Cet article est une dissertation pour le cours de dogmatique de la Faculté Jean Calvin, fac que je vous recommande.
Depuis la Réforme du XVIe siècle, les catholiques ont souvent reproché au protestantisme de manquer d’unité doctrinale et d’être incapable de produire une orthodoxie cohérente. Cette critique repose sur une difficulté interne bien réelle : l’attachement protestant au Sola Scriptura et au libre examen rend plus complexe l’élaboration d’une norme théologique stable et partagée. Cette apparente fragmentation contraste avec l’Église catholique qui dispose d’un magistère centralisé et de conciles pour fixer son enseignement. Toutefois, une telle objection néglige un fait historique essentiel : il y a bien eu une orthodoxie réformée, comme en témoignent les grandes confessions de foi réformées (notamment la Confession de Westminster et celle de La Rochelle) et la scolastique protestante du XVIIe siècle. Cela montre qu’une orthodoxie protestante n’est pas seulement possible, mais historiquement attestée. La question traitée dans cette dissertation est d’expliciter comment les protestants peuvent générer une orthodoxie.
La définition de travail du mot « orthodoxie », ici sera : « la vraie doctrine exprimée de façon humaine en conformité avec les Écritures ».
Cette réflexion repose sur trois postulats fondamentaux, intrinsèquement liés à la formulation même de la question : « Les protestants peuvent-ils générer une orthodoxie ? ».
- Premièrement, la question suppose implicitement qu’une orthodoxie protestante est possible. Sans ce présupposé, l’interrogation perdrait tout sens. Nous allons donc sauter tout le débat avec les libéraux sur la possibilité de formuler une orthodoxie à partir de la Bible (contre Harnack par exemple).
- Deuxièmement, en choisissant d’étudier spécifiquement l’orthodoxie réformée, nous faisons le choix méthodologique de nous concentrer sur une tradition précise, car les modalités d’élaboration d’une orthodoxie pourraient varier selon les différentes branches du protestantisme. Il n’y aura donc pas d’apologétique dans cette dissertation, sauf contre les catholiques qui nient le principe même d’une orthodoxie protestante.
- Enfin, le postulat du Sola Scriptura est incontournable, car il constitue la pierre angulaire du protestantisme : toute tentative de générer une orthodoxie protestante doit partir de l’Écriture comme autorité suprême. Par Sola Scriptura, nous entendons avec la confession de foi de La Rochelle que :
Cette Parole est la règle de toute vérité et contient tout ce qui est nécessaire au service de Dieu et à notre salut ; il n’est donc pas permis aux hommes, ni même aux anges, d’y rien ajouter, retrancher ou changer. Il en découle que ni l’ancienneté, ni les coutumes, ni le grand nombre, ni la sagesse humaine, ni les jugements, ni les arrêts, ni les lois, ni les décrets, ni les conciles, ni les visions, ni les miracles ne peuvent être opposés à cette Écriture sainte, mais qu’au contraire toutes choses doivent être examinées, réglées et réformées d’après elle.
Pour répondre à la question de savoir comment les protestants peuvent générer une orthodoxie, nous organiserons notre réflexion en trois étapes.
- Dans un premier temps, nous verrons comment discerner cette orthodoxie à partir des Écritures.
- Ensuite, nous examinerons les moyens de la formuler de manière cohérente et normative.
- Enfin, nous traiterons de la question cruciale de l’autorité nécessaire pour imposer et préserver cette orthodoxie dans les communautés protestantes.
1. Discerner l’orthodoxie
Comment pouvons-nous discerner l’orthodoxie ? Dans notre cours de prolégomènes, nous avons vu que la parole de Dieu était claire, accessible à notre raison et inspirée de Dieu. Prenant cela pour acquis, je veux en développer les conséquences, puisque ce sont ces dernières qui sont intéressantes pour notre question.
Si l’Écriture est claire, alors il est possible qu’une compréhension collective émerge, puisque le plus grand nombre est capable de comprendre les grandes vérités de la Bible. Avec le grand nombre, vient la possibilité d’un avis majoritaire.
Si elle est compréhensible par notre raison, alors il est possible de voir et d’arranger les articles de foi et de discipline que la Parole de Dieu exige de nous. C’est d’ailleurs la tâche de la dogmatique à laquelle participe cette dissertation. La présence même de cette question présupposant la validité de la dogmatique, je continue.
Si elle est inspirée, alors cette compréhension n’est pas seulement la nôtre, mais celle de Dieu dans la mesure de l’accord entre le discours de Dieu et ce que nous en comprenons.
Ainsi, en principe, il est possible que nous discernions l’orthodoxie biblique à partir des Écritures, puisque nous pouvons dégager un avis majoritaire conforme à la doctrine biblique par un processus de délibération. Si le raisonnement paraît être simple, il est sujet en réalité à un grand nombre d’objections possibles, et nous allons répondre au plus grand nombre possibles d’entre elles.
2. Formuler l’orthodoxie
Pour qu’une formulation de l’orthodoxie puisse être normative, elle ne peut être le simple fruit d’une réflexion privée ou isolée. L’orthodoxie, par définition, engage l’ensemble de la communauté chrétienne et doit émaner d’une délibération collective. L’Écriture elle-même reconnaît cette dimension ecclésiale lorsqu’elle affirme que l’Église est « la colonne et l’appui de la vérité » (1 Timothée 3:15). Une formulation doctrinale qui se limiterait à l’opinion de docteurs privés, aussi brillants soient-ils, manquerait de légitimité pour devenir normative dans la vie de l’Église.
Le rôle des synodes comme expression collective : Le modèle d’Actes 15
Cette exigence d’une délibération collective est clairement illustrée dans les Écritures, notamment à travers le Concile de Jérusalem relaté en Actes 15. Face à une controverse majeure concernant l’intégration des païens dans l’Église et la nécessité pour eux d’observer la loi de Moïse, les apôtres et les anciens se réunissent à Jérusalem pour examiner cette question. Plusieurs aspects de cette délibération fournissent un modèle précieux pour comprendre la manière dont l’Église peut discerner une orthodoxie collective :
- La recherche de l’accord communautaire
Les apôtres, les anciens et toute l’Église participent activement à la discussion (Actes 15:6, 12, 22). Cette participation collective montre que les décisions doctrinales ne doivent pas être monopolisées par une autorité individuelle, mais nécessitent une délibération ecclésiale. - Le recours à l’Écriture comme autorité suprême
Jacques, après avoir entendu les témoignages de Pierre et Paul, appuie la décision sur une référence explicite à la Parole de Dieu, citant Amos 9:11-12 (Actes 15:15-17). L’enseignement scripturaire est présenté comme la base ultime pour trancher le débat. - Le discernement guidé par l’Esprit Saint
La décision finale est formulée en ces termes : « L’Esprit Saint et nous-mêmes avons jugé bon de ne pas vous imposer d’autre charge que ces choses nécessaires » (Actes 15:28). Cette mention souligne que le discernement ecclésial ne repose pas uniquement sur des arguments humains, mais est une œuvre guidée par Dieu à travers son Esprit. - La communication claire et normative de la décision
Une fois la décision prise, une lettre officielle est envoyée aux Églises (Actes 15:23-29), et celle-ci est reçue avec joie (Actes 15:31). Cette étape montre l’importance de formaliser et de communiquer les décisions doctrinales pour assurer une compréhension et une acceptation communes.
Quand dénoncer ou patienter ? Le discernement ecclésial
Le modèle d’Actes 15 montre que la soumission à l’Écriture comme critère ultime de l’orthodoxie est un principe doctrinal clair. Toutefois, ce principe n’implique pas nécessairement une attitude systématique de rupture face à des décisions synodales erronées. Il existe une distinction cruciale entre la doctrine et la politique ecclésiale : si dénoncer une déviation doctrinale est toujours nécessaire, la décision de se détacher d’une communion ecclésiale exige un discernement prudent.
Il faut évaluer si une correction peut être raisonnablement espérée lors d’un prochain synode. Lorsque la déviation concerne une question secondaire ou est susceptible d’être amendée, la patience et la charité doivent primer. En revanche, si un dogme essentiel est atteint au point de renverser la foi chrétienne, la rupture devient nécessaire pour préserver la vérité de l’Évangile.
L’unité de l’Église doit être préservée aussi longtemps que possible, avec une grande charité et un souci constant pour la communion fraternelle. Cependant, cette unité ne saurait primer sur la fidélité à la vérité biblique. Le Concile de Jérusalem en Actes 15 offre un modèle biblique clair où une orthodoxie normative émerge d’une délibération collective sous l’autorité de l’Écriture, dans la recherche de l’accord communautaire et la direction du Saint-Esprit. Ce modèle reste pertinent pour l’Église aujourd’hui.
3. Imposer l’orthodoxie
Les décisions synodales ne sont pas de simples consultations collectives, mais elles ont une véritable force normative dans la vie de l’Église. Cette normativité repose sur plusieurs fondements bibliques, théologiques et historiques.
D’abord, une décision synodale bien faite est une application de la Parole de Dieu à une question particulière. Les synodes ne créent pas de nouvelles doctrines, mais clarifient et appliquent la vérité déjà révélée dans les Écritures. Leur autorité découle de leur fidélité à la Parole. Le Concile de Jérusalem en Actes 15 en est une illustration : les apôtres et les anciens, sous la direction de l’Esprit Saint, ont tranché une controverse doctrinale en déclarant : « Il a paru bon au Saint-Esprit et à nous de ne pas vous imposer d’autre charge que ce qui est nécessaire » (Actes 15:28). Ce modèle montre que les décisions conciliaires sont normatives lorsqu’elles appliquent fidèlement l’Écriture. Historiquement, le Concile de Nicée (325) a produit le symbole nicéen pour affirmer la divinité du Christ sur la base de textes bibliques comme Jean 1:1 et d’autres, dont l’interprétation a été fermement défendue par Athanase et les pères cappadociens. Ce symbole est devenu une norme doctrinale durable.
Ensuite, l’Église, en tant que « colonne et appui de la vérité » (1 Timothée 3:15), reçoit de Dieu une mission spécifique : soutenir et proclamer la vérité révélée. Cette responsabilité lui confère une autorité pour formuler des décisions normatives. Jésus lui-même accorde à l’Église l’autorité de « lier et délier » (Matthieu 18:18-20), montrant que l’Église a un rôle actif dans la gestion des questions doctrinales et disciplinaires. Dans l’histoire de l’Église, les conciles œcuméniques comme Éphèse (431) et Chalcédoine (451) ont exercé cette fonction normative en proclamant des vérités fondamentales sur la nature du Christ.
Le nombre et l’excellence des membres d’un synode justifient également son autorité. Un synode réunit normalement des pasteurs, anciens et théologiens ayant une expertise théologique et une maturité spirituelle. Cette délibération collective permet de prendre des décisions plus éclairées qu’une personne privée. Les Écritures valorisent cette sagesse collective : « Le salut est dans le grand nombre de conseillers » (Proverbes 11:14). Lors du Synode de Dordrecht (1618-1619), des théologiens parmi les meilleurs de plusieurs nations réformées ont formulé une réponse doctrinale rigoureuse aux thèses arminiennes, posant des normes doctrinales durables pour les Églises réformées.
Enfin, l’Église est une avant d’être multiple, ce qui confère une dignité particulière aux synodes en tant qu’expression de l’unité ecclésiale. L’Épître aux Éphésiens souligne cette unité : « Il y a un seul corps et un seul Esprit, comme aussi vous avez été appelés à une seule espérance » (Éphésiens 4:4). Le Concile de Jérusalem en Actes 15 montre que l’autorité conciliaire dépasse celle des assemblées particulières, engageant toutes les Églises locales. Historiquement, les conciles œcuméniques ont toujours été considérés comme ayant une autorité supérieure à celle des Églises locales, et la tradition réformée a également affirmé cette hiérarchie à travers des synodes nationaux qui garantissent une cohérence doctrinale et disciplinaire.
Les décisions synodales ne sont donc pas de simples consultations collectives, mais des normes ayant une véritable autorité ecclésiale. Ces arguments, fondés sur les Écritures et l’histoire de l’Église, montrent que le synodalisme est une pratique normative légitime et nécessaire pour maintenir l’orthodoxie chrétienne.
Fontes solutionum
Objections au sujet du discernement de l’orthodoxie
Objection 1.1 : Au sujet de la clarté
Il semblerait pour certains que la Bible est assez claire pour y discerner personnellement certaines vérités, mais pas au point de pouvoir discerner une orthodoxie applicable collectivement.
Objection 1.1.1 : Cette clarté concerne-t-elle toutes les parties de l’Écriture ou seulement les doctrines essentielles ?
Considérant les questions très diverses qui ont été abordées au cours de l’histoire de l’Eglise, on pourrait rejeter l’orthodoxie qui ne porte pas sur des sujets très centraux, mais peu nombreux.
Réponse : Je réponds en disant que nous avons vu dans le cours ce qu’en dit le catéchisme de Westminster 1.7 :
Tout dans l’Écriture n’est pas également évident, ni également clair pour tous. Cependant, ce qu’il faut nécessairement connaître, croire et observer en vue du salut est si clairement exposé et révélé dans tel ou tel autre passage de l’Écriture que l’ignorant, et pas seulement l’homme cultivé, peut, sans difficulté, en acquérir une compréhension suffisante.
Nous pouvons répondre à partir de là de deux façons : (1) la doctrine de la clarté admet un gradient de clarté, et non une binarité clair/obscur. L’orthodoxie sur des sujets plus pointus peut donc être plus difficile à discerner, mais elle reste discernable. (2) L’orthodoxie est principalement engagée sur les doctrines essentielles. Comme on le verra plus tard, il y a des opinions orthodoxes sur des sujets non essentiels, mais c’est selon un sens élargi et moins pur.
Objection 1.1.2 : Une Écriture « claire » peut-elle l’être pour tous, indépendamment de la maturité spirituelle ou de l’intelligence ?
On ne peut pas espérer un avis majoritaire, si seuls certains interprètes de l’Écriture peuvent la lire clairement, pour des raisons surnaturelles (maturité spirituelle) ou naturelles (capacité de raisonnement).
Réponse : Je réponds en rappelant les termes du catéchisme de Westminster 1.7 : les doctrines essentielles, celles qui nécessitent la définition d’une orthodoxie sont claires de la même manière pour tous, du plus sophistiqué au plus simple des chrétiens.
Objection 1.1.3 : Si l’Écriture est claire, pourquoi observe-t-on des divergences massives d’interprétation au sein même des traditions protestantes ?
La prolifération « d’orthodoxies » jette un doute sur l’existence même d’une orthodoxie unique.
Réponse : A ceci, nous répondons selon les mêmes lignes que Jean Chrysostome : il n’est pas rationnel de rejeter une proposition juste parce qu’il y a plusieurs interprétations de celles-ci. Personne en France ne doute du bien-fondé de notre régime républicain parce que les libéraux croient en une république « libérale » et les socialistes en une république « sociale ». Pour faire la distinction entre les deux, la bonne réponse n’est pas d’abandonner le sujet de recherche, mais de l’étudier avec plus d’attention. Il en va du choix de la bonne orthodoxie comme le choix d’une bonne étoffe quand on n’y connaît rien : on la palpe, on la regarde avec soin, et on essaie d’éduquer son jugement. De la même façon, la prolifération d’orthodoxies protestantes n’exclut en aucune façon la définition d’une vraie orthodoxie, et c’est en étudiant concrètement l’orthodoxie réformée que l’on peut conclure en sa vérité.
Objection 1.1.4 : Cette clarté suppose-t-elle une intervention nécessaire de l’Esprit pour l’interprétation correcte ?
Si elle est un acte surnaturel, alors discerner l’orthodoxie devient un acte de Dieu et non plus un acte de l’homme, et nous ne pourrons pas espérer établir une règle vérifiable par tous.
Réponse : Je réponds en disant que la clarté est une propriété du principe externe de la connaissance divine : la Révélation des Écritures inspirées. Elle est donc un élément objectif, même s’il faut une illumination spirituelle pour pleinement la saisir et y faire confiance. On voit cela dans le fait qu’un athée peut faire une exégèse correcte de la doctrine biblique, sans y croire personnellement. La clarté ne suppose donc pas une intervention de l’Esprit, mais la réception par la Foi si.
Objection 1.1.5 : La traduction des Écritures peut-elle atténuer ou altérer cette clarté originelle ?
Si l’Écriture est inspirée (et donc claire), ses différentes versions ne le sont pas. Donc on ne devrait pas pouvoir discerner l’orthodoxie en se basant sur des textes traduits, comme c’est le cas la très grande majorité du temps.
Réponse : Je réponds d’abord en disant que personne ne conteste sérieusement la légitimité et l’efficacité d’une traduction. Même si l’on est en peine de l’expliquer, c’est un fait linguistique de base que les objecteurs doivent d’abord expliquer. D’autre part, c’est un sujet abordé par François Turretin dans ses Instituts de Théologie Élenctique. Turretin dit qu’il faut faire la distinction entre l’autorité des choses (qui sont dites dans la Bible), et l’autorité des mots. L’Écriture dans les langues originales a les deux autorités, ayant à la fois l’exact pensée et les mots exacts que Dieu a inspiré. Les traductions n’ont que l’autorité des choses, vu que les mots sont différents. Ainsi, les traductions peuvent toujours être corrigées quant à leurs mots, mais elles font autorité quant à la doctrine exprimée, et cela suffit.
Objection 1.2 : Au sujet de la possibilité d’une compréhension collective
Objection 1.2.1 : La compréhension collective est-elle réaliste sans une autorité centrale pour trancher les différends ?
C’est une formulation du « problème protestant » que nous oppose parfois les apologètes catholiques. Sans compréhension collective, on ne peut pas espérer de fin aux débats d’interprétations protestants.
Réponse : La réponse sera cependant très succincte, mais des réponses plus longues existent par ailleurs. Nous avons l’exemple de la Science, dont les paradigmes s’appliquent ensuite d’une façon normative à tous les membres de la discipline scientifique sans qu’il y ait pourtant d’office central chargé de trancher dans les débats scientifiques. Nous savons aussi que la doctrine protestante a connu une expression beaucoup plus unie qu’aujourd’hui au cours des XVIe et XVIIe siècles. Les nations réformées, malgré leurs confessions de foi différentes, étaient suffisamment proches dans leurs définitions de l’orthodoxie pour faire le synode de Dordrecht en commun et l’appliquer dans leurs nations respectives. Ces deux contre-exemples montrent qu’une compréhension collective de l’orthodoxie est atteignable, même si nous devrons expliquer comment.
Objection 1.2.2 : Quelles garanties avons-nous qu’une « compréhension collective » ne soit pas simplement le fruit d’une pression sociale ou culturelle ?
L’objection nous vient ici des post-modernes, qui considèrent que toute doctrine n’est que l’expression des préjugés de classe, et en particulier de la classe des oppresseurs. Ils se servent de cela ensuite pour disqualifier le principe même d’orthodoxie.
Réponse : Contre cela, je réponds que s’ils s’appliquaient à eux-mêmes leur propre principe épistémologique, ils devraient s’auto-réfuter, car c’est l’opinion d’hommes blancs privilégiés et donc disqualifiés. D’autre part, les pressions sociales et culturelles ne suffisent tout simplement pas à déterminer complètement la définition d’un synode. Au concile de Nicée, l’empereur Constantin, personnellement présent, a ouvert le débat en appelant tous les acteurs à la charité et une conduite commune. Il a obtenu une expulsion sèche du parti arien, après un débat très vif et chahuté. Les synodes semis-ariens du IVe siècle, manipulés jusqu’à la nausée par les ariens, ne se sont tout simplement pas imposés, malgré le patronage politique et culturel écrasant des ariens. Certes, on peut admettre des influences sociales et culturelles. Mais il ne faut pas non plus les surinterpréter.
Objection 1.3 : Au sujet de l’usage de notre raison
Objection 1.3.1 : La raison humaine, corrompue par le péché, est-elle suffisamment fiable pour interpréter correctement les Écritures ?
Par cette question, c’est la légitimité même de l’entreprise théologique qui est posée. Nous confessons en effet que toutes nos capacités sont atteintes par le péché, y compris notre intelligence, et cela nous rend incapable de saisir la révélation générale. N’en est-il pas de même pour notre compréhension des Écritures ?
Réponse : Nous ne nions pas que la raison humaine soit corrompue par le péché, mais cette corruption ne rend pas la raison totalement inapte à comprendre les Écritures. Je réponds à cette objection par trois arguments. Premièrement, la raison humaine reste capable de saisir de nombreuses vérités naturelles, bien que les vérités surnaturelles nous échappent sans l’intervention de Dieu. Or, les Écritures, bien qu’inspirées, sont exprimées dans un langage accessible à notre raison naturelle. Deuxièmement, nous bénéficions de l’assistance du Saint-Esprit. Jésus promet que l’Esprit de vérité nous guidera dans toute la vérité (Jean 16:13). Cette assistance compense les effets noétiques du péché et permet une compréhension éclairée des Écritures. Enfin, le but même des Écritures est de « convaincre, corriger et instruire dans la justice » (2 Timothée 3:16). Ces actions impliquent l’usage de la raison, car elles nécessitent une compréhension claire et un processus de réflexion. Une révélation inefficace pour notre rationalité ne pourrait atteindre ces objectifs.
Objection 1.3.2 : L’influence des philosophies extérieures (aristotélisme, cartésianisme, etc.) sur la scolastique protestante n’a-t-elle pas démontré les limites de la raison dans l’établissement de l’orthodoxie ?
L’usage des philosophies purement humaines pour exprimer les vérités divines nécessite d’expliquer l’articulation entre les deux.
Réponse : Ce problème est abordé par François Turretin dans ses Instituts de Théologie Élenctique. Voici la thèse qu’il défend : Les orthodoxes occupent un juste milieu. Ils ne confondent pas la théologie avec la saine philosophie comme les parties d’un tout ; ni ne l’opposent comme des contraires ; mais elles sont subordonnées, composées de façon à s’assister mutuellement. Philon d’Alexandrie, et après lui les pères de l’Église, l’ont illustré de façon appropriée par l’allégorie de Sarah et Hagar. La Théologie domine sur la Philosophie, et cette dernière agit comme la servante et se soumet à la première. Ils reconnaissent qu’elle a beaucoup d’usages variés qui doivent être distingués de ses nombreux abus. Bien que toutes les vérités ne puissent pas être démontrées par la raison (les limites de la Vérité étant beaucoup plus larges que celle de la Raison), aucun mensonge ne peut être gardé sous la protection de la vraie raison, ni une vérité détruite par une autre (bien que l’une puisse transcender et surpasser l’autre) parce que quelle que soit une vérité – qu’elle soit inférieure, dans le champ ou supérieure à la raison, ou qu’elle soit appréhendée par les sens, l’intellect ou la foi – cette vérité ne peut pas avoir d’autre source que Dieu, le père de la Vérité. Ainsi, la grâce ne détruit pas la nature, mais la perfectionne. De même, la révélation surnaturelle n’abroge pas la révélation naturelle, mais la rend plus certaine. Cette distinction permet de comprendre que l’influence des philosophies extérieures sur la scolastique protestante n’est pas problématique en soi, tant que ces philosophies restent subordonnées à l’autorité de l’Écriture. Les échecs historiques sont survenus non pas en raison de l’usage de la raison, mais lorsque certains ont laissé la philosophie s’ériger en juge autonome de la révélation. En maintenant la raison dans un rôle ministériel, la théologie peut bénéficier des outils philosophiques sans compromettre la fidélité à la vérité divine.
Objection 1.4 : Au sujet de l’inspiration divine
Objection 1.4.1 : L’inspiration divine garantit-elle nécessairement une interprétation humaine fidèle et uniforme ?
L’exercice même de discernement d’une orthodoxie requerra que les interprétations individuelles puissent converger vers une même interprétation vraie. Est-ce possible ?
Réponse : Je concède tout de suite que des interprétations totalement convergentes ne sont pas réalistes. Même du temps de l’apôtre Paul, il constatait l’impossibilité d’un accord complet sur tous les points de doctrine (Philippiens 3:15). Toutefois, Paul n’exige pas une uniformité absolue, mais recommande de faire preuve de patience et de charité, en attendant que la providence de Dieu fasse converger les avis (Philippiens 3:16). Cette leçon demeure essentielle : il n’est pas nécessaire d’atteindre une convergence totale pour établir une orthodoxie. Une convergence suffisante, centrée sur les doctrines essentielles, est possible et permet de dégager un consensus normatif. Ainsi, si une uniformité parfaite est utopique, une convergence suffisante est à la fois réaliste et suffisante pour fonder une orthodoxie.
Objection 1.4.2 : L’Esprit peut-il inspirer des interprétations divergentes sans remettre en cause la notion d’orthodoxie ?
Si nous sommes tous menés par l’Esprit dans la Vérité (Jean 16:13), mais que nous ne finissons pas ensemble dans la Vérité, cela ne remet-il pas en cause le projet d’orthodoxie protestante ?
Réponse : Le Saint-Esprit n’a inspiré (θεόπνευστος) que l’Écriture, qui constitue une révélation infaillible et définitive. En revanche, l’action de l’Esprit dans la compréhension des Écritures relève plutôt du témoignage. Cette distinction est cruciale : l’inspiration est un acte monergique, une action souveraine de Dieu, tandis que le témoignage est synergique, impliquant une collaboration entre l’Esprit et la personne qui lit et interprète l’Écriture. Cette synergie implique une certaine faillibilité. Les divergences d’interprétation ne viennent donc pas du Saint-Esprit, qui n’enseigne qu’une seule vérité. Elles s’expliquent par nos particularités humaines : différences de capacités intellectuelles, formations, expériences, et présupposés culturels. Toutefois, cela ne signifie pas que l’Esprit échoue dans sa mission. L’enseignement de la vérité par l’Esprit est progressif et adapté à notre maturité spirituelle (1 Corinthiens 13:12). Cette pédagogie divine permet à l’Église, malgré les divergences individuelles, de discerner une orthodoxie suffisante lorsqu’elle se réunit dans une délibération collective sous la conduite de l’Esprit.
Objection 1.4.3 : L’inspiration de Dieu ne nécessite-t-elle pas un cadre communautaire ou magistériel pour être vérifiée et confirmée ?
L’idée selon laquelle l’inspiration des Écritures nécessite un magistère infaillible est une thèse catholique classique. Elle prétend que Dieu, en plus de la révélation spéciale, a institué un office magistériel doté d’une interprétation inspirée pour guider l’Église dans la vérité.
Réponse : Je soutiens que cette nécessité d’une confirmation infaillible est une construction théologique qui ne trouve pas de fondement biblique. L’Écriture elle-même témoigne d’une dynamique différente. D’une part, il est écrit que l’Église est la colonne et l’appui de la vérité (1 Timothée 3:15). Cette métaphore suggère une fonction de soutien, mais pas une exigence d’infaillibilité. Une colonne n’a pas besoin d’être indestructible pour remplir son rôle, tant qu’elle maintient ce qu’elle porte. D’autre part, les lettres apostoliques montrent clairement que des erreurs doctrinales se produisaient déjà au sein des Églises primitives. Pourtant, les apôtres ne répondent jamais en instituant une autorité infaillible. Leur exhortation est plutôt de « combattre pour la foi transmise une fois pour toutes » (Jude 3). Cet appel collectif montre que l’orthodoxie doit être discernée et préservée par la communauté tout entière, même en présence de défaillances individuelles. Certains pourraient voir dans ces erreurs une justification du magistère, mais les apôtres eux-mêmes n’ont jamais institué une telle autorité. Leur solution repose sur l’autorité des Écritures inspirées et sur une délibération collective guidée par l’Esprit. Ainsi, une confirmation infaillible de l’Écriture n’est pas nécessaire. Une orthodoxie collectivement définie, bien que faillible, suffit pour maintenir l’Église dans la vérité.
Objection 1.5 : Au sujet de la possibilité générale de discerner une orthodoxie
Objection 1.5.1 : L’histoire des Églises protestantes ne contredit-elle pas l’idée même de la possibilité d’une orthodoxie stable ?
Encore une fois, c’est un argument catholique classique contre la possibilité d’une orthodoxie protestante. Si elle est possible, pourquoi ne s’est-elle jamais réalisée ?
Réponse : Je réponds d’abord en rappelant qu’avant la modernité théologique du XVIIIe siècle, le protestantisme n’était pas aussi fragmenté que le prétendent certains apologètes catholiques. Certes, l’absence de communion entre luthériens et réformés est regrettable, mais les deux traditions partageaient une convergence doctrinale sur de nombreux points fondamentaux. Les diverses confessions réformées ont montré une unité suffisante pour organiser un synode commun à Dordrecht en 1618-1619, qui a posé des normes doctrinales durables face aux thèses arminiennes. Et aussi, il faut tenir compte de la remarquable stabilité des confessions de foi classiques, qui se sont maintenues dans les Églises réformées jusqu’à nos jours. Ensuite, l’unité doctrinale des catholiques est souvent surestimée. Les débats récents autour de Amoris Laetitia sur la communion des divorcés remariés, ainsi que les tensions entre progressistes et traditionalistes sur la messe tridentine, montrent que la dispersion doctrinale existe également au sein du catholicisme. Enfin, c’est un argument a posteriori qui prouve tout au plus que nous n’avons pas encore atteint d’orthodoxie unique, et non que c’est impossible.
Objection 1.5.2 : Le principe du Sola Scriptura n’engendre-t-il pas nécessairement une pluralité irréductible d’opinions théologiques ?
C’est aussi une objection fréquente chez les apologètes catholiques actuels. Ils tiennent le Sola Scriptura comme un principe auto-destructeur et incapable par principe de générer de l’unité et donc de l’orthodoxie. Pour rappel, nous avons défini Sola Scriptura en introduction.
Réponse : Je réponds d’abord en rappelant qu’avant le XVIIIe siècle, le protestantisme présentait une unité doctrinale relative, comme en témoignent des événements tels que le Synode de Dordrecht (1618-1619) et l’adoption de confessions de foi communes (Westminster, La Rochelle). Ces documents illustrent qu’un consensus théologique fondé sur l’Écriture est possible. En sens inverse, le recours au magistère catholique n’a pas éliminé la pluralité d’opinions. Les débats récents autour de Amoris Laetitia et les tensions sur les bénédictions d’unions homosexuelles montrent que même une autorité centralisée ne parvient pas à éradiquer les divergences doctrinales. Ensuite, le Sola Scriptura est au contraire un instrument d’unité : il offre une norme immuable, universelle et objective par laquelle toute parole humaine peut être évaluée, jugée et, si nécessaire, renversée. Certes, les interprétations de l’Écriture peuvent varier, mais sa stabilité intrinsèque permet une confrontation éclairée et une délibération communautaire sous la conduite de l’Esprit. Elle ne garantit pas l’absence de pluralité, mais elle donne les moyens de confronter les erreurs doctrinales et de discerner une orthodoxie cohérente. Sola Scriptura n’est pas un problème, c’est une solution.
Objections au sujet de la formulation de l’orthodoxie
Objection 2.1 : Au sujet de la possibilité d’une opinion collective
Objection 2.1.1 : Comment définir précisément l’Église entière dans une tradition protestante décentralisée ?
Sans Église universelle, il n’y a pas de formulation d’une orthodoxie universelle.
Réponse : Je réponds en disant que bien que la tradition protestante réformée soit décentralisée, il existe des mécanismes qui favorisent l’unité, notamment à travers les synodes nationaux. L’unité normale d’une église réformée est le synode national, et plusieurs églises nationales peuvent se rassembler pour définir une orthodoxie commune, comme l’illustre le synode de Dordrecht (1618), qui a réuni plusieurs Églises réformées européennes pour définir une orthodoxie partagée. Cet exemple est d’autant plus remarquable que les Églises réformées de France ont adopté les conclusions de ce synode sans même avoir pu y participer, lors du synode national d’Alès en 1620. L’Église universelle, dans la tradition réformée, se définit par la communion internationale des différentes Églises nationales partageant une confession de foi commune.
Objection 2.1.2 : L’exigence d’une expression collective ne conduit-elle pas paradoxalement à une forme de magistère, contraire à l’esprit protestant ?
Cette objection provient de la perspective libérale, qui voit le protestantisme comme une affirmation de la liberté de conscience. Selon cette vision, l’adoption de confessions de foi serait incompatible avec cette liberté, car elle imposerait une vision collective de la foi.
Réponse : Je réponds que l’esprit protestant, tout en valorisant la liberté de conscience, repose avant tout sur une fidélité à la Parole de Dieu. Il s’agit d’un esprit chrétien attaché à l’obéissance à Dieu et à la recherche de Sa volonté à travers l’Écriture. Ainsi, l’expression collective de la foi ne s’oppose pas à cette démarche, mais vient plutôt en soutien de l’interprétation fidèle de la vérité biblique. Lors de la formulation des confessions de foi au XVIe siècle, la question de la liberté de conscience n’était pas au cœur des débats. Au XVIIe siècle, bien que la liberté de conscience commence à émerger, elle visait davantage à contester l’imposition des confessions comme dogmes universels, plutôt que la possibilité de participer à une formulation théologique commune. Ainsi, il ne s’agissait pas de rejeter les confessions en tant que telles, mais de préserver la liberté de choisir sa manière de les interpréter. Un synode national, en tant qu’organe d’autorité ecclésiale, n’a pas le pouvoir d’imposer une définition officielle de la foi. Son rôle est ministériel : il est au service de l’Écriture, qu’il n’établit pas, mais qu’il explicite en permettant une compréhension commune et fidèle des Écritures. Ainsi, l’autorité d’un synode ne relève pas d’un magistère centralisé, mais d’une fonction de guidance doctrinale conforme à la Parole de Dieu.
Objection 2.2 : Au sujet des synodes
Objection 2.2.1 : Les décisions synodales ne risquent-elles pas d’être influencées par des considérations politiques ou culturelles ?
Il est à craindre que ces synodes n’expriment pas l’orthodoxie, mais la marotte politique du moment, ou les principales forces culturelles en jeu.
Réponse : Je réponds en concédant que l’objection selon laquelle les synodes pourraient être influencés par des considérations politiques ou culturelles est légitime. Cependant, l’histoire montre que cette influence initiale ne détermine pas nécessairement la validité ou la persistance des décisions synodales. Prenons l’exemple du Concile de Nicée (325). Bien que la formule nicéenne ait été adoptée sous le patronage de l’empereur Constantin, elle fut contestée dans les décennies qui suivirent. Les synodes de Rimini et Séleucie (359), influencés par d’autres alliances politiques favorables à l’arianisme, proposèrent des formules doctrinales divergentes. Pourtant, grâce à la défense constante d’évêques comme Athanase, le symbole nicéen finit par s’imposer durablement. Pourquoi avons-nous maintenu le symbole de Nicée, et non celui de Rimini ? Cette persistance ne repose pas sur l’excellence des participants de Nicée ou sur la régularité de son processus, mais sur une réception communautaire éclairée par l’Esprit Saint et fidèle aux Écritures. Le crédo nicéen s’est maintenu parce qu’il offre la meilleure expression de la Trinité conforme à la révélation biblique. Ainsi, même si des considérations politiques peuvent influencer une décision synodale à court terme, seule la conformité à la vérité biblique justifie la persistance d’une formule doctrinale à travers les siècles.
Objection 2.2.2 : Une position adoptée par un synode peut-elle réellement engager toutes les Églises réformées sans exception ?
Par quel mécanisme la décision synodale pourrait s’appliquer même à des Églises qui ne sont (localement) pas convaincues par le symbole adopté ?
Réponse : Je réponds en disant que nous croyons en une Église universelle (Jean 17:22 ; 1 Corinthiens 12:12). Cette conviction implique qu’il est possible, au moins en théorie, d’établir une formule d’orthodoxie universelle engageant toutes les Églises locales. Le symbole de Nicée en est une illustration historique. Pour les Églises réformées, le principe synodal permet de garantir cet engagement collectif. Ce fonctionnement est bibliquement fondé :
● Le modèle du concile de Jérusalem (Actes 15) : Ce concile montre que des décisions doctrinales prises de manière synodale peuvent être imposées à toutes les Églises locales, comme en témoigne la déclaration finale : « Il a paru bon au Saint-Esprit et à nous de ne pas vous imposer d’autre charge que ce qui est nécessaire » (Actes 15:28).
● La pluralité des anciens (Actes 14:23 ; Tite 1:5) : Si les Églises locales sont gouvernées par un collège d’anciens, il est cohérent d’établir une collégialité entre les Églises locales par des synodes pour traiter des questions dépassant une seule communauté.
Chaque Église locale, même lorsqu’elle n’est pas pleinement convaincue d’une décision synodale, est appelée à reconnaître l’autorité de la délibération collective, sauf si cette décision contredit manifestement l’Écriture. Enfin, chaque Église nationale a la responsabilité de confirmer les symboles adoptés par une autre communion, en témoignage de l’unité de l’Église universelle.
Objection 2.3 : Au sujet de l’accord avec l’Écriture
Objection 2.3.1 : Qui détermine de manière objective si une décision synodale est conforme à l’Écriture ?
La décision du synode fait autorité parce qu’elle est une expression collective de l’enseignement biblique. Mais qui peut le vérifier, surtout quand on considère que les synodes sont faillibles ?
Réponse : Je réponds en disant que les décisions synodales font autorité parce qu’elles sont des formulations collégiales de l’enseignement biblique. Cependant, cette autorité n’est pas absolue, car elle dépend entièrement de leur conformité à l’Écriture. Les synodes ne produisent donc pas des opinions objectives en soi, mais des jugements collectifs faillibles qui doivent être conformes à la Parole de Dieu. L’autorité du synode est donc double : une autorité de représentation et une autorité scripturaire si sa décision est bibliquement fondée. En conséquence, aucune personne privée ne peut contester une décision synodale sans un raisonnement bibliquement fondé. Une telle contestation relève non d’une autorité individuelle, mais de l’autorité de l’Écriture elle-même, seule capable de renverser un synode. Cette contestation peut ensuite être examinée par un autre synode qui a l’autorité de réviser une décision erronée. Enfin, la conformité à l’Écriture n’est pas seulement jugée par le synode initial, mais aussi par la tradition ecclésiale qui l’accueille, la confirme ou la rejette tacitement. Cette réception communautaire est une forme de validation progressive sous la conduite de l’Esprit Saint. Cette double vérification garantit une détermination aussi proche que possible de l’objectivité scripturaire.
Objection 2.3.2 : L’accord avec l’Écriture n’est-il pas sujet à interprétation, ce qui pourrait perpétuer les divisions ?
En quoi la décision faillible des synodes résout-elle les tensions entre des interprétations privées faillibles ?
Réponse : L’accord avec l’Écriture est effectivement sujet à interprétation, et cela peut engendrer des tensions entre des interprétations privées faillibles. Cependant, cet enjeu ne justifie pas nécessairement la nécessité d’un magistère infaillible, car cela ne résout pas la question fondamentale : qui interprète infailliblement ce magistère ? Pour les protestants, la décision faillible des synodes ne prétend pas être une fin en soi. Elle repose sur une triple validation :
● L’autorité de l’Écriture : Chaque décision synodale doit être confrontée à la Parole de Dieu, qui reste la seule norme infaillible de la foi.
● La guidance de l’Esprit Saint : Bien que faillibles, les délibérations synodales sont éclairées par l’Esprit Saint, qui conduit l’Église dans la vérité (Jean 16:13).
● La confirmation ecclésiale à travers le temps : Une décision synodale peut être progressivement confirmée ou corrigée par la tradition ecclésiale sous l’autorité de l’Écriture. Cette persistance ne garantit pas une infaillibilité absolue, mais elle diminue la probabilité d’erreur et témoigne d’une réception communautaire éclairée.
Ainsi, bien que la perfection doctrinale soit hors de portée, une décision synodale peut atteindre une suffisance objective lorsqu’elle est formulée sous l’autorité de l’Écriture, confirmée par une délibération communautaire et reçue par l’Église dans le temps.
Objections au sujet de l’imposition de l’orthodoxie
Objection 3.1 : Comment concilier cette attribution d’autorité avec le Sola Scriptura, qui exclut une autorité humaine normative ?
C’est la compréhension la plus commune de la formule « Sola Scriptura », que certains ont appelé « Solo Scriptura » ou, plus correctement, « Nuda Scriptura ».
Réponse : Je réponds en disant que cette objection repose sur une compréhension erronée du Sola Scriptura, qui exclurait toute forme d’autorité humaine dans l’Église. Cependant, la tradition protestante historique n’a jamais exclu des autorités ecclésiales, mais les a toujours subordonnées à l’Écriture. En théologie réformée, on distingue l’Écriture, qui est la norme suprême (norma normans), de la tradition, qui est une norme subordonnée (norma normata). Les deux peuvent servir de guide pour les croyants, mais l’Écriture a en plus la fonction de juger et corriger la tradition. Cette distinction est fondée bibliquement : Tout ce que nous avons dit précédemment sur l’autorité collective de l’Église montre que celle-ci a bien une autorité propre. Et pourtant cette autorité est soumise à l’Écriture (cf l’exemple des Béréens en Actes 17:11). Ainsi, les décisions synodales et les symboles de foi ont une autorité légitime dans la vie de l’Église, mais toujours subordonnée à la Parole de Dieu. Cette soumission garantit une fidélité constante à la vérité biblique et préserve l’esprit du Sola Scriptura.
Objection 3.2 : L’idée que l’Église est un instrument de Dieu implique-t-elle nécessairement une normativité synodale ?
Dans la tradition congrégationaliste, la communion des Églises entre elles est volontaire et n’implique pas une normativité synodale comme nous l’avons décrite.
Réponse : Je réponds en disant que l’unité pour laquelle Jésus a prié en Jean 17:21 est une unité complète et substantielle : Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi et comme je suis en toi. Cette unité dépasse une simple communion volontaire ou spirituelle. Elle implique une cohérence visible et fonctionnelle entre les Églises locales. Cette dimension fonctionnelle est illustrée dans l’Église primitive, avec l’exemple du concile de Jérusalem déjà abordé (Actes 15). Bien que certains congrégationalistes affirment que cette unité n’est qu’une réalité spirituelle, une absence totale de coordination rendrait difficile le témoignage visible de l’unité chrétienne. Jésus a prié pour une unité qui soit manifestée dans le monde (Jean 17:23). Ainsi, la communion des Églises locales ne peut pas être purement spirituelle, mais doit également inclure une dimension fonctionnelle et administrative. Cette structure synodale est une expression légitime et biblique de l’unité chrétienne.
Objection 3.3 : Cette autorité collective ne risque-t-elle pas de reproduire un modèle magistériel, rejeté par les réformateurs ?
Le modèle présenté dans cette dissertation paraîtra à certains trop « catholique », dans le sens où l’on met en avant un modèle où l’Église a une autorité supérieure aux croyants individuels.
Réponse : Cette objection suppose que le modèle presbytéro-synodal présenté ici reproduirait un magistère similaire à celui de l’Église catholique romaine, ce que les réformateurs ont rejeté. Or, cette compréhension est erronée. Les réformateurs n’ont pas rejeté toute forme de magistère, mais uniquement le magistère centralisé et soi-disant infaillible de Rome. Ils ont défendu une Réforme dite magistérielle, par opposition à la Réforme radicale des anabaptistes, précisément parce qu’ils considéraient l’institution ecclésiale comme nécessaire et légitime, à condition qu’elle soit soumise à l’Écriture. Le modèle presbytéro-synodal repose sur une autorité collective décentralisée, où les décisions sont prises collégialement par des anciens et des représentants d’Églises locales. Cette structure évite le danger d’une autorité absolue, car elle reste toujours soumise à l’Écriture. Enfin, ce modèle offre des garde-fous contre les dérives autoritaires : la soumission constante à l’Écriture, la pluralité des participants et la possibilité pour les synodes de corriger des décisions erronées garantissent une dynamique de discernement fidèle et équilibrée. Ainsi, loin de reproduire le modèle magistériel romain, le modèle presbytéro-synodal est une application biblique et réformée de l’autorité ecclésiale, conforme à l’esprit du Sola Scriptura.
Conclusion générale
J’espère avoir démontré qu’il est non seulement possible, mais également bibliquement et historiquement légitime pour les protestants de générer une orthodoxie. Nous avons montré que, malgré l’absence d’un magistère centralisé, les Églises réformées disposent des outils nécessaires pour discerner, formuler et imposer une orthodoxie fondée sur les Écritures.
Le discernement de l’orthodoxie repose sur la clarté, la suffisance et l’inspiration des Écritures. Ces caractéristiques permettent, sous la conduite de l’Esprit Saint, une compréhension collective et cohérente des doctrines essentielles. Bien que la faillibilité humaine puisse entraîner des divergences, une convergence suffisante est à la fois réaliste et suffisante pour établir une orthodoxie normative.
La formulation de cette orthodoxie nécessite une délibération collective. Les synodes, en suivant le modèle biblique d’Actes 15, permettent une expression communautaire de la vérité, sous la soumission constante à l’autorité des Écritures. Cette structure évite les dérives autoritaires et garantit une délibération éclairée par des théologiens compétents.
Enfin, l’autorité des décisions synodales ne contredit pas le principe du Sola Scriptura mais en est une application pratique. Les réformateurs n’ont jamais rejeté toute forme d’autorité ecclésiale, mais ont toujours veillé à ce qu’elle reste soumise à la Parole de Dieu. Cette soumission garantit une fidélité doctrinale et préserve l’esprit de la Réforme.
L’orthodoxie protestante, bien que faillible et perfectible, est possible grâce à ces mécanismes bibliquement fondés et historiquement attestés. Elle témoigne que l’unité doctrinale chrétienne peut être maintenue sans sacrifier le libre examen des Écritures. À travers une fidélité constante à la Parole de Dieu, l’Église réformée continue à témoigner d’une orthodoxie vivante, adaptée aux défis de chaque époque.


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