandat créationnel , et il ne faut pas opposer les deux. Mais je suis d’accord avec toi que cela ne va pas sans tension. En fait, nous avons deux réponses différentes à cette tension entre mandat culturel et mandat missionnaire, entre transformer la terre d’en bas et se préparer à la terre d’en haut. Participer à la société dirigée par les magistrats au mandat culturel d’une part ; participer à l’église dirigée par les anciens au mandat missionnaire d’autre part, sous un seul et même Dieu.

Riswell – Tu t’éloignes des spectacles.

II.B. L’utilité apologétique du théâtre.

Stéphane – Non, il fallait seulement poser les bases théoriques de l’engagement avec les spectacles, ce que j’ai fait. Je défends que nous devrions nous engager culturellement par des spectacles pour des raisons d’abord apologétiques. Elles ne sont pas les plus fondamentales, mais ce sont celles qui sont les plus faciles à saisir pour l’Église et les chrétiens. Voici ce que nous pouvons attendre des chrétiens producteurs et spectateurs d’œuvres culturelles :

  • Témoignage : par une présence fidèle, les acteurs chrétiens peuvent toucher d’autres personnes du même milieu, d’une manière telle qu’aucun pasteur ne pourrait atteindre, parce qu’il n’est pas du milieu artistique professionnel.
  • Dialogue avec le monde déchu : être spectateur d’un film non chrétien est l’occasion de mesurer le cœur de notre époque, d’identifier ce qu’ils valorisent, ce qui peut servir de pont à l’annonce de l’Évangile, et ce qui y fait obstacle. Ce dialogue permet ensuite la :
  • Création d’œuvres porteuses de sens : les chrétiens peuvent proposer des spectacles qui subvertissent les idoles de notre société, proposent des valeurs et une vision du monde alternative, et renforcent les chrétiens dans la foi.
  • Discernement et adaptation du langage et des méthodes rhétoriques : hors même de la sphère artistique, cette apologétique culturelle nous permet de mieux adapter notre présentation formelle de l’Évangile à notre société et à notre Église.

Riswell – Mais enfin, l’apologétique, c’est seulement répondre aux objections doctrinales et intellectuelles à notre foi !

Stéphane – Non, l’apologétique culturelle est une apologétique parce qu’elle prévient certaines objections en quelque sorte, en utilisant la force de l’art et la nature fondationnelle de la culture présente pour éviter certaines objections intellectuelles. L’apologétique, c’est identifier que la soif d’appartenance est un élément majeur de notre temps, et/ou créer une œuvre qui représente l’Adoption de Christ. Le cœur est ainsi préparé à l’Évangile – ce qui est l’apologétique – par la culture.

Riswell – Oui, à condition que ce soient des œuvres très explicitement chrétiennes.

Stéphane – Non, pas besoin. Puisque la culture est ancrée dans le mandat créationnel, nous pouvons utiliser des éléments purement créationnels pour témoigner de la grâce de notre Seigneur. Il n’est pas nécessaire de faire une proclamation explicite de l’Évangile. Mais cela demande un sens esthétique que nous n’avons pas eu depuis longtemps.

II.C. De l’esthétique

Riswell – Bah ! Qu’importe la beauté, l’essentiel est que la communication soit efficace !

Stéphane – C’est vrai que les chrétiens n’ont pas été les seuls à mépriser la beauté. La tendance académique a souvent été de mépriser l’esthétique au profit de l’utilité sociale de l’art ces dernières décennies. Mais William Edgar plaide pour un enrichissement de notre apologétique par l’esthétique.2

Riswell – Et qu’est-ce que la beauté est censée apporter à l’apologétique ? Ce n’est pas un argument ou quelque chose de bien tangible.

Stéphane – La beauté est d’abord une caractéristique de Dieu, liée à sa gloire, sa manifestation extérieure. Dans la Création, la beauté du monde est le témoignage de la bonté de Dieu. Dans nos créations, elle conserve cette valeur de témoignage, qui sert à rendre plus probable la vérité de Dieu. La beauté attendrit l’oreille dure et adoucit le cœur de pierre qui ne veut pas de l’Évangile. Pour toi, qui a un souci d’efficacité, faire de belles œuvres culturelles, de beaux spectacles aide à l’efficacité de l’apologétique culturelle.

Riswell – Admettons, mais seulement pour l’apologétique alors. Le reste est futile.

Stéphane – Pourquoi une limite si arbitraire ? Il n’y a pas un art proprement religieux et un art non religieux. Toutes les formes d’art reflètent la vision religieuse de ceux qui les créent. Comme le dit Tolstoï dans Qu’est-ce que l’art ?3 : « Durant de longs siècles, l’humanité n’a distingué qu’une seule portion de cette énorme et diverse activité artistique : la portion des œuvres d’art ayant pour objet de transmettre des sentiments religieux. » Même s’il dit par ailleurs que toute culture est une forme d’art, les spectacles qui sont le sujet de ce dialogue ont nécessairement une origine religieuse. Alors, quand bien même nous ferions un spectacle sans intention apologétique directe, il y aurait quand même un témoignage de la vérité de Dieu dans la seule beauté esthétique de notre œuvre.

Riswell – Je vois. Tu m’as convaincu que l’immoralité des œuvres actuelles est un abus qui ne supprime pas l’usage, et que si nous devons bien nous séparer du monde de corruption, nous ne devons pas pour autant nous séparer de tout ce qui est humain, la grâce commune venant limiter les effets du péché. Tu m’as convaincu aussi que nous ne pouvons en fait pas échapper à l’engagement culturel, et que la seule question possible est : comment bien le faire ? Je suis convaincu de l’utilité apologétique des spectacles, mais aussi de l’importance de faire de beaux spectacles. Je vais commencer à aller voir des films, et je dirai à ma congrégation que ce n’est pas un péché de voir certains types de films.

  1. A ce sujet, je recommande la thèse : Clément Scotto Di Clemente. ”Autel contre autel”. La rivalité entre le théâtre et les Églises en France et en Angleterre, XVIe-XVIIe siècles. Littératures. Sorbonne Université, 2021.[]
  2. William Edgar, « Beauty Avenged, Apologetics Enriched », Westminster Theological Seminary, no. 63, 2001[]
  3. Léon Tolstoï, Qu’est ce que l’art, éd. Perrin, 1898, p.38[]

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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