Dans ce passage du traité Sur la Colère de Dieu (De ira Dei, début IVe s.) orienté contre la doctrine stoïcienne, Lactance entend réfuter l’idée d’un Dieu qui ne s’abaisserait pas à se mettre en colère contre le péché. Nous citons la traduction (avec ses intertitres) des Sources chrétiennes.
On pense généralement que les stoïciens et quelques autres ont un peu mieux compris la nature divine1: ils disent que la bonté est en Dieu, mais non la colère.
Voici un discours qui s’attire toutes les faveurs et plaît aux foules : Dieu ne saurait avoir la pusillanimité de s’estimer blessé par qui que ce soit, lui qu’on ne peut blesser, ni d’être ébranlé, troublé, égaré dans sa sereine et sainte majesté, ce qui est le propre de la fragilité terrestre. En effet, la colère est un ébranlement et une perturbation de l’esprit, qui sont étrangers à Dieu. Et si (disent les stoïciens) la colère ne sied pas non plus à l’homme, pour peu qu’il soit sage et réfléchi — car en vérité, lorsqu’elle envahit une âme, comme une tempête sauvage elle soulève de tels remous qu’elle bouleverse l’état d’esprit, fait flamboyer les yeux, trembler la bouche, bégayer la langue, claquer les dents, tandis que le visage s’altère, tantôt s’empourprant et tantôt blémissant —, combien moins une si hideuse transformation sied-elle à Dieu ! Et si un homme qui a commandement et pouvoir peut faire beaucoup de mal sous l’effet de la colère : répandre le sang, renverser des villes, détruire des peuples, désoler des provinces, combien faut-il croire davantage que Dieu, qui a pouvoir sur tout le genre humain et l’univers même, détruirait toutes choses s’il se mettait en colère ! Il faut donc qu’il soit exempt d’un mal si grave, si pernicieux. Et si Dieu est exempt de colère, cette excitation hideuse et nuisible, si Dieu ne fait de mal à personne, il ne peut être finalement qu’un protecteur doux, serein, favorable et bienfaisant. En effet, c’est ainsi seulement qu’on pourra l’appeler tout à la fois Père commun à tous les hommes et Dieu véritablement très bon et très grand, comme l’exige sa nature divine et céleste.
Car s’il est vrai que, parmi les hommes, on considère comme louable de faire du bien plutôt que du mal, de vivifier plutôt que de tuer, de sauver plutôt que de perdre, si ce n’est pas sans raison que l’innocence est comptée parmi les vertus et que, si l’on agit ainsi, on est aimé, cité en exemple, honoré et comblé par tous de bénédictions et de vœux, bref, que pour ses mérites et ses bienfaits on est jugé très semblable à un dieu, combien convient-il davantage à Dieu même, dont les qualités se distinguent par une perfection toute divine, lui qui est à l’abri de toute souillure terrestre, de gagner tout le genre humain par ses bienfaits divins et célestes !
Aimer les bons, c’est haïr les méchants
Ce sont là de belles paroles, qui plaisent aux foules : beaucoup se laissent séduire par elles et y croient. Mais ceux qui pensent ainsi, tout en approchant de plus près la vérité, se trompent en partie, faute d’examiner suffisamment la nature de la chose. Car, si Dieu ne s’irrite pas contre les impies et les hommes injustes, il n’aime pas non plus, d’aucune façon, les hommes pieux et justes. Plus cohérente est donc l’erreur de ceux qui retirent à Dieu à la fois colère et bonté. Il s’agit en effet de deux réalités opposées, et l’on ne peut qu’être affecté dans les deux sens, ou bien ne l’être dans aucun. Ainsi, qui aime les bons, hait aussi les méchants, et qui ne hait pas les méchants, n’aime pas non plus les bons ; car l’amour des bons vient de la haine des méchants, et la haine des méchants découle de l’affection pour les bons. Il n’est personne qui aime la vie sans haïr la mort, et l’on n’aspire pas à la lumière sans chercher à fuir les ténèbres. Tant il est vrai que, par nature, ces sentiments sont si liés que l’un ne peut être éprouvé sans l’autre.
Imaginons un maître ayant dans sa domesticité un bon serviteur et un mauvais : de toute façon, il ne hait pas les deux pareillement, ou n’entoure pas les deux de bienfaits et d’honneurs — s’il le faisait, c’est un homme injuste et un sot ! — ; mais en fait, au bon serviteur il parle en ami, il l’honore, il lui confie la direction de sa maison, de sa domesticité, de tous ses biens ; quant au mauvais serviteur, il le punit de tous les châtiments : mercuriales, coups, nudité, faim, soif, entraves. Ainsi, celui-ci sera pour tous une incitation à ne pas mal agir, et celui-là à bien agir ; la crainte retiendra les uns, et la considération stimulera les autres.
Ainsi donc, quand on aime, on hait aussi, quand on hait, on aime aussi ; car il est des hommes qu’il faut aimer, il en est qu’il faut haïr. Et de même que, lorsqu’on aime, on comble de biens ceux qu’on aime, de même, lorsqu’on hait, on inflige des maux à ceux qu’on a en haine. Voilà un raisonnement qui ne saurait aucunement être détruit, car il est véridique.
Inconsistante et fausse est donc l’opinion de ceux qui, tout en attribuant à Dieu l’un des deux sentiments, lui retirent l’autre. L’opinion de ceux qui lui retirent l’un et l’autre n’a pas moindre valeur : les premiers, comme nous l’avons montré, ont raison dans une certaine mesure, mais les deux sentiments ils gardent le meilleur ; quant aux autres, entraînés par la logique et la véracité du raisonnement précédent, une fois adoptée une opinion totalement erronée, ils tombent dans une très grave erreur. En effet, ce n’est pas comme cela qu’ils devaient raisonner : Dieu, ne connaissant pas la colère, n’est donc pas mû davantage par la bonté ; mais comme ceci : Dieu, étant mû par la bonté, connaît donc aussi la colère. En effet, s’il avait été certain et indubitable que Dieu n’éprouve pas de colère, alors il fallait nécessairement aboutir à l’autre conclusion. Mais, puisque le doute est plus grand au sujet de la colère et qu’on est presque devant une évidence pour la bonté, il est absurde de partir d’une incertitude pour prétendre anéantir une certitude, alors qu’on est plus à même de partir de certitudes pour affermir des incertitudes.
Colère et bonté : là est le fondement de la religion
Telles sont les opinions des philosophes au sujet de Dieu ; aucun n’a rien dit d’autre que cela. Si donc nous avons surpris l’erreur des opinions qu’ils ont émises, il ne reste plus que la dernière hypothèse dans laquelle, seule, on puisse découvrir la vérité, celle que les philosophes n’ont jamais prise à leur compte ni une seule fois défendue : il est logique que Dieu se mette en colère, puisqu’il est mû par la bonté. Cette dernière opinion, nous devons la défendre et l’affirmer ; là se trouve, en effet, tout l’essentiel, le point cardinal de la religion et de la piété. Car il est impossible qu’on doive aucunement honorer Dieu, s’il n’accorde rien quand on lui rend un culte, et qu’on doive aucunement le craindre, s’il ne s’irrite pas quand on ne lui rend pas de culte.
Illustration : Karl Brioullov, Le Dernier jour de Pompéï, huile sur toile, 1830-1833.
- Mieux que les épicuriens, dont Lactance vient d’exposer les thèses au point précédent.[↩]
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