La position courante est de considérer que les actes d’un gouvernement séculier n’ont pas d’influence sur la santé sprituelle de l’Église. Le peuple des saints est à ce point détaché du monde que la corruption du gouvernement séculier n’est pas un sujet pour lui, il ne saurait faire obstacle à ses prières. Nous allons voir aujourd’hui qu’il y a des raisons d’en douter. Un gouvernement impur et corrompu ne fait pas seulement obstacle à la justice et la prospérité dans son pays : il bloque aussi la bonne santé spirituelle de l’Église nationale.
C’est une idée que j’ai lue dans une lettre de Jérôme, la dix-huitième à Damase, où il expose Ésaïe 6,1. Jérôme commente les mots L’année de la mort du roi Ozias, je vis le Seigneur assis sur un trône très élevé :
Tant que vivait un roi lépreux et qui ruinait le sacerdoce, autant du moins qu’il dépendait de lui, Isaïe ne put pas avoir de vision. Aussi longtemps que ce misérable exerça sa royauté en Judée, le prophète ne leva pas les yeux vers le ciel, les secrets célestes ne lui furent pas révélés, le Seigneur Sabaoth n’apparut pas, on n’entendit pas le nom de Trois fois saint dans le mystère de la foi. Mais quand il fut mort, toutes ces révélations que montrera la suite de notre discours se manifestère en pleine lumière.
Saint Jérôme, Lettres, éd Belles lettres, p.56 (trad. Jérôme Labourt).
Pour rappel, Ozias était un bon roi de Juda, mais il commit l’erreur grave de profaner le sacerdoce en offrant lui-même de l’encens au temple. Il fut atteint de lèpre et passa le restant de sa vie reclus pendant que son fils exercait la régence. Ce que dit Jérôme, c’est que cette punition ne frappa pas seulement l’organisation politique et séculière du royaume de Juda. Même les prophètes, en dehors de toute hiérarchie, étaient empêchés et bloqués par les fautes d’Ozias.
Jérôme évoque alors d’autres parallèles :
- Exode 2,23-25 : Longtemps après, le roi d’Égypte mourut ; les Israélites gémissaient et criaient encore dans leur esclavage. Les appels au secours qu’ils lançaient dans leur esclavage montèrent vers Dieu. Dieu entendit leurs soupirs. Dieu se souvint de son alliance avec Abraham, Isaac et Jacob. → Nous parlons ici du pharaon exterminateur, qui avait ordonné de tuer tous les garçons des hébreux. Ce n’est qu’à la mort de ce roi particulièrement mauvais que la connexion entre Dieu et son peuple fut comme rétablie, et que les appels à l’aide furent lancés.
- Ézéchiel 11,13 : Alors, comme je parlais en prophète, Pelatia, fils de Benaya, mourut. Je tombai face contre terre et je m’écriai : Ah ! Seigneur Dieu, c’est toi qui extermines le reste d’Israël ! → Ici, c’est la mort d’un faux prophète qui déclenche un nouveau flot de révélation.
Il conclut son petit argument par cette formule :
Quand règne le péché, nous bâtissons des cités pour les Égyptiens, nous nous roulons dans la cendre et l’ordure ; au lieu de froment, c’est de la paille, au lieu de pierre massive, ce sont des matériaux d’argile que nous recherchons.
Ibid., p.57.
Commentaire
Il est possible de renforcer encore l’argument de Jérôme par Daniel 10,13 où Gabriel, venu apporter une prophétie à Daniel dit : Le prince du royaume de Perse m’a résisté vingt et un jours ; mais Michel, l’un des premiers princes, est venu à mon secours, et je suis resté là, auprès des rois de Perse. L’interprétation courante est de dire que ce prince du royaume de Perse est un être angélique. Mais dans ses Instituts de théologie élenctique, Turretin dit qu’en réalité il s’agit bien du prince politique et humain qui par son obstination, a fait obstacle au passage des anges et gêné le ministère prophétique de Gabriel. Turretin dit que c’est Christ lui-même qui a dû intervenir pour que Gabriel passe.
On ne peut pas justifier un conflit entre anges bons à partir de Daniel 10,13. En effet, le « prince du royaume de Perse » [dont on dit qu’il a contrarié les efforts de l’ange Gabriel et qu’il consacre tous ses efforts à maintenir les juifs perpétuellement sous le joug perse] n’est pas un ange bon placé sur le royaume de Perse, puisqu’un ange bon ne peut rien faire sans le commandement de Dieu (qui veut libérer les juifs de leur captivité). À la place, il faut comprendre qu’il s’agit de Cambyse, fils de Cyrus, qui […] a publié un édit interdisant aux juifs de continuer la construction du temple. Ainsi, il a été nécessaire à l’ange Gabriel de restreindre la fureur de Cambyse. Le verset 20 le confirme en disant : « Maintenant, je retourne combattre le prince de Perse ; quand je partirai, c’est le prince de Grèce qui viendra », soit l’invasion à venir d’Alexandre le Grand.
Turretin, ITE, 7.8.5.
C’est donc que nous ne sommes pas séparés des corruptions de notre peuple. Si notre gouvernement s’oppose à Dieu, c’est la qualité même de notre alliance avec Dieu qui est corrodée. La plupart des problèmes de corruption auxquels fait face l’Église ont certes des causes internes qu’il ne faut pas négliger. Mais il est utile aussi de se souvenir qu’il ne peut pas exister d’Église pure dans une société impure, selon le témoignage même d’Ésaïe 6,5 : Je suis un homme aux lèvres impures, j’habite au milieu d’un peuple aux lèvres impures.
C’est pourquoi la première pétition du Notre Père, que ton nom soit sanctifié, est suivie de la deuxième, que ton règne vienne. Un culte sain est lié, même d’une façon indirecte, à un gouvernement qui ne fait pas obstacle à Dieu.
Alors je prierai encore : que ton nom soit sanctifié, et que ton règne vienne.
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