Une Église pour les exilés – Carl R. Trueman
7 mai 2020

Cet article est une traduction de A Church For Exiles de Carl R. Trueman, ancien professeur de théologie historique et d’histoire de l’Église au Westminster Theological Seminary et actuellement professeur au Grove City College.1


Les évangéliques et Rome : le bilan

Nous vivons une époque d’exil. Du moins, pour ceux d’entre nous qui adhèrent aux croyances chrétiennes traditionnelles. La rhétorique virulente du scientisme a rendu la croyance dans le surnaturel ridicule. La pilule, le divorce sans faute et maintenant le mariage homosexuel ont rendu l’éthique sexuelle traditionnelle au mieux démodée et au pire détestable. La place publique en Occident n’est plus un lieu où les chrétiens se sentent à leur place, où ils se sentent à l’aise.

Cette situation est particulièrement déroutante pour les chrétiens des États-Unis. En Europe, le christianisme a été mis de côté progressivement, sur une période de quelques siècles — la marée de la foi s’est retirée « avec une cadence timide et lente ». Aux États-Unis, le processus semble se dérouler beaucoup plus rapidement.

Ce processus est également motivé par des questions dont peu de gens avaient prédit qu’elles auraient une telle force culturelle. C’est certainement une ironie aussi inattendue que malvenue. Le sexe — cet acte le plus privé et le plus intime qui soit — est devenu, de nos jours, la question politique publique la plus urgente (Qui aurait pu imaginer que les mesures politiques concernant la contraception et les lois autorisant le mariage entre personnes du même sexe constitueraient les défis les plus préoccupants pour la liberté religieuse ?). Nous sommes effectivement en bonne voie pour l’exil, mais pas un exil qui nous poussera aux marges géographiques. C’est un exil vers la non-pertinence culturelle.

Le protestantisme évangélique américain et le catholicisme romain commencent cet exil avec un lourd bagage. Les protestants se sont largement ralliés à la vision de l’Amérique comme étant une nation chrétienne ; une conception qui remonte aux premiers colons de la Nouvelle-Angleterre. Une publicité pour The American Patriot’s Bible (2009) se targue fièrement de « relier les enseignements de la Bible, l’histoire des États-Unis et la vie de chaque Américain » tandis que « de magnifiques encarts en couleur mettent en avant les personnes et les événements qui démontrent les qualités pieuses qui ont fait de l’Amérique une grande nation ». Pourtant, une nation où les termes « choix » et « liberté » ont été détournés au profit de l’infanticide, de la déconstruction du mariage et d’une licence apparemment illimitée pour diffuser du contenu pornographique n’est manifestement pas une nation pieuse. C’est une dure vérité pour ceux qui croient que l’Amérique leur appartient de droit.

En ce qui concerne les catholiques romains, les défis de leur exil culturel sont différents. Rome a en quelque sorte réussi à maintenir un niveau de crédibilité sociale en Amérique, malgré son attachement à des positions considérées comme intolérables par le monde laïque au sens large alors qu’elles sont également détenues par les protestants. Son refus d’ordonner des femmes ou de cautionner l’utilisation de la contraception ne semble pas avoir détruit sa réputation publique. Mais si, par exemple, le statut d’exonération fiscale est révoqué pour les associations éducatives et les services sociaux à but non lucratif qui s’opposent à la révolution sexuelle de plus en plus obligatoire, l’Église sera confrontée à un choix difficile : soit capituler devant l’esprit du temps, soit s’aventurer dans le désert de la marginalité culturelle et sociale. Lorsque l’opposition au mariage homosexuel sera considérée comme l’équivalent moral de la suprématie blanche, on peut douter de la capacité de l’Église catholique romaine à maintenir à la fois sa position sur la question et son statut dans la société. Elle aussi sera probablement marginalisée.

Ailleurs, — en France et en Pologne, par exemple — Rome a bien sûr démontré sa résilience dans des circonstances bien pires. Pourtant, en Amérique, dans l’histoire récente, elle n’a aucune expérience réelle dans laquelle puiser sa force face l’ignominie de la marginalisation. L’ère de la mascarade de l’ignorance est révolue depuis longtemps. Il me semble que la plupart des catholiques d’aujourd’hui sont très à l’aise, voire jaloux, de leur place dans le courant dominant de l’Amérique. Ils n’achètent peut-être pas la “bible du patriote”, mais l’empreinte institutionnelle du catholicisme est si importante — et l’investissement théologique (et émotionnel) catholique dans ce domaine est si important — que la tentation de préserver la place de l’Église dans la société sera très grande. Cette préservation exigera des compromis, voire de la complicité, et il est très probable qu’elle brouillera la clarté et sapera l’intégrité du témoignage chrétien.

L’Église réformée, candidat idéal

Je me trompe peut-être en présentant mes frères chrétiens d’une manière qui met trop l’accent sur les faiblesses et minimise leurs forces. Mais de cela, je suis convaincu : le christianisme réformé est le mieux équipé pour nous aider dans notre exil. Cette foi est née sur le continent européen dans la vie et les écrits d’hommes tels qu’Ulrich Zwingli, Martin Bucer et Jean Calvin. Dans le monde anglophone, elle a trouvé sa plus belle expression dans les grands presbytériens écossais et les puritains anglais du XVIIe siècle. La foi réformée possède la rigueur intellectuelle nécessaire pour enseigner et pour se défendre dans un environnement hostile. Elle a une forte tradition de réflexion approfondie sur la différence entre ce qui est essentiel et ce qui, bien que bon, est négligeable et donc dispensable. Elle a une identité historique enracinée dans le vaste enseignement théologique de l’Église. Elle dispose de ressources approfondies pour réfléchir de manière éclairée sur la relation entre l’Église et l’État.

Il n’est pas surprenant que la foi réformée nous prépare bien à l’exil, car elle a elle-même été forgée lors d’une période d’exil, souvent par des hommes qui étaient littéralement des exilés. En effet, le théologien réformé le plus célèbre de tous, Jean Calvin, était un Français qui avait trouvé la gloire et l’influence en tant que pasteur en dehors de sa patrie, dans la ville de Genève. Les Pères pèlerins de la Nouvelle-Angleterre ne connaissaient que trop bien les réalités de l’exil et les conditions que cette condition imposait au peuple. Le célèbre commentaire de Winthrop sur le fait d’être une ville sur une colline n’était pas une déclaration de destin messianique, mais un rappel aux colons que leur vie d’exilés devait être vécue sous le regard de l’hostilité. L’exil exigeait d’eux qu’ils eussent une identité claire et pieuse.

L’Église réformée a son propre bagage, mais compte tenu de la nature de ses origines et de l’air du temps, c’est le bon bagage : elle est douce quand il faut être doux et sérieuse avec l’Évangile quand il faut être sérieux. Ayant eu une influence marginale et minoritaire en Amérique tout au long du siècle dernier, elle n’est pas confrontée à la perte d’influence sociale et d’aspirations politiques que connaissent aujourd’hui les évangéliques et les catholiques romains. Nous ne nous attendons pas à être au centre du monde. Nous ne nous imaginons pas être à la tête d’institutions indispensables. L’absence d’un rôle majeur dans l’espace public ne provoquera pas de crise de compréhension de qui nous sommes.

La raison ne s’en trouve pas dans l’indifférence ou le manque de substance, mais dans la clarté et la spécificité. Sur le plan doctrinal, l’Église réformée affirme les grandes vérités qui ont été définies par l’Église primitive, auxquelles s’ajoute la doctrine protestante du salut par la foi seule. Elle cultive une simplicité pratique. La vie de l’Église se fonde sur la prédication de la Parole, l’administration des sacrements, la prière et la louange collective. Nous ne tirons pas notre force principalement d’une institution, mais plutôt d’une pédagogie simple et pratique du culte : la Bible. Elle est exposée semaine après semaine dans la proclamation de la Parole et enseignée de génération en génération par le biais de catéchismes et de dévotions familiales dans les foyers.

Le culte réformé

Qu’en est-il de la liturgie ? Comment la Parole nue prêchée par elle-même, sans la force d’une institution pour la soutenir, pourrait-elle être suffisante pour nourrir une foi chrétienne dynamique, en particulier dans les moments difficiles ? N’y a-t-il pas un élément de cet acte collectif, au-delà de la simple écoute de la Parole, qui est essentiel pour façonner notre compréhension de qui nous sommes et du monde dans lequel nous vivons ? Chaque fois que nous allumons la télévision ou que nous allons sur internet, nous sommes bombardés d’une myriade de liturgies qui exercent un mystérieux pouvoir pour façonner nos identités d’une manière que nous ignorons souvent. Un sermon de trente minutes, une ou deux fois par semaine, peut-il contrecarrer une telle subversion insidieuse ? N’avons-nous pas besoin de ballast pour nous empêcher d’être poussés dans tous les sens au gré des vents de la doctrine séculière ?

Les théologiens réformés comprennent ce problème. James K. A. Smith souligne la nature liturgique de la vie tout entière et la nécessité pour l’Église réformée d’être consciente de sa propre pratique liturgique. David F. Wells souligne la nécessité d’une liturgie intelligente et bien construite qui reflète nos convictions théologiques. Le culte réformé a toujours impliqué plus que la prédication, même si le sermon est central. Sa forme liturgique découle directement de notre engagement envers la Parole et les fondements catholiques de notre foi. L’Évangile selon la foi réformée est simple : Nous sommes morts dans le péché et nous devons être unis au Christ, l’homme-Dieu, qui a vécu, est mort et est ressuscité pour nous et pour notre salut. En étant unis à lui, nous regardons vers l’éternité, au-delà de ce monde éphémère.

Le culte réformé place la Parole au centre parce que la déclaration de la vérité de l’Evangile est centrale. Idéalement, cette vérité façonne les actes liturgiques de la communauté réformée. Par exemple, lors du service religieux, le ministre lit le Décalogue et prononce des paroles de jugement sur le peuple de Dieu, lui rappelant sa mort en Adam. Il les conduit dans une confession collective du péché et lit ensuite des mots de l’Écriture, pointant vers la promesse en Christ de réconfort, de pardon et de la résurrection finale à venir. La chute, la mort, le pardon, la résurrection : Les éléments de base du message chrétien trouvent une expression concise et précise dans la pratique liturgique réformée.

La congrégation répond par un hymne de louange pour remercier Dieu pour sa bonté. C’est là que la beauté et la spécificité de la foi réformée deviennent évidentes. Les fidèles, conscients de leur identité — des pécheurs qui se tiennent devant Dieu, condamnés pour leur injustice et leur culpabilité — reçoivent la promesse en Christ qui, saisie par la foi, scelle le pardon sur leur cœur et les incite à la louange et à l’action de grâce.

Cette attention particulière prêtée à la tragédie que le péché et la rédemption constitue, est une grande bénédiction en temps d’exil. Pour conserver une identité face à une culture hostile, il faut appartenir à une communauté vivante de personnes qui savent qui elles sont. C’est le modèle du christianisme dans le Nouveau Testament. Lorsque nous entendons, en des termes clairs et sans équivoque qui nous sont déclarés dans le prêche chaque semaine, et lorsque nous participons à une action liturgique incarnant cette identité, nous sommes bien préparés pour les liturgies et les évangiles hostiles du monde que nous rencontrons du lundi au samedi.

L’identité réformée

Nous devons également avoir une confiance pratique dans notre identité et notre destin en tant que peuple chrétien. Paul fonde les impératifs de la vie chrétienne, des devoirs domestiques jusqu’à l’engagement social et politique, sur la réalité de notre vie en Christ. Une confiance inébranlable est au cœur de la description que le Nouveau Testament nous offre sur la signification de la foi chrétienne ; et elle fut nécessaire pour que le christianisme pût se répandre dans le monde au premier siècle.

Il est important de comprendre que l’échec de l’Église médiévale, n’étant pas parvenue à produire une théologie susceptible de faire renaître cette confiance que le Nouveau Testament dévoile, a contribué de manière significative à la Réforme. La notion de liberté chrétienne développée par Luther dépend de notre connaissance claire de notre identité en Christ. Les liens du péché sont brisés par la foi qui s’accroche à la vérité de l’Évangile. La manière dont la foi nous donne une place pour nous élever au-dessus et contre la mondanité a été reprise et développée par Calvin et d’autres théologiens réformés. Cette confiance exprimée dans le Nouveau Testament, que nous pouvons vraiment connaître la puissance salvatrice du Christ et nous y abandonner, a été cultivée par la prédication et la liturgie. Cela a permis aux protestants de survivre, puis de s’épanouir dans le monde hostile de l’Europe du XVIe siècle. Notre identité n’a pas été transmise par un prêtre ou un sacrement. Aujourd’hui comme hier, elle est saisie par la foi dans la Parole.

En effet, une confiance bien ancrée dans notre vie en Christ est au cœur de ce que signifie l’identité protestante réformée. La première question et réponse du Catéchisme de Heidelberg2, l’une des grandes déclarations de la foi réformée, l’expriment de manière succincte :

Quelle est ton unique assurance dans la vie comme dans la mort ? C’est que, dans la vie comme dans la mort, j’appartiens, corps et âme, non pas à moi-même, mais à Jésus-Christ, mon fidèle Sauveur : par son sang précieux, il a totalement payé pour tous mes péchés et m’a délivré de toute puissance du Diable : il me garde si bien qu’il ne peut tomber un seul cheveu de ma tête sans la volonté de mon Père qui est dans les cieux, et que toutes choses doivent concourir à mon salut. C’est pourquoi, par son Saint-Esprit, il m’assure la vie éternelle et me rend prêt et disposé à vivre désormais pour lui, de tout mon cœur.

Cette confiance inébranlable sera une bonne servante en ces temps où l’indifférence, voir l’hostilité du monde nous presse de tous les côtés jusqu’à entraîner des crises de confiance en soi. Nous savons qui nous sommes. Nous appartenons au Christ.

La providence divine

Un autre pilier théologique fondamental de la foi réformée, étroitement lié à l’assurance, est la providence. Beaucoup considèrent les doctrines réformées de la prédestination et de la providence comme des préoccupations dures et froides de personnes pathologiquement déséquilibrées. En fait, elles ont à la fois une origine profondément catholique et un but profondément pastoral.

Les doctrines de la prédestination et de la providence n’étaient pas des innovations issues de la Réforme, au contraire, elles ont une histoire qui traverse le Moyen-Âge et remonte jusqu’à l’Église primitive. Qu’on l’aime ou qu’on le déteste, Saint Augustin a fourni à l’Occident son interprétation fondamentale de Paul sur la grâce et le salut, et son influence sur le catholicisme romain et le protestantisme demeure toujours considérable. On pourrait dire que la Réforme était elle-même un débat sur l’interprétation et l’application de la théologie de la grâce d’Augustin en rapport avec les réflexions sur la nature de l’Église. Pourtant, même en s’inspirant d’Augustin et de ses disciples médiévaux, les prédicateurs et les enseignants réformés ont trouvé que les doctrines de la prédestination et de la providence étaient utiles pour fortifier les croyants dans les périodes difficiles.

Pour ceux qui sont en exil physique, pour ceux qui souffrent en raison de leur foi, pour ceux qui sont méprisés et marginalisés par le monde qui les entoure, le fait de savoir que l’histoire est sous le contrôle de Dieu est un encouragement. Aussi faible que l’Église semble être, aussi nombreux que soient les revers qu’elle affronte, la fin de l’histoire est déjà déterminée en Christ. Cette connaissance permet aux croyants de goûter ici et maintenant les prémices des délices de la fin des temps. En effet, une solide doctrine de la providence (combinée aux riches enseignements du Nouveau Testament sur la résurrection et sur le fait que la mort n’est pas le dernier mot pour ceux qui, par la foi, vivent en Christ) est non seulement un moyen de construire le lien métaphysique entre Dieu et sa création, mais confère aussi une force personnelle, du réconfort, de l’assurance et de l’espoir pour les chrétiens réformés.

Une fois de plus, il y a un aspect liturgique à cela. La providence conduit souvent les chrétiens vers des nuits noires, personnellement et collectivement, et pourtant, même si nous savons que ces épreuves temporelles culmineront finalement par la mort, nous savons que dans la résurrection, la lumière triomphe des ténèbres, la vie de la mort. C’est pourquoi le psautier a été si central dans le culte réformé. Les nombreuses notes de lamentation, de désir de repos futur, de malaise et de désillusion face au statu quo que l’on trouve dans les psaumes renforcent dans l’esprit des réformés l’idée que nous ne sommes finalement pas des citoyens de ce monde. Elle offre des horizons réalistes d’attente pour ce monde et pour le prochain. Elle nous donne un vocabulaire avec lequel nous pouvons louer Dieu au milieu des contradictions de la vie vécue sous le fardeau de la chute. Il nous rappelle que, quelles que soient les bonnes choses que ce monde a à offrir, elles n’ont qu’une valeur passagère. Et quand la souffrance arrive, nous reconnaissons et nous déplorons sa réalité, mais nous la considérons comme étant peu de choses en comparaison avec la gloire éternelle qui va suivre. Chaque fois que nous nous réunissons pour le culte à l’église ou en famille autour de la Bible, les chants de David lui-même que nous chantons parlent d’exil et de l’espoir pour la meilleure patrie que nous recherchons.

Cette acceptation du statut d’église en exil et de cet espoir que nous trouvons dans les psaumes imprègnent le culte et la théologie réformés historiques d’une manière qui n’est pas toujours évidente dans les autres traditions chrétiennes, même protestantes. Par exemple, le culte de l’Église évangélique américaine de ces dernières décennies a été marqué par ce que l’on pourrait appeler une esthétique de la puissance et du triomphe. Les groupes de louange se produisent dans des églises souvent construites pour ressembler davantage à des salles de concert qu’à des lieux de culte traditionnels. Des riffs de rock et des accords de puissance donnent le ton de la musique. Les chansons parlent de la destruction des forteresses ennemies. Le christianisme évoque bien sûr le triomphe, mais c’est le triomphe de la résurrection, et la résurrection présuppose une souffrance et une mort préalables. L’accent mis sur le triomphe, souvent au détriment de la lamentation, ne peut pas correctement préparer les gens à vivre de ce côté de la glorieuse résurrection. Elle ne nous prépare pas à une vie d’exil. Je crains que nous soyons en train de poser des fondations pour la désillusion et le désespoir.

Le christianisme doit être réaliste aussi bien dans sa théologie que dans sa liturgie. Avec la place centrale qu’elle accorde au chant du psautier, la tradition réformée est au service des cœurs et des esprits des chrétiens voués à l’exil culturel. Les transformations sociétales et culturelles que nous vivons sont déroutantes et parfois douloureuses. Les psaumes nous offrent un moyen d’exprimer cette perplexité et cette douleur à travers notre louange à Dieu, et aucune tradition n’a autant placé leur utilisation collective au cœur de son culte que la tradition réformée.

Les réformés et la société

Jusqu’à présent, mon argument a été que le culte réformé peut soutenir le croyant dans l’adversité. Pourtant, dans le passé, la foi réformée a été une force dynamique sur la place publique. La théologie réformée a contribué à l’essor de la théorie de la révolte légitime, a joué un rôle dans la guerre civile anglaise, a inspiré les Covenantaires écossais et a donné à John Winthrop une vision pour la construction d’une ville sur une colline dans le Nouveau Monde. La foi réformée résiste à être réduite à une sorte de piétisme privé. Au contraire, elle s’est souvent révélée être une force sociale puissante, même dans des situations de marginalité et d’exil.

Regardez par exemple Jean Calvin. Son image populaire est celle d’un ayatollah réformé impitoyable qui a dirigé Genève d’une main ferme et glaciale en imposant un règne de terreur à une population involontaire. Il semble être une figure presque révolutionnaire, une sorte de Robespierre de la Réforme. Il est vrai qu’il a passé une grande partie de sa vie d’adulte à Genève et qu’il a eu une grande influence sur la ville. Mais il était un étranger, un Français à l’étranger, et même pas un citoyen de Genève pendant la plus grande partie de son temps. Il n’a même jamais été assez puissant pour persuader les magistrats de lui permettre de célébrer la communion chaque semaine. Bref, Calvin était un exilé, et il a écrit sa théologie dans la perspective de l’exil. Mais cela ne l’a pas empêché de s’exprimer avec force dans le monde où il se trouvait. En effet, la concentration condensée de piété réformée lui a donné non seulement une identité durable en exil, mais aussi une détermination sans faille, lui permettant de se dresser avec confiance contre le monde, contra mundum.

Le monde d’aujourd’hui devient plus froid et plus dur. Malgré cela, nous avons des responsabilités civiques permanentes. Nous pouvons nous aussi parler à ceux qui détiennent le pouvoir avec un discours façonné par notre foi. Nous devons leur rappeler leur responsabilité en matière de protection des innocents et de punition des méchants. Nous devons rappeler aux magistrats qu’ils seront également, au bout du compte, responsables devant une autorité supérieure. C’est cette conscience de la responsabilité civique — et d’une position inébranlable en Christ — qui encadre l’Institution de Calvin et qui a servi à faire du christianisme réformé une force de changement si puissante dans l’histoire, des puritains à Abraham Kuyper. Il y a certainement eu des excès dans l’histoire de l’engagement de l’Église réformée dans la sphère civique, mais la théologie réformée, dans ce qu’elle a de meilleur, n’est pas un appel à la guerre de religion ou à un régime théocratique. Il s’agit plutôt d’un appel à une citoyenneté responsable et pieuse.

Sur ce point, les réformés partagent de nombreux points en commun avec les catholiques romains. Comme l’a montré David VanDrunen, tous deux affirment la loi naturelle, qui est une meilleure base pour la pensée sociale que les constructions mythologiques de The American Patriot’s Bible ou le sentiment belligérant d’identité nationale de l’ancienne droite religieuse. Pourtant, il existe des différences entre Rome et la Réforme. Calvin n’est pas Thomas, et la foi réformée n’est pas le catholicisme romain. Alors que Thomas considérait que le péché exacerbait les limites de la nature dans un monde déchu, Calvin considérait que le péché apportait une obscurité éthique décisive dans le monde.

Conclusion

Cette différence est importante et donne à la théologie réformée une vision plus réaliste de la vie chrétienne sur la place publique et donc des limites de ce que l’on peut espérer obtenir. Les gens n’appellent pas le mal bien et le bien mal principalement parce qu’ils sont confus ou qu’ils ne pensent pas clairement. Ils le font parce qu’ils sont en rébellion fondamentale contre Dieu. Cela semble un peu paradoxal : les réformés utilisent la loi naturelle pour l’engagement public mais n’attendent que peu ou pas de succès. Nous pensons que le monde a été créé avec une structure morale particulière. Mais nous croyons aussi que l’humanité déchue a une antipathie fondamentale qui l’empêche de reconnaître toute forme d’autorité extérieure qui menacerait sa propre autonomie finale. Cela injecte une irrationalité et une passion émotionnelle de base dans les débats moraux. Cette distorsion de la conscience et de la raison explique l’apparente impuissance d’arguments par ailleurs convaincants. Et elle reflète certainement notre expérience réelle en tant que chrétiens en exil dans l’Amérique du XXIe siècle.

Aujourd’hui, les gens décrivent ce qui était autrefois une réflexion morale tout à fait ordinaire sur le sexe et le mariage comme une « incitation à la haine ». Avons-nous besoin d’autres preuves que les débats sur le mariage homosexuel, sur l’avortement ou d’autres sujets similaires, ne peuvent plus aujourd’hui être ramenés à des discussions rationnelles ? La théologie réformée sait pourquoi. Les êtres humains dans ce monde déchu refusent constamment de reconnaître l’évidence : ils sont des créatures de Dieu et donc responsables devant lui. Nos convictions morales remettent donc en question la croyance la plus fondamentale du monde moderne, à savoir que l’individu est la mesure autonome de toutes choses et qu’il n’a de comptes à rendre à personne. La théologie réformée comprend cette sombre réalité de notre humanité déchue. Nous ne sous-estimons pas la cruauté de l’opposition. Nous anticipons l’exil culturel. Il confirme en fait nos convictions les plus profondes sur la façon dont le monde est.

Lorsque je suis arrivé en Amérique en 1996, je me souviens d’un office dans une église où le prédicateur a déclaré que la tragédie de la ville dans laquelle il vivait était que seule une personne sur deux se trouverait dans un lieu de culte ce matin-là. Ce qui était alors une tragédie ressemblerait aujourd’hui à un troisième grand réveil. Le christianisme se replie à la marge de la vie américaine, et les chrétiens se dirigent vers un exil culturel. La question est de savoir comment nous allons survivre. La réponse est : comme Paul au premier siècle. Avant tout, nous avons besoin de la simple proclamation de la Parole de Dieu dans l’église, semaine après semaine, pour nous rappeler notre identité en Christ. Nous avons besoin de liturgies et de cultes imprégnés de cette Parole. Nous avons besoin d’un engagement face au monde qui soit cohérent avec cette foi claire et confiante en la Parole qui forme notre identité. En bref, nous survivrons — et même nous prospérerons — grâce à un engagement fervent sur les points principaux qui définissent la foi réformée historique.


  1. Des titres ont été rajoutés pour clarifier la pensée de l’auteur.[]
  2. voir ici[]

Hadrien Ledanseur

Enfant de Dieu, passionné par la théologie et la philosophie. S'il est enfant de Dieu, c'est exclusivement en vertu des mérites de Jésus-Christ et de la grâce de Dieu. Si Dieu le veut, il se fiancera bientôt !

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