L’Annonciation n’est pas souvent célébrée dans les milieux protestants. Elle ne fait par exemple pas partie des fêtes chrétiennes que la Confession helvétique postérieure mentionne comme pouvant raisonnablement être conservées. Nos recueils de prières ou de cantiques n’ont en général pas de section qui lui soit dédiée. Pourtant, si nous prenons au sérieux le fait – aujourd’hui indisputable – que la vie et la personnalité humaines commencent avant la naissance, alors nous devons admettre que Dieu ne s’est pas fait homme à Noël, mais plutôt à l’Annonciation. Même s’il ne se révèlera au grand jour que neuf mois plus tard, Dieu est dès ce jour-là Emmanuel, « avec nous ».
Nous reproduisons quelques extraits des belles méditations de France Quéré, théologienne, patrologue et éthicienne protestante (1936-1995), sur l’Annonciation, qui ont été réunies peu après sa mort dans le recueil Marie (1996).
Marie, si peu qu’elle apparaisse dans l’Évangile, donne à penser. Penser quoi ? Les fidèles aujourd’hui, surtout les femmes, sont irrités par les réflexions éternellement moralisatrices qu’inspire la mère du Sauveur. Marie est parée de toutes les vertus qu’elles n’ont pas et devraient avoir : obéissance, modestie, pudeur, discrétion, foi, bonté, et comme si ce n’était pas assez, ce modèle obligé leur demeure inaccessible puisque la perfection mariale associant virginité et fécondité n’est pas, que l’on sache, à la portée des femmes ordinaires.
Laissons ces thèmes rebattus. Notre entreprise se limitera à une seule question : en quoi Marie, qui n’est pas l’agent du salut, le préfigure-t-elle néanmoins ? Le Christ germe en son sein. À travers ce qu’il nous dit d’elle, Luc parle déjà de lui. D’habitude on dit que les fils ressemblent à leur mère. Ici nous disons : la mère ressemble à son fils. Cherchons donc les clartés annonciatrices du jour qui monte, l’allusion à ce monde nouveau dont elle apporte les prémices, et qui font chanter la vie autrement.
France Quéré évoque ensuite le mystère et les légendes qui entourent les origines de la Vierge.
Dieu a donc élu une femme, osons dire : quelconque, au sens où l’on ne sait presque rien d’elle ! Cette silhouette à peine esquissée la fait ressembler à n’importe qui, sauf que n’importe qui, dans le Royaume qui vient, importe plus que les autres, y compris et surtout ceux qui ne sont pas n’importe qui. Fi donc des grandeurs terrestres ! La première béatitude que le Christ prononcera sur la montagne, au début de son ministère, éclatera par ses mots : « Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux ! » Ici, le royaume des cieux est en elle. Aux humbles, la part des rois ! La première béatitude roule un lointain écho du Magnificat : « Il a jeté les yeux sur l’abaissement de sa servante. » Marie, quand elle prononce cette action de grâces, ne répète pas seulement l’ancien cantique que la naissance prochaine de Samuel avait inspiré à sa mère Anne, elle dit vraiment ce qu’elle est : quelqu’un qui, comme une servante, n’a, au sens où le monde entend ces mots, ni naissance, ni maison, ni nom.
L’ange, en visitant Marie, a dédaigné les gloires humaines ; il est allé vers l’insignifiance d’un pays, d’une famille, d’un sexe : c’est à une femme qu’il parle. La pauvreté de Marie est une pauvreté selon l’esprit, dûment attestée par le texte, c’est une pauvreté qui libère des possessions, des sites grandioses, des hautes charges, des lignées illustres. Luc fait sa révolution en ne nommant pas l’origine de cette jeune fille déliée d’attaches, que l’ange vient cueillir comme une simple fleur des champs.
Cette légèreté se confirme avec la mention de Joseph. Elle est dite « fiancée » à celui-ci, mais jamais Luc ne parlera, comme Matthieu, d’une Marie épouse. Il la désignera comme le font Marc et Jean, par le seul lien auquel il tienne, celui qui l’unit à son fils. Il parlera de la mère de Jésus ou, si Joseph l’accompagne, des parents de Jésus.
Mais aucun mot ne désignera leur conjugalité. Est-ce que ce troisième titre de mère éclipse les deux premiers, de fille et d’épouae, vu l’état particulier que lui donne un tel fils ? La mère d’un Dieu ferait oublier les appartenances et les alliances humaines, rendues dérisoires auprès de la parenté sublime qui lui échoit ? Il est vrai qu’il n’y a pas de proportion, mais cet écrasement de l’humain par le divin ne ressemble nullement à la démarche du Christ. Il n’est pas venu confondre de sa haute stature la petitesse de la condition de l’homme. Au contraire, il est venu l’exalter.
Le monde nouveau qu’il inaugure jette ses premières lueurs avec Marie. Joseph, par la généalogie que lui assigne l’Évangile, appartient, comme Zacharie, au monde ancien, celui des fidélités ancestrales, des attaches terrestres. Ces grandeurs-là ont leur prix, et le Christ ne les renie pas, mais il ne s’est pas donné pour rôle de confirmer ce qui existait avant lui, il a voulu apporter au monde ce que celui-ci ignorait encore, le signe d’un règne où la liberté, l’espérance et l’amour prendraient le pas définitif sur les rapports d’orgueil et de force, et même sur ceux du sang.
Le seul lien dont l’ange fasse mention est celui de la maternité. Le lien qui unit une femme à un Dieu est la seule expression sûre de la liberté et de l’amour : reconnaissons Marie à ce signe.
Elle s’intéresse ensuite aux circonstances de l’Annonciation elle-même, en insistant sur le jeu des temps verbaux dans le récit lucanien.
Quand l’ange s’adresse à Marie, il ne lui apprend donc rien qu’elle n’ait déjà beaucoup rêvé et même espéré, et les mots magnifiques qu’il prononce ne vont pas au-delà de ses songes ordinaires : il annonce au demeurant un messie parfaitement conforme à l’attente juive, et que le Christ élargira infiniment. La seule nouvelle qui lui soit apportée, c’est que c’est elle la choisie parmi toutes ; elle, et non la voisine, exaucera l’attente du peuple. Voilà ce qui la comble de ravissement.
Le choix de Dieu suscite en elle une véritable tempête d’espérance, d’allégresse, d’impatience et s’il est une ombre au tableau, une seule inquiétude, elle est dans ce futur où l’ange a mis la réalisation de la promesse. En somme, il faut attendre, et cette nouvelle si belle a le défaut d’être encore dans le temps des incertitudes : l’avenir déçoit si souvent !
Elle parle alors à l’ange ; au lieu du simple amen que l’on attend, elle pose une question qui a souvent été comprise comme une objection : « Comment cela se fera-t-il puisque je ne connais point d’homme ? » C’en est une en effet, mais c est elle-même qui la crée, en créant l’invraisemblance et le scandale. Car elle tire, dans sa hâte, et de toute sa force, l’événement dans le temps présent, elle use du temps grammatical que l’ange s’était gardé d’utiliser ; cette âme affolée de joie essaie de faire que soit tout de suite ce qui est apparemment prévu pour demain. C’est elle qui fait surgir le caractère divinement admirable mais humainement paradoxal de cette conception. C’est elle qui met en relief l’impossibilité qui serait restée inaperçue si elle avait tranquillement admis l’échéance encore lointaine du futur. Le plus beau de tous les rêves, l’ange le lui a confirmé. S’il est pour demain, cela ne change rien à la nature d’un rêve qui est toujours dans l’absence, dans un temps autre que celui où l’on vit, et c’est comme si l’ange n’avait rien dit : Marie et toutes les jeunes juives partagent ses pensées, il s’est dérangé pour rien, avec ses grandes ailes blanches.
Dans sa fièvre, Marie ramène le rêve dans la réalité, quoi qu’il en coûte à la vraisemblance ainsi malmenée. En introduisant le premier verbe au présent, « je ne connais », en sommant l’ange de se prononcer sur l’imminence de l’événement, elle l’oblige à lui en dire plus que la prophétie dont il était officiellement chargé ; il la fait entrer, à sa demande, dans le secret de Dieu et dénoue l’objection que son ardeur a sciemment créée.
La promesse de l’ange
On dirait que Marie l’a rattrapé par les ailes et l’oblige à entrouvrir la merveille qu’il n’eût pas spontanément dévoilée. Il était bavard, sur la destinée publique de Jésus. Mais ce mystère à la fois intime et imminent, à peine l’a-t-il effleuré. Marie l’interroge. Il ne peut se dérober. C’est alors que s’insèrent, dans le cliquetis syllabique de la gloire annoncée, les sonorités douces et monotones διὸ καὶ τὸ γεννώμενον ἅγιον (dio kai to gennomenon hagion) comme si la voix se fondait en murmure. Les traducteurs, sans doute un peu âgés, n’ont plus l’ouïe très fine ; ils n’ont pas entendu. Ils écrivent : « C’est pourquoi l’enfant sera saint » (Bible de Jérusalem), ou : « C’est pourquoi le saint enfant qui naîtra de toi » (Osty) ou : « C’est pourquoi le fruit saint qui naîtra de vous. » (Lemaître de Sacy, XVIIe siècle). Ou : « Aussi, celui qui naîtra de toi, sacré. » (Chouraqui) Ou : « Ainsi ce qui va naître, saint. » (sœur Jeanne d’Arc)
Ces diverses versions font continuer le discours de l’ange au futur qui claironne tout au long de l’annonce. Mais le texte grec, auquel sœur Jeanne d’Arc est la plus fidèle, a justement changé de temps. Mot à mot : ce qui est en train de s’engendrer. La venue de Dieu faite d’« ombre » et de « souffle » déroule sur l’heure son impalpable miracle. Peut-être l’ange a-t-il baissé la voix, ou marqué un peu d’hésitation, peut-être s’est-il tu un instant. C’est si délicat, si pur, si ténu. Rien ne se voit, rien ne s’entend, rien ne se laisse toucher. Il n’a presque rien dit, et cependant déjà trop. Comme effrayé de son audace, il redevient volubile. Une pluie de mots ensevelit le secret à peine accompli, à peine nommé. La conversation dérive sur Élisabeth, la cousine, qui habite loin, annonce un signe que Marie ne demandait pas, disserte sur les pouvoirs de Dieu, y va même d’une citation biblique…
L’ange a parlé avec son style d’ange, un mot unique a suffi, aussi fin que son pas sur le sable, aussi tremblé qu’un aveu, aussi effacé qu’un silence. Rien de plus furtif que cette éternité advenue. Tout est accompli. Presque rien encore. Le messager s’envole, le ciel luit de toutes les beautés du monde, l’air est devenu si léger. Qui s’étonnera de l’immense consentement de Marie ?
Le passage du futur au présent dans le discours de Marie et de l’ange Gabriel, comme le contraste entre les figures du vieux Zacharie au Temple et de la jeune Marie en Galilée, illustre à merveille le passage d’une époque à l’autre qu’effectue l’Incarnation.
Illustration de couverture : Henry Ossawa Tanner, L’Annonciation, huile sur toile, 1898 (musée d’art de Philadelphie).
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