De l’humilité dans l’herméneutique – Holger Lahayne
20 février 2020

Holger Lahayne est théologien et missionnaire réformé allemand, catéchète de la paroisse réformée de Vilnius (Lituanie). Cet article a été écrit en allemand pour son blog personnel, à l’occasion de la semaine de prière pour l’unité des chrétiens en janvier 2020.


“Une doctrine pas assez purgée, polie… pas assez subtile ou spirituelle”

Huldrych Zwingli, le réformateur de Zurich, mourut les armes à la main à la bataille de Kappel en 1531. Peu de temps après, Heinrich Bullinger, pourtant encore bien jeune, prit sa succession à la tête des pasteurs de ce foyer protestant en Suisse. Son ministère à Zurich courut sur plus de quarante ans ; ses nombreux ouvrages et sa correspondance en firent une figure-clé de la Réforme en Europe et un « réseauteur » d’importance.

Au seizième siècle, Bullinger était le réformateur le plus lu en Europe après Luther. Il devait sa popularité avant tout à son chef-d’œuvre, les Décades (Sermonum Decades quinque en latin)1 parues en 1552. Bullinger y expose l’ensemble de la doctrine protestante en cinq tomes de dix « prédications » chacun (d’où le titre de « décades »). Ces cinquante prédications doctrinales frappent aujourd’hui encore par leur profondeur théologique alliée à une expression claire et concise.

La cinquième décade de Bullinger2 est consacrée à l’Église, son essence et ses serviteurs (les pasteurs), et aux sacrements du baptême et de la Cène. Dans la deuxième prédication portant sur la nécessité et l’unité de l’Église, on trouve un fragment remarquable sur l’interprétation de la Bible, dans le contexte des divisions dans l’Église, qu’il s’agit d’éviter. Bullinger y présente brièvement son concept d’« humilité herméneutique », qui fut et demeure capital pour l’unité protestante. En cette semaine de prière pour l’unité des chrétiens, cet exposé n’a rien perdu de son actualité.

La cinquième Décade de Bullinger dans la traduction française de 1560.

Bullinger commence par s’étonner « de la grande corruption des mœurs qui est en aucuns brouillons et schismatiques, qui pour quelque légère cause et petite occasion que ce soit se séparent de la congrégation et société tant salutaire et grâcieuse de la sainte Église »3. Il critique leur volonté d’avoir toujours raison : « Ils trouvent quelque chose à redire en toutes et en tous, et en eux il n’y a rien (ce leur semble) de quoi on les puisse accuser ». Pour de tels fauteurs de troubles perfectionnistes, la doctrine enseignée par les ministres de l’Église ne paraît jamais « assez purgée, ni assez polie, ni sublime, ni assez subtile ou spirituelle. »

Bullinger fait à ce moment-là une distinction importante. Il y a certes « certaines instructions » de la foi chrétienne, en nombre « arrêté et immuable », parmi lesquels il compte les articles de foi du Symbole des apôtres. À ces convictions centrales appartiennent entre autres le fait que « tous hommes sont pécheurs, conçus et nés en péché » ; la nécessité de naître de nouveau, le salut par grâce seule, « par le seul mérite de Christ » ; l’affirmation que Christ « une fois sacrifié pour les offenses et péchés n’est plus sacrifié » et l’importance des sacrements et de la prière. Selon le réformateur, « cela est assez si on enseigne ces articles et autres semblables en l’Église d’un même accord ou consentement, purement et simplement selon les saintes Écritures. ».

Toutes les vérités révélées ne sont pas d’égale importance : il y a des vérités centrales. À peu près en même temps, Jean Calvin, collègue et ami de Bullinger, est sur la même longueur d’onde dans l’Institution :

« Car tous les articles de la doctrine de Dieu ne sont point d’une mesme sorte. Il y en a aucuns4 dont la cognoissance est tellement necessaire que nul n’en doit douter, non plus que d’arrests ou de principes de la Chrestienté. Comme par exemple, qu’il est un seul Dieu: que Iesus Christ est Dieu et Fils de Dieu: que nostre salut gist en sa seule misericorde: et autres semblables. Il y en a d’autres lesquelles sont en dispute entre les Eglises: et neantmoins ne rompent pas l’unité d’icelles. »

IRC IV,1,12

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Calvin souligne d’une part que tous les chrétiens sont entourés d’un halo d’ignorance » ; c’est la raison pour laquelle nous ne croirons, n’enseignerons et ne confesserons jamais tous exactement la même chose. Mais il ne veut pas non plus être le « saint patron des hérétiques ». Il s’agit plutôt de distinguer ce qui est central de ce qui est moins important ; il faut absolument observer que « l’enseignement sur lequel repose la piété indemne est maintenu sain et sans entrave ». Il ne faut donc pas « se séparer négligemment de l’Église pour des divergences d’opinion mineures ».

Le catéchisme réformé de Heidelberg exprime lui aussi, à sa manière, cette idée-là. À la question 22 « Que doit croire un chrétien ? », il répond : « Tout ce qui est promis dans l’Évangile. » C’est une formulation plutôt ouverte. Concrètement, l’auteur (Ursinus) a à l’esprit le Symbole des apôtres. Et dès la question 2, c’est à ces vérités centrales qu’on renvoie : « Combien de choses dois-tu savoir pour vivre et mourir dans cette heureuse assurance [laquelle est le thème de la question 1] ? » Trois choses seulement, là encore essentielles : la connaissance de notre propre misère, c’est-à-dire du péché, puis du rachat « de tous mes péchés et de ma misère », et troisièmement « quelle reconnaissance je dois à Dieu pour cette délivrance ».

Les réformateurs donnent une importance particulière à certaines affirmations principales, ce qui est bibliquement fondé : dès le Nouveau Testament, nous trouvons en effet des résumés du message essentiel de l’Évangile (cf. surtout Lc. 24, 44-47, Ac. 2, 22-40, Ac. 17, 22-31, 1 Cor. 15, 3-5). Selon la situation, les auditeurs ou lecteurs visés, l’accent qui est mis peut varier considérablement. Le Nouveau Testament nous présente dans ces passages des vérités centrales, qui se laissent formuler de différentes manières.

Nous trouvons donc dans la Bible elle-même une certaine pluralité. Pour cette raison, même les doctrines essentielles de la foi chrétienne sont formulées de manière diverse. Le catéchisme de Heidelberg, comme nous l’avons vu, enseigne par exemple que l’homme a trois choses à savoir. C’est limpide et sensé, mais un autre catéchisme aurait pu parler de deux, de quatre ou de cinq points qu’il serait nécessaire de croire.

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“Les schismatiques sont d’ordinaire orgueilleux et arrogants”

Dans l’« exposition ordinaire des saintes Écritures, et en ce aussi qu’il la faut accommoder au temps, aux lieux et aux affaires », continue Bullinger, « il y a toujours eu une merveilleuse variété et diversité : et toutefois pour cela nul homme sage ne s’est jamais retranché de la compagnie de l’Église. » Après les « doctrines arrêtées et immuables », il en vient donc à l’application des vérités bibliques à la vie de tous les jours, dans la prédication, l’annonce de la Parole et la cure d’âme. C’est ici le pasteur et le responsable de paroisse qui parle sous la plume de Bullinger :

« Car il advient souvent que deux ou trois ou plus exposeront un même passage en diverses sortes, l’un sera plus obscur en ce qu’il voudra déclarer, l’autre parlera plus ouvertement. L’un touchera au but, l’autre n’y touchera point. L’un accommode fort proprement le passage qu’il traite, l’autre ne le fait pas si bien, et nonobstant il ne dira rien qui soit contraire à la vérité de la religion et de la foi, et à la dilection de Dieu et du prochain ; mais tout ce qu’il dit sert à l’édification. De cette diversité, dis-je, il n’y a personne qui prenne occasion de se détourner de l’Église. »

Bullinger n’affirme là rien d’autre qu’une évidence : au fond, les interprètes de l’Écriture, étant des hommes comme les autres, ont un talent variable et travaillent toujours plus ou moins imparfaitement. Mais sa sobriété et son réalisme étonnent néanmoins : le sens peut être manqué, l’interprétation se heurter à des détails obscurs ; quelqu’un peut faire une exégèse avec talent, tandis qu’un autre y échoue. Face à ces inconvénients, Bullinger met en garde contre un mauvais perfectionnisme, cause de divisions précipitées.

Bullinger exige alors de chacun de l’humilité. Les fidèles de la paroisse « éprouvent toutes choses, mais ils retiennent ce qui est bon et tout ce qu’ils ont ouï dans les prédications, et tout ce qu’ils ont ouï dire ailleurs, ils le font servir à l’édification. »

Les pasteurs, pour leur part, « adressent toutes choses à ce but, qu’eux et les auditeurs aussi deviennent meilleurs, et non point afin qu’ils soient réputés plus savants, ou qu’il semble qu’ils aient mis en avant des choses auxquelles les autres n’avoient pas pensé. Les plus savants ne dédaignent point les prédications de ceux qui ne sont pas si savants. Car bien qu’il ne semble point que ceux-ci aient touché au but, néanmoins pour ce qu’ils ont dit des choses profitables, ils sont réputés dignes de louanges, et non point de condamnation. » Il suffira ensuite qu’on les corrige fraternellement en temps et en heure. « D’autre part, les moins savants ne sont point envieux des dons qui sont conférés aux autres, et ne refusent point d’apprendre plus qu’ils ne savent, et ne rejettent ou ne condamnent point les sermons de ceux qu’ils savent être bien plus savants, mais ils louent Dieu et […] tâchent d’imiter les choses les choses plus parfaites. »

L’interprétation des textes bibliques n’est pas une niche académique, un jeu intellectuel, et encore moins un moyen d’accomplissement de soi. Tout tourne autour de l’« édification » des membres de la communauté. Les prédicateurs plus que tous autres doivent rester humbles : les plus doués ne doivent pas prendre de haut ceux qui sont moins instruits et moins expérimentés ; mais les prédicateurs moins talentueux sont également mis au défi: ils doivent s’efforcer de s’améliorer et de continuer à se former.

Bullinger cite La Doctrine chrétienne5 d’Augustin, père de l’Église : « C’est donc à tort qu’on se flatterait de comprendre les divines Écritures en tout ou en partie, si cette connaissance ne sert pas à établir le double amour de Dieu et du prochain: c’est ne pas en avoir encore la moindre intelligence. » […] C’est dans cet esprit de charité que peut être formulée et acceptée une remontrance :

« Si donc quelquefois il advient qu’un docteur ecclésiastique ait lourdement failli, il est licite au frère plus savant de faire une remontrance à celui qui a failli : mais il ne lui est nullement licite de faire schisme ou division. Il advient ordinairement que les auteurs des schismes et divisions sont orgueilleux et arrogants, et dévorés par l’envie ; et ils sont pour cette raison incapables de charité et de modération ; rien ne trouve grâce à leurs yeux, sinon ce qui provient d’eux-mêmes… Ils ont toujours en tête quelque chose d’idéal, mais rien d’ordinaire et de simple. »

En prenant ces positions, ce sont surtout les meneurs suisses du mouvement anabaptiste que Bullinger avait dans le collimateur. Aujourd’hui, le front est ailleurs. Où tracer aujourd’hui la limite des « dogmes fixes et immuables » ? C’est une question qui doit être toujours posée à nouveaux frais. Chaque pays et chaque époque apporte son lot de défis. Par exemple, en Pologne et en Lituanie à l’époque de la Réforme, la Trinité a parfois été l’objet de débats houleux. On se devait de l’affirmer sans équivoque.

Du côté protestant, la question de l’autorité de la Bible fédérait largement à l’époque. Bullinger déclare d’ailleurs que « la sainte parole de Dieu est absente de l’Église romaine » ; elle n’en a pas « gardé intact le sens originel ». Il y a bien longtemps néanmoins qu’il ne peut plus être question d’une compréhension de l’Écriture uniforme par les protestants. Aujourd’hui, la sainte parole de Dieu manque dans beaucoup d’Églises protestantes.

Aujourd’hui aussi, on se doit de pratiquer la correction fraternelle, et Bullinger approuverait certainement telle ou telle séparation, et la préconiserait même précisément à cause de l’abandon de vérités centrales par des innovateurs, y compris en ce qui concerne l’autorité de la Bible elle-même. Les débats sur les questions d’exégèse et d’herméneutique des textes bibliques restent néanmoins nécessaires, même pour ceux qui se disent fidèles à la Bible. Le réformateur de Zurich nous invite tous à reconnaître humblement notre enracinement dans certaines préconceptions et à rester ouverts à la critique.

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  1. Éditées en traduction allemande dans les tomes III à V des Heinrich Bullinger Schriften, Theologischer Verlag, Zürich.[]
  2. Accessible en ligne dans l’édition française de 1560 : https://www.e-rara.ch/mhr_g/content/titleinfo/3930498[]
  3. Nous citons Bullinger dans la traduction française de 1560 (pp. 564 sq.), dont nous modernisons l’orthographe, la grammaire et le vocabulaire.[]
  4. Aucuns : certains.[]
  5. De Doctrina Christiana I,36 : Quisquis igitur Scripturas divinas vel quamlibet earum partem intellexisse sibi videtur, ita ut eo intellectu non aedificet istam geminam caritatem Dei et proximi, nondum intellexit.[]

Arthur Laisis

Linguiste, professeur de lettres, étudiant en théologie à la faculté Jean Calvin et lecteur dans les Églises réformées évangéliques de Lituanie. Principaux centres d'intérêts : ecclésiologie, christologie, histoire de la Réforme en Europe continentale. Responsable de la relecture des articles du site.

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