Le saint ministère (5/10) : L’autorité des ministres
6 avril 2023

Je propose dans cet article et les suivants un examen approfondi d’un ouvrage qui m’a beaucoup appris (et a parfois remis en cause certaines de mes positions) sur la théologie pastorale réformée : Le saint ministère selon la conviction et la volonté des réformés du XVIe siècle, de Jean-Jacques von Allmen (Neuchâtel, 1968). Après avoir expliqué ce qui distinguait le ministère réformé du sacerdoce catholique romain, von Allmen expose dans le cinquième chapitre (pp. 65-77) quel est le fondement et quelles sont les limites de l’autorité des ministres. C’est au fond la dernière partie de ce qu’annonçait le titre du chapitre (“Des ministres de l’Eglise, de leur establissement et devoir”) : sans autorité, les ministres ne pourront accomplir ce que Dieu leur demande.


Rappelons qu’on entend ici par ministres uniquement les pasteurs : ce sont les seuls ministres divinement institués, selon la Confession helvétique postérieure (cf. chapitre 2). En bon théologien, Bullinger commence par faire une distinction entre deux types de pouvoirs.

Puissance de droit et puissance d’office

Voici la section suivante du chapitre XVIII de la Confession helvétique postérieure1:

Nous pourrons donques maintenant dire quelque chose de la puissance et office des Ministres de l’Eglise. Or il y en a eu aucuns qui ont bien au long et avec grand’peine disputé de ceste puissance, à laquelle ils ont assujetti tout ce qui est grand et excellent en terre : et ce contre le commandement du Seigneur, qui defendant aux siens toute domination, leur a singulierement recommandé l’humilité. Et de faict, il y a une autre puissance simple et souveraine, laquelle on nomme Puissance de droict : et par ceste puissance toutes choses sont assujetties à celuy qui est le Seigneur de tous, assavoir Jesus Christ, comme luy-mesme en rend tesmoignage, disant Que toute puissance luy est donnee au ciel et en la terre. Et derechef : Je suis le premier et le dernier. Voici, je suis vivant au siecle des siecles, et ay les clefs de l’enfer et de la mort ; item : Il a la clef de David, qui ouvre et nul ne clost, qui clost et nu n’ouvre. Or le Seigneur se reserve proprement ceste puissance et ne la transporte à aucun autre, quel qu’il soit, pour demeurer cependant oisif spectateur du travail de ses Ministres. Isaie dit aussi : Je mettray la clef de David sur son espaule, et derechef : Duquel l’empire est sur son espaule. Car il ne charge point de sa puissance les espaules d’autruy : mais il se la reserve et use encore d’icelle en gouvernant toutes choses. Au reste, il y a une autre puissance d’office, ou ministeriale, qui est limitee par celuy qui use de pleine puissance, et qui est plustost service que puissance, comme un maistrre donnera puissance à son despensier sur sa maison, et pour cest effect luy baillera les clefs pour introduire en la maison ou en exclurre ceux que son maistre vuet estre introduits ou forclos d’icelle. Selon ceste puissance le Minsitre, suivant son office, fait ce que le Seigneur luy a commandé de faire : et le Seigneur ratifie ce qu’il fait, et veut que le faict de son Minsitre soit estimé et recognu pour le sien propre. Et à ceci se doivent rapporter ces sentences de l’Evangile : Je te donneray les clefs du royaume des cieux, et : Tout ce que vous lierez ou deslierez en terre, sera lié ou deslié és cieux, item : Les pechez seront remis à tous ceux ausquels vous les aurez remis, et seront aussi retenus à tous ceux ausquels vous les aurez retenus.

Au reste, si le Ministre n’execute toutes choses, suivant le commandement de son Seigneur, ains outrepasse les limites de sa comission, il est certain que son Seigneur n’approuvera point ce qu’il aura fait. Parquoy la puissance Ecclesiastique des Ministres de l’Eglise est l’office de gouverner l’Eglise de Dieu : mais à telle condition qu’ils administreront toutes choses en l’Eglise, comme le Seigneur l’a ordonné par sa Parole : et en ce faisant les fideles reputent et advouent ce que les Ministres ont fait, comme si le Seigneur l’avoit fait luy-mesmes. Et touchant les clefs, il en a esté dit quelque chose ci dessus.

La traduction française est globalement fidèle, mais se permet des omissions par rapport au texte latin (deux citations bibliques, notamment, cf. la traduction modernisée faite à partir du latin).

Le Christ, seul souverain de droit

Il y a donc dans le gouvernement de l’Église une puissance simple et souveraine, qui est de droit, et une puissance qui est conférée en vertu d’un office, en l’occurrence du ministère : cette puissance-là, puissance d’office ou ministeriale qui est celle des pasteurs, est limitée par la première. Elle est en vérité plustost service que puissance, ce que suggère aussi le mot même de ministre (du latin minus, d’où la traduction fréquente de “serviteur”). La première puissance, en revanche, appartient de manière inaliénable au Christ seul, qui ne la délègue à aucun autre. En ce sens, il est toujours et véritablement le Seigneur. Même après qu’il a quitté cette terre, le jour de l’Ascension, il continue à exercer directement cette forme de souveraineté.

Von Allmen relève deux sous-entendus de cette distinction, qui permettent de mieux comprendre sa pertinence. Le premier est clair, et a déjà été évoqué au chapitre précédent de la confession (XVII, De l’Église de Dieu saincte et catholique, et d’un seul chef d’icelle) : le système papal, qui fait du pape un “vicaire du Christ”, méconnaît la puissance de droit du Christ.

Nisi ad Antichristum Christi potestas transferatur.

Que la puissance du Christ ne soit transférée à personne, sinon à l’Antéchrist.

La vraye façon de reformer l’Eglise (Calvini Opera, t. VII, p. 636, trad. personnelle).

Il est une menace à la fois contre la seigneurie du Christ sur l’Église, mais aussi contre sa seigneurie sur l’État (le pape a un pouvoir temporel bien réel) ; car pour les réformés, le magistrat civil est lui aussi dépositaire d’une puissance d’office. Pour Bullinger, c’est en effet au magistrat que devrait revenir “le premier lieu et degré d’honneur au monde” (Confession helvétique postérieure, ch. XXX, Du Magistrat). Il fonde cette idée en rappelant le devoir d’humilité exigé du Christ à ses apôtres ; c’est encore un de ces endroits ou ce qui est dit des apôtres s’applique directement aux pasteurs.

Il s’éleva aussi parmi eux une contestation : lequel d’entre eux dervait être estimé le plus grand ? Jésus leur dit : Les rois des nations les dominent et ceux qui ont autorité sur elles se font appeler bienfaiteurs. Il n’en est pas de même pour vous. Mais que le plus grand parmi vous soit comme le plus jeune, et celui qui gouverne comme celui qui sert.

Luc 22,24-26.

Deux puissances d’office indépendantes

Le second sous-entendu découle donc du premier : l’autorité des pasteurs, n’étant que celle que le Christ leur a déléguée, ne s’exerce pas sur l’État, ne menace pas l’État. Le pouvoir civil n’a donc pas de raison de craindre l’Église réformée, est encouragé à la laisser agir en toute indépendance, et gagne même à favoriser la réforme de l’Église pour s’émanciper du joug romain. C’est là un argument important qui est apporté aux États qui hésiteraient entre l’une et l’autre confession, et qui semble assez juste historiquement : s’il y a bien sûr eu des tensions entre les États et les Églises réformées, elles ne viennent pas en général de l’Église.

Il faut reconnaître que le pouvoir ecclésiastique a moins cherché à s’ingérer dans les affaires du pouvoir civil que celui-ci dans celles de l’Église : dans la politique des États réformés d’alors, et pour des raisons compréhensibles en raison de l’état de chrétienté, il y a une indéniable tendace érastienne ; aussi l’Église réformée est-elle plutôt sur la défensive.

p. 68.

Éraste défendait le gouvernement direct de l’Église par le magistrat, pourvu qu’il fût chrétien. Sa doctrine a profondément influencé les États réformés, qui ne voyaient pas la nécessité d’une autorité indépendante des consistoires ou des collèges d’anciens pour exercer la discipline d’Église.

Ubicumque igitur magistratus est pius et christianus, ibi alio nullo est opus, qui alio nomine ac titulo vel gubernet vel puniat, quasi nihil a profano magistratu pius differet.

Partout donc où le magistrat est pieux et chrétien, il n’y a nul besoin de gouverner ou punir sous un autre nom ou titre, comme si un magistrat pieux ne différait en rien d’un magistrat profane.

Thomas Éraste, Explicatio gravissimae quaestionis, thèse 74.
Thomas Éraste (1523-1583), défenseur de la primauté de l’État sur l’Église.

Calvin lui aussi s’élève contre les prétentions du pouvoir civil sur l’Église, et proteste énergiquement contre toute ingérence dans le gouvernement de la religion elle-même (le jus in sacris) :

Certe si ita patimur nobis jugum imponi, prodimus nostra dissimulatione sacrum ministerium, neque hanc perfidiam vel coram Deo vel coram hominibus excusare poterimus.

Assurément, si nous tolérons qu’un tel joug nous soit imposé, nous trahissons le saint ministère par notre passivité, et nous ne pourrons nous faire pardonner cette perfidie ni devant Dieu, ni devant les hommes.

Lettre à Pierre Viret du 23 août 1542 (trad. personnelle).

De même son collègue de Bâle, Œcolampade :

Unerträglicher als der Antichrist selbst ist eine Obrigkeit, die die Autorität der Kirche sich anmasst.

Un pouvoir qui usurpe l’autorité de l’Église est encore plus insupportable que l’Antéchrist lui-même.

Cité in Das Buch der Basler Reformation, p. 233.
Jean Œcolampade (1482-1531), réformateur de Bâle.

L’autorité des ministres est donc vigoureusement affirmée, en particulier face à l’autorité civile, mais elle est (comme cette dernière) toujours ministériale, limitée par le mandat du Christ souverain — comme celle d’un économe dans la maison de son maître. La liberté des ministres dans le gouvernement de l’Église est donc fortement conditionnée par le mandat reçu :

Ce qui signifie que les ministres ne sauraient inventer la manière de gouverner l’Église ; ce qui signifie aussi qu’ils perdent leur autorité quand ils cessent d’en faire l’exercice de leur obéissance. Mais tant qu’ils obéissent — et rien ne laisse entendre qu’ils en seraient a priori incapables — ils sont vraiment les lieutenants du Seigneur et doivent être tenus pour tels.

p. 69.

Quelle différence, pourra-t-on dire, y a-t-il entre un tel lieutenant et le vicaire du Christ que prétend être le pape ? Il ne s’agit pas pour les réformés, comme on va le voir ensuite, de nier qu’un ministre puisse agir en représentant Jésus-Christ. Le problème n’est pas dans la représentation, mais dans le terme de vicaire (qui présuppose que le titulaire est absent ou empêché) d’une part, et dans sa prétention à la primauté d’autre part ; le chapitre XVIII ne revient pas sur le sujet car il en a déjà été question précédemment :

Car nous enseignons que Christ est le seul Seigneur et qu’il demeure unique pasteur universel : item, souverain Evesque devant Dieu son Pere : lequel accomplissant en l’Eglise tout office et devoir de vray Evesque et Pasteur jusques à la fin des siecles n’a besoin d’aucun vicaire qu’on donne aux absents. Or Christ est tousjours present à son Eglise, et son Chef qui la vivifie. Iceluy mesmes a defendu avec grandes menaces à ses Apsotres et à leurs successeurs d’usurper primauté et domination en l’Eglise.

Confession helvétique postérieure, XVII.

De même Calvin, qui critique l’unicité du ministère du pape au moyen d’une belle comparaison :

Mais, disent-ils, l’ordre de la nature nous enseigne qu’il doit y avoir un chef responsable dans chaque groupe. Et pour confirmer cela, ils donnent l’exemple des grues et des abeilles, qui élisent toujours un roi ou un gouverneur et non pas plusieurs. Je reçois volontiers ces exemples. Mais je demande si toutes les abeilles qui sont dans le monde se rassemblent dans un lieu pour élire une seule reine. Chaque reine se contente de sa ruche comme, de même, chaque troupe de grues a son propre conducteur. Que concluront-ils de cela sinon que chaque Église doit avoir son évêque ?

[…] À supposer qu’il soit bon et utile, comme les papistes le veulent, que le monde entier soit ramené à une seule monarchie — ce qui est totalement faux, mais supposons-le —, je ne leur concéderai pas que cela soit envisageable pour le gouvernement de l’Église. Car elle a Jésus-Christ pour seul chef (Éphésiens 4,15-16), sous la direction duquel nous avançons tous ensemble, selon l’ordre et la forme de gouvernement qu’il a institués lui-même pour nous. Ceux qui veulent donner la prééminence à un seul sur toute l’Église, sous prétexte qu’elle ne peut pas se passer d’un chef, font donc une grosse injure à Jésus-Christ, qui en est le chef […]. Je sais bien que les papistes ont l’habitude de formuler des subtilités lorsqu’on leur fait cette objection. Ils disent que Jésus-Christ est à proprement parler le seul Chef, puisque lui seul gouverne en son nom et avec son autorité, mais cela n’empêche pas qu’il y ait un chef au-dessous de lui, en ce qui concerne le ministère, qui soit comme son vice-gérant sur la terre. Cette subtilité ne leur rapporte rien tant qu’ils n’ont pas prouvé que ce ministère a été ordonné par Christ.

IRC, IV,6,8-9.

Comme la fin de cette citation le montre, la distinction entre puissance de droit et d’office n’est pas inconnue des apologètes catholiques ; mais en conférant cette dernière à un seul évêque universel, ils annihilent les effets concrets de cette distinction.

Le pouvoir des clefs

Le Christ “ratifie dans les cieux ce qu’ils [les ministres] font en son nom sur la terre”. Les réformateurs réaffirment unanimement le pouvoir des clefs des pasteurs (bien au-delà du seul sacrement catholique de la confession, par exemple) dans des termes qui sont assez inhabituels pour une oreille évangélique au XXIe siècle. Citons Viret :

Quand nous voyons le Ministre exerceant son office, en administrant les choses sainctes au peuple, soit-ce la parole ou les Sacremens, nous nous deuons proposer Iesus Christ deuant les yeux, lequel nous est representé par le Ministre ordonné pour ces choses, au Nom de Iesus-Christ.

Du vray ministere de la vraye Eglise de Iesus Christ, & des vrais sacrements d’icelle…, Genève, 1560, p. 47.

Calvin dit lui aussi que les ministres déclarent au monde la volonté du Christ et “représentent sa personne”. C’est en vertu de ce pouvoir de représentation qu’ils exercent la discipline ecclésiastique, notamment en excommuniant les impénitents de l’Église (et éventuellement en les y réintégrant). L’excommunication est un exemple concret de ce que Bullinger a en tête lorsqu’il déclarait, au début du chapitre, que Dieu a mieux aimé traitter avec les hommes en se servant des hommes. Les ministres sont ainsi “vraiment les agents de l’histoire du salut, ils sont vraiment les ambassadeurs et les représentants du Christ”. Farel les qualifie de « bouche de Dieu… par laquelle Dieu parle au peuple2» (os Dei […] per quos loquitur Deus populo). De même Capiton à Strasbourg :

Per ministrum igitur loquentem, et secundum verbum Domini agentem in Ecclesia Deus loquitur et agit, eoque deo proprie et non homini ut homini creditur, siquidem creditur homini ut ministro.

Dieu donc parle et agit par le ministre qui parle et qui agit selon la parole du Seigneur ; c’est donc vraiment à Dieu qu’on fait confiance et non à un homme en tant qu’homme, du moment où l’on fait confiance à un homme en tant qu’il est ministre.

Wolfgang Capiton, Hexameron Dei opus explicatum, Strasbourg, 1539, 173r (trad. personnelle).

Dans ce sens-là, et malgré la critique faite précédemment, nous trouvons même des documents réformés qui vont jusqu’à parler des ministres comme vicaires du Christ. Le premier à le faire, d’après von Allmen, est la Confession bohémienne de 1609 :

Ministri Ecclesiae praecipua membra sunt Christique vicarii. Nonus articulus de ministris Ecclesiae et diversis eorum gradibus docet, ac primo quidem hos esse membra praecipua Ecclesiae, ipsiusque Christi vicarios, quos qui audit, Christum audit ; qui spernit, Christum et ipsius coelestem Patrem spernit. His enim ministerium Verbi et Sacramentorum legitime est concreditum.

Les ministres de l’Église sont ses principaux membres et les vicaires du Christ. Le neuvième article sur les ministres de l’Église et leurs différents grades enseigne tout d’abord qu’ils sont les principaux membres de l’Église, et les vicaires du Christ lui-même ; celui qui les écoute, écoute le Christ ; celui qui les méprise, méprise le Christ et son Père céleste. C’est à eux qu’a été légitimement confié en partage le ministère de la Parole et des Sacrements.

(trad. personnelle)

Von Allmen commente l’usage de ce terme, étonnant chez des réformés :

Si le terme de vicarius Christi est rare (K. Barth le reprendra, Die Kirchliche Dogmatik I.1) alors que celui d’ambassadeur du Christ ou de bouche de Dieu est fréquent, c’est probablement parce que ce terme était utilisé pour défendre les prétentions papales. On s’étonne pourtant qu’il n’ait pas été utilisé d’emblée plus fréquemment précisément pour contester la prétention du pape à être le véritable vicarius Christi et pour affirmer au contraire que chaque pasteur légitime et fidèle est pleinement vicarius Christi.

p. 147.

Une autorité conditionnelle

Cette conception, dira-t-on, ne porte-t-elle pas atteinte à la liberté de Dieu ? Peut-il ne pas lier au ciel ce que les ministres lient sur terre, ou inversement ? C’est ce que semblaient suggérer Bullinger et ses co-auteurs dans la Première confession helvétique :

doch mit disem anhang und verstand, das wir jnn dem allem alle würckung und krafft dem Herrn got allein, dem diener aber das zůdienen, zůschriben, dann gwüss jsts, das diese krafft und würckung keiner Creatur niemermer angebunden sol noch mag werden, sonder gott der teylt sy us nach sinem frygen willen denen, denen er wil.

… mais avec cette addition et cette compréhension que nous attribuons tout l’effet et la puissance au Seigneur Dieu seul, et le service au serviteur ; car certainement cette puissance et cet effet ne doivent et ne peuvent être liés à aucune créature, mais ils le sont à Dieu, qui les distribue selon son bon vouloir à ceux qu’il veut.

(C’est von Allmen qui souligne.)

Un théologien résume la chose ainsi :

Die Hauptschaft Christi ist der Ermächtigungsgrund und zugleich auch die Grenze für die Dienstgewalt der Dienstträger.

La primauté du Christ est le fondement de la légitimité, et en même temps la limite de la puissance d’office des ministres.

Jan R. Weerda, « Ordnung zur Lehre. Zur Theologie der Kirchenordnung bei Calvin », in Nach Gottes Wort reformierte Kirche. Beiträge zu ihrer Geschichte und ihrem Recht, Munich, 1964, p. 179.

Il est important toutefois de ne pas verser dans l’excès contraire, et de ne pas penser que la non-coïncidence entre l’action des ministres et celle de Dieu serait fréquente voire courante. “On n’imagine pas, écrit von Allmen, que Dieu pourrait se désolidariser de l’œuvre des ministres qui lui obéissent.” (p. 70) Même lorsqu’ils n’obéissent pas en toutes choses, leur ministère n’est pas vain pour autant, et reste efficace en vertu d’une promesse qui se trouve “en la parole du Seigneur, et non pas en l’auctorité de leur personne” (Actes de la dispute de Lausanne). Une dérive en sens contraire aurait des conséquences fâcheuses :

Il faut cependant être prudent. S’il faut distinguer le ministère de celui qui le revêt et donc l’autorité du ministère de l’autorité personnelle du ministre, cette distinction ne doit pas devenir divorce et opposition. C’est pourquoi il sera possible de rejeter le donatisme ; c’est pourquoi aussi tout ce que font les ministres de l’Église romaine n’est pas disqualifié parce que leur autorité personnelle est compromise par leurs désobéissances à la Parole de Dieu. On n’a donc pas à rebaptiser ceux qui ont été baptisés par eux : “quoique nous n’attachions pas la grace de Dieu aux mains d’un homme, néanmoins le sacrement administré par un homme doit être annexé à sa qualité, autrement il faut fouler aux pieds l’Autorité de Jésus-Christ.” (synode de Lyon de 1563)

p. 146.

Dieu est fidèle ; il est fidèle à ses ministres, et aux promesses qu’il a faites à son Église concernant le ministère. Calvin, dans La vraye façon de reformer l’Eglise, va même plus loin en parlant à ce propos d’infaillibilité. Cette fidélité à toute épreuve de Dieu envers le ministère est cruciale pour que les fidèles puissent obtenir la certitude de leur salut. Elle l’est aussi pour l’autorité des ministres : l’Église doit accepter de les recevoir pour ce qu’ils sont, leur obéir et se laisser gouverner par eux ; ni plus, ni moins. La liturgie d’ordination des surintendants écossais énumère quatre obligations du peuple de Dieu envers ses pasteurs :

acknawlege this […] Brother, for the Minister of Christ Jesus, […] reverence the word of God that proceids fra his mouthe, […] receave of him the sermone of exhortatioun with patience, […] mantane and comfort him in his ministry.

Reconnaissez ce frère comme ministre du Christ Jésus, […] révérez la parole de Dieu qui sort de sa bouche, […] recevez de lui patiemment la parole d’exhortation, […] entretenez-le et encouragez-le dans son ministère.

The Buke of Discipline, p. 147 sq.

Un point de vue optimiste

On note donc — et c’est intéressant au regard d’un certain ethos évangélique contemporain qui semble adopter par défaut une certaine défiance à l’égard de ses ministres — que la confession présente le ministère avec optimisme : “on ne met pas en doute que les ministres peuvent être réellement obéissants.” (p. 70) Dieu assure les ministres de son Saint-Esprit et les équipe adéquatement pour leur ministère. Un autre formulaire d’ordination (celui des îles de la Manche) les en réassure :

Estant envoyé de Christ, comme il a esté envoyé de son Père, vous serez par luy maintenu contre tous assauts et affliction de Satan et du Monde, et ne perdrez point vostre temps, ains la couronne de justice vous est apprestée, laquelle il vous rendra comme juste juge au dernier jour3.

Le même optimisme dans la prédication fidèle de la Parole se trouvait déjà chez Martin Luther :

Ein Prediger muss nicht das Vaterunser beten noch Vergebung der Sünden suchen, wenn er gepredigt hat (wo er ein rechter Prediger ist), sondern muss mit Jeremia sagen und rühmen (Jér. 17,16): Herr, du weisst, was aus meinem Munde gegangen ist, das ist recht und dir gefällig — ja mit St. Paulo und allen Aposteln und Propheten trötzlich sagen: Haec dixit Dominus, das hat Gott selbst gesagt. Et iterum: ich bin ein Apostel und Prophet Jesu Christi gewest in dieser Predigt. Hie ist nicht not, ja nicht gut, Vergebung der Sünde zu bitten, als wäre es unrecht gelehret. Denn es ist Gottes und nicht mein Wort… Wer solches nicht rühmen kann von seiner Predigt, der lasse das Predigen anstehen, denn er lügt gewisslich und lästert Gott.

Un prédicateur ne doit pas prier le Notre Père ou demander la confession des péchés après qu’il a prié (si c’est un prédicateur juste), mais il doit dire en rendant grâce, avec Jérémie (Jé 17,16) : Seigneur, tu connais ce qui est sorti de mes lèvres, cela et juste et t’est agréable ; oui, qu’il dise fièrement avec saint Paul, tous les apôtres et les prophètes : haec dixit Dominus, c’est Dieu lui-même qui a dit cela. Et derechef : j’ai été un apôtre et un prophète de Jésus-Christ dans cette prédication. Nul besoin, et ce n’est même pas bon, de prier à ce moment-là pour le pardon des péchés, comme si l’on avait enseigné incorrectement. Car c’est la parole de Dieu et non la mienne… Si quelqu’un ne peut pas se vanter de son sermon, que celui-ci abandonne la prédication, car il ment sciemment et blasphème Dieu.

W. A. 51, p. 517 (trad. personnelle).

Les pasteurs fidèles — et ils existent ! — sont donc pleinement légitimes à revendiquer l’autorité dans l’Église ; bien plus, l’autorité qu’on leur donne est la condition de leur ministère, et donc de leur propre obéissance, comme le disait déjà Capiton :

Auctoritas ministro necessaria est… nec est ambitio… sed studium et cura apostolica utiliter annunciandi Evangelium.

Le ministre a besoin d’autorité… non pas d’ambition… mais de zèle et de soin apostolique pour annoncer l’Évangile à bon escient.

Wolfgang Capiton, Hexameron Dei opus explicatum, Strasbourg, 1539, 179r (trad. personnelle).

Quoiqu’elle soit conditionnelle (le Seigneur ratifie au ciel ce qu’ils font sur terre seulement lorsqu’ils lui obéissent), l’autorité des ministres n’en est donc pas moins réelle. Comment alors s’assurer qu’ils soient fidèles ? La confession renvoie ici à l’Écriture (comme le Seigneur l’a ordonné par sa Parole). Il ne s’agit pas pour Bullinger de légitimer ici un libre examen, mais il s’agit plutôt d’une interprétation ecclésiale, dont les confessions de foi sont la traduction :

Ce renvoi à l’Écriture ne signifie nullement le droit conféré à chaque fidèle pris individuellement de reconnaître ou de rejeter son pasteur sur la base d’un jugement qu’il porterait à la lumière de son interprétation privée de la Sainte Écriture sur la fidélité de son ministère. C’est à l’Écriture interprétée par l’Église que l’on est renvoyé — ce qui n’empêche pas cette interprétation ecclésiale d’être réformable si on nous enseigne choses meilleures par la parole de Dieu, comme dit l’épître aux lecteurs qui ouvre la Confession helvétique postérieure. C’est aussi pour que ce contrôle soit possible que les pasteurs des “Églises réformées selon la Parole de Dieu” ont rédigé des confessions de foi et des canons disciplinaires.

(p. 71)

Enfin, ce contrôle, comme on le verra, s’effectue par les pairs : ce sont les ministres (les pasteurs) qui sont chargés de contrôler mutuellement leur fidélité.

Une fois l’autorité des ministres réaffirmée (et les prétentions romaines disqualifiées), il reste à examiner la question de leur hiérarchie : tous les ministres ont-ils la même autorité ?

L’égalité dans la puissance d’office

Voici la section suivante du chapitre XVIII de la Confession helvétique postérieure4:

Or une mesme et esgale puissance et charge est donnee à tous les Ministres en l’Eglise. Et certes dés le commencement, les Evesques ou Anciens ont gouverné l’Eglise avec charge commune, et nul ne s’est preferé à l’autre, et ne s’est point usurpé plus grande puissance ou domination sur ses compagnons. Car se souvenans des paroles du Seigneur : Qui voudra estre le premier entre vous soit vostre serviteur, ils se sont contenus en humilité : et par mutuels offices et services se sont donnez la main les uns aux autres pour gouverner et conserver l’Eglise. Cependant pour tenir un bon ordre, il y a tousjours eu quelqu’un de entre les Ministres qui a eu charge d’appeler la compagnie, et en icelle proposer les choses qu’on vouloit mettre en deliberation : item, de recueillir les opinions des autres, et finalement empescher de tout son pouvoir qu’il n’y eust confusion. Ce que nous lisons aux Actes des Apostres avoir esté fait par S. Pierre : lequel neantmoins n’a point esté pour cela preposé aux autres, ni obtenu plus grande puissance que ses compagnons. Car S. Cyprien martyr a tres-bien dit au livre De la simplicité des clercs : Les autres Apostres estoyent ce qu’estoit sainct Pierre, assavoir esgaux et compagnons en honneur et puissance : mais le commencement entre eux procede de l’unité, afin qu’aussi on entende par ce moyen qu’il n’y a qu’une Eglise. Sainct Hierome semblablement s’accordant avec sainct Cyprien en ses commentaires sur l’Epistre de sainct Paul à Tite, dit : Avant que par l’instigation du diable il y eust des menees et practiques en la religion, les Eglises estoyent gouvernees par le commun conseil des Anciens : mais depuis qu’un chacun estima que ceux qu’il avoit baptisez estoyent siens, et non à Christ, on ordonna qu’un d’entre les Anciens fust esleu pour presider sur les autres, auquel appartint tout le soin de l’Eglise afin d’oster par ce moyen la semence des schismes. Toutesfois sainct Hierome ne met point en avant ce decret comme divin, et ne le veut maintenir pour tel. Car incontinent apres il adjouste : Comme les Anciens savent que selon la coustume de l’Eglise ils sont sujets à celuy qui est establi sur eux : ainsi faut-il que les Evesques sachent qu’ils sont plus grands que les Anciens, plus par la coustume que par la disposition et ordonnance de la vérité du Seigneur : et qu’ils doivent gouverner l’Eglise en commun. Voilà ce qu’il en dit. Nul donques ne nous peut empescher de retourner à l’ancienne ordonnance de l’Eglise de Dieu, et de la recevoir plustost que la coustume inventee par les hommes.

Les traductions française et allemande du texte latin de la confession sont ici globalement fidèles. Tout au plus le choix des mots du texte français semble un peu plus critique de l’action des évêques, leurs studia (« efforts ») devenant des menees et practiques et l’humana consuetudo (« habitude humaine ») qui préside à leur distinction des presbytres étant disqualifiée en coutume inventee.

Bullinger affirme ici fortement l’égalité des pasteurs : ils ont la même puissance ministériale, et donc la même charge. Le ministère des pasteurs est donc collégial. Bullinger reconnaît l’existence d’un primus inter pares, en raison d’un principe d’ordre, mais pas une distinction essentielle entre deux types de ministères ou deux degrés de l’Ordre. On peut penser à saint Pierre parmi les Apôtres, mais aussi — c’est une remarque de Bucer — à saint Jacques à Jérusalem. Ce même Bucer a d’ailleurs pu écrire des lignes très positives sur le ministère épiscopal :

Il a esté tousjours observé en l’Eglise depuis le temps des Apostres, et ainsi a-il pleu au sainct Esprit, qu’entre les anciens qui avoyent les principales charges et gouvernement de l’Eglise, il y en auroit un, qui prendrait singulièrement le soin des Eglises et de tout le sainct ministere, et qui seroit en cela par-dessus les autres ; à raison de quoy on a baillé à ceux qui avoyent ceste singuliere solicitude le nom d’evesques, jaçoit qu’il ne peut rien faire ny ordonner sans le conseil des autres anciens, lesquels sont aussi appellez evesques, aux sainctes Ecritures, à cause de la commune administration qu’ils avoyent ensemble des Eglises.

Du Royaume de Jésus-Christ, 1550.

Certes, ce texte date de la période de son séjour en Angleterre, mais ne s’explique pas que par opportunisme ; dès 1538, dans De la Vraie cure d’âme, il insistait sur l’origine apostolique de ce système :

Daneben aber ist alweg auch zur Apostel zeiten einer aus den Eltisten erwehlet und verordnet worden zů einem fürzeuger in diesem ampt (in officii hujus ducem et quasi antistitem).

Cependant, déjà au temps des Apôtres, un des anciens était élu et ordonné pour être conducteur dans ce ministère.

Il semble que ce soit le charisme et l’autorité naturelle (einer der namhaft war, “un qui soit prestigieux”) qui doive pour Bucer être le critère de nomination.

Bullinger, lui, ne considère pas l’épiscopat comme d’institution divine, et se situe là dans la lignée de certains prédécesseurs, notamment saint Cyprien ou saint Jérôme. Ce dernier expliquait que l’épiscopat avait été instauré pour couper court aux risques de schisme ; ce n’était pas le fait d’un décret divin, mais relevait plutôt du bene esse de l’Église du temps, et les Églises réformées sont donc libres de revenir à l’ancienne ordonnance de l’Église de Dieu. C’est aussi ce que proclame la Confession de La Rochelle :

Nous croyons tous vrais pasteurs en quelque lieu qu’ils soyent, avoir mesme authorité et egale puissance sous un seul chef, seul souverain et seul universel Evesque Jesus Christ : et pour ceste cause que nulle Eglise ne doit pretendre aucune domination ou seigneurie sur l’autre.

Article 30.

Cette doctrine permet d’insister sur ce que von Allmen appelle “la profonde et essentielle jonction entre le pasteur et son Église”. L’autorité des pasteurs entre eux doit être égale, pour que les Églises aussi aient une même autorité entre elles. Ce principe est affirmé dans d’autres textes du temps :

Nulla Ecclesia in alias, nullus minister in ministros, senior in seniores, diaconus in diaconos primatum seu dominationem obtinebit, sed potius ab omni et suspicione et occasione sibi cavebit.

Aucune Église n’obtiendra la primauté ou la domination sur les autres, aucun ministre sur les ministres, aucun ancien sur les anciens, aucun diacre sur les diacres ; mais ils auront plutôt soin d’éviter toute suspicion ou occasion telle [de dominer].

Synode d’Emden, 1571.

Quantum vero attinet divini verbi ministros, ubicumque locorum sint, eandem illi potestatem et authoritatem habent, ut qui omnes sint Christi, unici illius episcopi universalis, unicique capitis Ecclesiae, ministri.

Et en ce qui concerne les ministres de la Parole, en quelque lieu qu’ils soient, ils ont la même puissance et autorité, car tous sont les ministres du Christ, unique évêque universel et unique tête de l’Église.

Confession belge de 1561.

Pour Pierre Viret, cette égalité fondamentale était aussi la situation des apôtres :

Et n’y a autre difference entre les ministres de l’evangile qu’il y a eu entre les apsotres, entre lesquelz l’un n’estoit pas plus grand que l’autre en dignité et puissance, mais ung chacun, selon les talens et graces qu’il avoit receu de Dieu, taschoit de edifier l’eglise. Et combien que Nostre Seigneur Jesuchrist donne plus de graces aux uns que aux autres, toutesfois tous ont ung mesme commandement et office, car tous ont esté envoyez pour prescher l’evangile et ministrer les sacremens instituez de Jesuchrist a sa saincte congregation.

Les Actes de la Dispute de Lausanne, p. 278.

Le poids des contingences historiques

Von Allmen est assez sceptique face à ces affirmations dogmatiques et exprime un triple malaise.

Tout d’abord, il semble que le rejet de l’épiscopat ne soit pas motivé avant tout par des facteurs théologiques, mais plutôt par pragmatisme : en Suisse, les évêques n’ont ni initié, ni suivi le mouvement de réforme de l’Église. L’abandon de l’épiscopat dans les pays réformés est avant tout un état de fait dont la théologie rend compte a posteriori.

L’argumentation de Bullinger est ici assez laborieuse. La citation de Cyprien (De l’unité de l’Église catholique, IV) est correcte, mais celle de Jérôme est tronquée. Voici l’extrait sans les coupures :

Idem est ergo presbyter qui et episcopus, et antequam diaboli instinctu studia in religione fierent et diceretur in populis : Ego sum Pauli, ego Apollo, ego autem Cephae, communi presbyterorum consilio Ecclesiae gubernabantur. Postquam vero unusquisque eos quos baptizaverat suos putabat esse, non Christi, in toto orbe decretum est, ut unus de presbyteris electus superponeretur ceteris, ad quem omnis Ecclesiae cura pertineret, et schismatum semina tollerentur.

Celui qui est prêtre est donc aussi évêque, et avant que, par l’instigation du diable, il n’y eût des factions dans la religion, et qu’on dît : « Moi, je suis de Paul ! et moi, d’Apollos ! et moi, de Céphas ! », les Églises étaient gouvernées par le conseil commun des anciens. Mais après, quand chacun s’est mis à imaginer que ceux qu’il avait baptisés étaient à lui et non au Christ, il fut résolu dans le monde entier que l’un des anciens serait élu et placé au-dessus des autres, que la charge de toute l’Église lui incomberait, et que les semences du schisme seraient ainsi ôtées.

Commentaire sur Tite 1,3 (les mots omis par Bullinger sont en italique).

La mention dans le monde entier (in toto orbe) omise par Bullinger n’est pourtant pas sans poids, et peut laisser entendre qu’il s’agissait déjà d’une doctrine apostolique, plus que d’une tradition humaine (humana consuetudo).

Les niveaux de gouvernement de l’Église

Ensuite, il semble que le texte de la confession mélange quelque peu deux situations bien différentes :

  • Le gouvernement de l’Église universelle (dont parle saint Cyprien), qui est de nature collégiale. Il y a ici égalité parce que les différents pasteurs ne reçoivent pas d’abord leur légitimité d’un autre pasteur, mais du Christ avant tout. De cette égalité des pasteurs entre eux découle souvent celle des congrégations locales (Églises particulières) entre elles : le sous-entendu est qu’il y a normalement un pasteur par Église.
  • Le gouvernement de l’Église locale (dont parle saint Jérôme), qui peut lui être de nature épiscopale. Les risques ne sont pas ici les mêmes, et la forme de gouvernement n’a pas de conséquence sur la structure de l’Église universelle. Mais le texte présente tout de même la distinction peu à peu introduite entre évêque et anciens comme dangereuse pour l’égalité des Églises locales entre elles, et de leurs pasteurs entre eux.

Par ailleurs, Bullinger ne pouvait pas ignorer la situation de son temps (qu’il l’approuvât ou non) : dans les Églises réformées qui avaient voulu rétablir ce qu’elles jugeaient être les trois ministères traditionnels (évêque-pasteur, ancien et diacre), « les pasteurs n’étaient vraiment pas, par rapport aux anciens (et aux diacres) des primi inter pares mais des pasteurs par rapport à ces autres “ministères” que sont ceux des anciens (et des diacres) […]. Les pasteurs réformés sont donc tout autre chose que d’ex-presbytres élevés dans leur Église locale à la dignité épiscopale pour assurer l’unité et la paix dans cette Église » (p. 76). La situation n’est donc pas la même que celle qu’évoquait saint Jérôme.

La lutte contre la semence des schismes

Le troisième et peut-être le plus grand malaise est encore apporté par la citation de saint Jérôme. L’épiscopat, dit-il, a été instauré afin d’oster par ce moyen la semence des schismes. Or, la défense de la vraie foi et de l’unité de l’Église est une problématique on ne peut plus actuelle à l’époque de la Réforme. Pourquoi donc abandonner alors l’épiscopat tout en citant ce fondement théologique pour en expliquer l’existence ?

  • On pourrait penser que la Réforme a mis fin aux embûches du diable et que le combat pour la saine doctrine touche à sa fin. Mais cette hypothèse doit être écartée : les réformateurs ne sont que trop conscients des faiblesses de l’Église (y compris réformée) pour l’imaginer « arrivée au terme de ses combats ». Le temps n’est pas encore venu où l’Église militante sera Église triomphante.
  • Comme Bullinger présente l’épiscopat comme un développement post-apostolique, on pourrait croire que les réformés ont trouvé un moyen plus efficace de lutter contre l’hérésie, et ont pu donc légitimement s’en passer. Mais l’observation mène à la conclusion que les différentes Églises réformées du XVIe siècle n’ont pas développé de « structure d’unité locale ou supralocale » uniforme ou théologiquement motivée. On trouve plusieurs systèmes : gouvernement collégial par les pasteurs (« compagnies » ou « classes »), par un synode ou une hiérarchie de synodes, ou directement par le magistrat chrétien lorsqu’il est acquis à la Réforme ; aucun d’entre eux ne s’impose comme particulièrement efficace, et aucun n’est d’ailleurs totalement incompatible avec l’épiscopat. De Bèze expliquait d’ailleurs l’immixtion du pouvoir politique par l’inaptitude du clergé à la réforme de l’Église :

… ceux desquels le deuoir estoit de penser les premiers à restaurer les ruines de l’Eglise, nous ayent en ceci resisté par dessus tous autres, & encores resistent : se faut-il esmerueiller si, veu le peu d’esperance qu’on y peust prouuoir en general d’un cõmun consentement, aucũs Princes & Rèpubliques ayãs cognu la verité, y ont prouueu en leur particulier, & en leur iuridictions ?

La Confession de la Foy chrestienne, 1558.
  • Il faut donc retenir une troisième hypothèse : c’est pour des raisons historiques plutôt que théologiques que les réformés auraient été contraints à abandonner l’épiscopat. Ils auraient ensuite cherché « à justifier cet abandon par le recours à l’Écriture et aux Pères puisque c’est la méthode adoptée ordinairement pour justifier les changements qu’on apporte dans la vie ecclésiale de l’Occident médiéval » (p. 76).

Von Allmen, peut-être poussé ici par ses sympathies œcuméniques, porte donc un jugement assez sévère sur ce renoncement :

Si l’Église réformée a renoncé à l’épiscopat diocésain, ce n’est pas vraiment par fidélité biblique, ce n’est pas non plus pour retrouver la structure primitive de l’Église, c’est parce que les évêques n’ont pas entendu l’appel qui leur était adressé de remplir enfin leur ministère en entreprenant la purification de l’Église et en acceptant aussi de réformer la manière d’accomplir leur propre tâche.

p. 77.

Von Allmen reviendra sur le sujet dans ses excursus sur la diversité des ministères et sur l’épiscopat.


Illustration de couverture : Sir David Wilkie, La prédication de John Knox devant les lords de la congrégation, 10 juin 1559, huile sur toile, 1832 (Galerie nationale d’Écosse, Édimbourg).

  1. Version en français modernisé :

    Il convient donc ici de parler de l’autorité et du devoir des ministres de l’Église. Au sujet de l’autorité, certains se sont disputés de façon très vive et ont voulu y soumettre tout ce qui existe de plus grand sur la terre; et cela contre le commandement du Seigneur, qui a interdit toute domination et vivement recommandé une attitude d’humilité. De fait, il y a une sorte de pouvoir, simple et absolu, qui est appelé « pouvoir de droit ». Par ce pouvoir, tout l’univers est soumis au Christ le Seigneur, ainsi que lui-même en a rendu témoignage en disant : Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre (Mt 28,18) ; et encore : Moi je suis le premier et le dernier. Me voici vivant aux siècles des siècles. Je tiens les clefs de l’enfer et du séjour des morts (Ap 1,18). De même, il est celui qui a la clef de David, celui qui ouvre et personne ne fermera, celui qui ferme et personne n’ouvrira (Ap 3,7). Ce pouvoir, le Seigneur se le réserve à lui-même ; il ne le cède à aucun autre, comme s’il devait assister en spectateur passif au travail de ses ministres. Dieu dit en effet, par Ésaïe : Je mettrai sur son épaule la clef de David (És 22,22) ; et encore : La souveraineté reposera sur son épaule (És 9,5). Il ne met donc pas ce gouvernement sur les épaules d’autrui, mais il garde et utilise son pouvoir pour diriger toutes choses. Du reste, il y a un autre pouvoir, celui de devoir ou de ministère, qui est circonscrit par celui qui a toute autorité. Ce pouvoir ressemble davantage à un service qu’à une domination. Car un maître confie à son intendant l’autorité sur sa maison et lui en remet par conséquent les clefs, afin qu’il fasse entrer dans sa maison ou en exclue ceux que le maître veut faire entrer ou exclure. C’est en vertu de ce pouvoir que le ministre établi fait ce que le Seigneur lui a ordonné. Le Seigneur ratifie ce qu’il fait et veut que cette action soit estimée et reconnue comme étant accomplie par lui-même. C’est à cela que se rapportent les affirmations de l’Évangile : Je te donnerai les clefs du royaume des cieux : ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux (Mt 16,19). De même : Ceux à qui vous pardonnerez les péchés, ils leur seront pardonnés, et ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus (Jn 20,23). Toutefois, si le ministre n’agit pas conformément à ce que le Seigneur a ordonné mais qu’il outrepasse les limites de sa charge, assurément le Seigneur rejette son action. Le pouvoir ecclésial des ministres de l’Église est donc cette fonction par laquelle ils gouvernent l’Église de Dieu ; mais en tout ce qu’ils font dans l’Église ils doivent agir selon ce que le Seigneur a prescrit dans sa Parole. En conséquence, les fidèles y reconnaîtront les actions du Seigneur lui-même.[]

  2. Lettre à la classe de Neuchâtel, 31 mai 1543.[]
  3. 2 Timothée 4,8. Cf. aussi Luc 22,28-30 ; Bullinger cite ces versets précédemment, à propos de l’humilité demandée aux ministres, mais le ministère sera aussi récompensé.[]
  4. Version en français modernisé :

    Or une même et égale autorité et charge est donnée à tous les ministres dans l’Église. Il est certain qu’au commencement les évêques, ou anciens, gouvernaient l’Église en une activité commune. Nul ne s’élevait au-dessus d’un autre ni ne s’arrogeait une plus grande autorité ou domination sur les autres anciens. En effet, ils se souvenaient des paroles du Seigneur : Que le plus grand parmi vous soit comme le plus jeune, et celui qui gouverne comme celui qui sert (Lc 22,26.). Ils se maintenaient dans l’humilité et, par des charges réciproques, s’aidaient les uns les autres dans le gouvernement et la conservation de l’Église. Cependant, dans l’intérêt de l’ordre, l’un ou l’autre ministre désigné convoquait l’assemblée, y proposait les questions à délibérer, recueillait les avis des autres et, dans la mesure de ses possibilités, veillait à ce qu’il n’y ait pas de confusion. C’est ainsi, comme nous lisons dans les Actes des apôtres, que Pierre a agi sans être pour autant supérieur aux autres ou avoir une plus grande autorité qu’eux. Cyprien, le martyr, disait donc très justement : Les autres apôtres étaient indubitablement ce qu’était Pierre, jouissant d’un même honneur et d’un même pouvoir; mais du premier d’entre eux procède l’unité, afin que l’Église se manifeste comme étant une. Saint Jérôme, quant à lui, ne dit pas autre chose dans son commentaire de l’épître de Paul à Tite : Avant que, par l’instigation du diable, il n’y eût des factions dans la religion, les Églises étaient gouvernées par le conseil commun des anciens. Mais après, quand chacun s’est mis à imaginer que ceux qu’il avait baptisés étaient à lui et non au Christ, il fut résolu que l’un des anciens serait élu et placé au-dessus des autres, que la charge de toute l’Église lui incomberait, et que les semences du schisme seraient ainsi ôtées. Toutefois, Jérôme ne met pas ce décret en avant comme étant d’origine divine, car il dit aussitôt après : Comme les anciens savent que, selon la coutume de l’Église, ils sont soumis à celui qui est établi sur eux, de même les évêques doivent savoir qu’ils sont supérieurs aux anciens plutôt par coutume que par une prescription de la vérité du Seigneur, et que c’est en commun avec eux qu’ils doivent gouverner l’Église. Ainsi nul ne peut nous interdire de retourner à l’ancienne constitution de l’Église de Dieu et de la recevoir elle, plutôt qu’une coutume humaine.[]

Arthur Laisis

Linguiste, professeur de lettres, étudiant en théologie à la faculté Jean Calvin et lecteur dans les Églises réformées évangéliques de Lituanie. Principaux centres d'intérêts : ecclésiologie, christologie, histoire de la Réforme en Europe continentale. Responsable de la relecture des articles du site.

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