Le meurtre de Sarah Halimi commenté par Aristote
2 novembre 2020

En Avril 2017, une femme juive nommée Sarah Halimi était assassinée par Kobili Traoré. L’affaire a fait beaucoup de bruit : moins que ce qu’elle méritait, mais plus que ce que certains auraient voulu. La culpabilité de Kobili Traoré n’a fait aucun doute ; la discussion principale lors de son procès a été la suivante : Kobili Traoré est-il ou non responsable de ses actes, considérant qu’il était sous l’emprise du cannabis au moment des faits ?

En décembre 2019, la cour d’appel de Paris, sur la base d’une partie des expertises psychiatriques (qui étaient divergentes), a conclu que non, au motif que son discernement était aboli par l’usage des stupéfiants, .

Le but de cet article n’est pas de commenter directement cette décision. Mon objectif est bien plutôt d’interagir avec le concept de responsabilité qu’a utilisé la cour d’appel de Paris, qui n’est pas bon. Je vais exposer et proposer en remplacement le principe de responsabilité morale tel qu’il est défini par la tradition chrétienne (protestante comme catholique), fondé en grande partie sur le traitement qu’en fait Aristote dans l’Éthique à Nicomaque (livre III).

La responsabilité pénale dans la loi française

Sans pouvoir faire un commentaire de juriste, nous pouvons tout de même nous intéresser à l’article 122 du Code Pénal qui définit les causes de l’irresponsabilité pénale, et donc la définition de celle-ci.

En somme, nous ne sommes pas punis si :

  • Notre discernement est aboli par un trouble psychique (122-1). C’est cette disposition qui a justifié le non-jugement de Traoré.
  • Nous sommes contraints par une force extérieure (122-2).
  • Nous avons commis un crime par ignorance (122-3).
  • Nous avons commis un acte conforme à la loi française, ou suivi un ordre d’un officier de l’État, excepté ce qui est manifestement illégal (122-4).
  • En cas de légitime défense, pour se défendre soi-même ou un autre (122-5 à 7).

Les irresponsabilités définies par les articles 122-2 et 3 sont conformes à la tradition chrétienne, comme nous allons le voir. L’article 122-4 est de bon sens : on ne peut pas punir quelqu’un pour avoir obéi à la loi ou au magistrat. Pour le cas de la légitime défense, c’est une autre question qui méritera d’être abordée dans un autre article. Retenez simplement que Turretin défend ce principe dans son commentaire des dix commandements : un chrétien a tout à fait le droit de tuer un agresseur s’il s’agit de défendre sa vie ou celle des siens. Il dit même : « Cruelle est la charité qui consiste à livrer les brebis au loup. »

En somme notre discussion est centrée sur l’article 122-1 : un trouble psychique abolit-il la responsabilité ? De manière générale, le discernement est l’art de distinguer la nature bonne ou mauvaise d’un acte ou d’une parole. C’est en ce sens que la Bible nous appelle à discerner les esprits. L’objet des expertises psychiatriques commandées par le tribunal vise donc à savoir si au moment des faits, le coupable était capable de faire ces distinctions. Claude Bloch a écrit une lettre à Nicole Belloubet où il décrit mieux que je ne saurais le faire comment un psychiatre est en mesure — ou pas — de l’établir.

Dans tous les cas, on peut s’en tenir au principe suivant : est volontaire — et donc pénalement répréhensible — un acte dont le principe est en nous. Ce qui tombe bien, car c’est exactement la définition d’Aristote dans son Éthique à Nicomaque.

Aristote sur les actes volontaires

Dans l’ouverture du livre III de l’Éthique à Nicomaque, Aristote déclare :

Puisque la vertu a rapport â la fois à des affections et à des actions, et que ces états peuvent être soit volontaires, et encourir l’éloge ou le blâme, soit involontaires, et provoquer l’indulgence et parfois même la pitié, il est sans doute indispensable, pour ceux qui font porter leur examen sur la vertu, de distinguer entre le volontaire et l’involontaire ; et cela est également utile au législateur pour établir des récompenses et des châtiments.

On admet d’ordinaire qu’un acte est involontaire quand il est fait sous la contrainte, ou par ignorance. Est fait par contrainte tout ce qui a son principe a hors de nous, c’est-à-dire un principe dans lequel on ne relève aucun concours de l’agent ou du patient si, par exemple, on est emporté quelque part, soit par le vent, soit par des gens qui vous tiennent en leur pouvoir.

On y retrouve les distinctions faites par la loi française en ce qui concerne l’irresponsabilité suite à la contrainte ou l’ignorance. C’est d’ailleurs la contrainte qu’a d’abord plaidé Traoré en disant : «  je me sentais comme possédé. Je me sentais comme oppressé par une force extérieure, une force démoniaque. »

La question est : que dit Aristote sur le discernement, et ses conséquences sur la responsabilité ?  Il le fait au chapitre 7, en défendant que les vices sont de nature volontaire. Chose plus intéressante encore : il aborde la question de la responsabilité en cas d’actes commis sous l’emprise de l’alcool (ou de stupéfiants). Or les psychiatres qui ont conclu à l’absence de discernement de Traoré ont justement dit qu’il était trop intoxiqué pour être responsable. Voici ce que dit Aristote :

Et, en effet, nous punissons quelqu’un pour son ignorance même, si nous le tenons pour responsable de son ignorance, comme par exemple dans le cas d’ébriété où les pénalités des délinquants sont doublées, parce que le principe de l’acte réside dans l’agent lui-même, qui était maître de ne pas s’enivrer et qui est ainsi responsable de son ignorance :

Mais sans doute, dira-t-on, un pareil homme est fait de telle sorte qu’il est incapable de toute application. Nous répondons qu’en menant une existence relâchée les hommes sont personnellement responsables d’être devenus eux-mêmes relâchés ou d’être devenus injustes ou intempérants, dans le premier cas en agissant avec perfidie et dans le second en passant leur vie à boire ou à commettre des excès analogues: en effet, c’est par l’exercice des actions particulières qu’ils acquièrent un caractère du même genre qu’elles […]. Ainsi en est-il pour l’homme injuste ou intempérant : au début il leur était possible de ne pas devenir tels, et c’est ce qui fait qu’ils le sont volontairement; et maintenant qu’ils le sont devenus, il ne leur est plus possible de ne pas l’être.

En somme : un homme ayant tué sous l’emprise de stupéfiants doit être condamné, ne serait-ce que parce qu’il s’est mis en état de tuer un autre. L’état volontaire est maintenu.

Le cas du mauvais environnement

Profitons-en pour aborder une autre excuse qui est couramment entendu dans le prétoire (ainsi que l’illustre Laurent Obertone dans La France Orange mécanique) : Il faut excuser les coupables à cause de leur environnement. Ayant grandi dans des conditions défavorables à l’éclosion de la vertu, ils ne peuvent être que vicieux. En conséquence, il ne faut pas leur imputer la responsabilité de leurs actes vicieux. Les mots sont différents, mais l’idée est bien celle-là.

Aristote prouve au contraire que les actes vicieux sont toujours volontaires, et donc pénalement répréhensibles. Il fait remarquer que si l’on appliquait ce standard à la vertu, on la supprimerait complètement. Si le délinquant n’est pas coupable à cause de ses mauvaises conditions de vie, alors l’homme honnête n’est pas digne d’éloge à cause de ses bonnes conditions de vies. Samuel Paty n’est pas responsable de son courage d’avoir fait cours sur la liberté d’expression, c’est uniquement parce qu’il a eu une bonne éducation. Il ne mérite pas nos éloges… Le raisonnement est bien évidemment absurde. Un homme vertueux n’est pas seulement vertueux par chance ou à cause de son bon environnement : c’est le résultat de bons choix, volontaires et responsables.

Si donc, comme il est dit, nos vertus sont volontaires (et, en fait, nous sommes bien nous-mêmes, dans une certaine mesure, partiellement causes de nos propres dispositions, et, d’autre part, c’est la nature même de notre caractère qui nous fait poser telle ou telle fin) nos vices aussi seront volontaires, car le cas est le même.

Notez la remarque entre parenthèses : quel que soit notre environnement, nous sommes partiellement causes de notre inclination à la vertu ou au vice, et de la forge de notre propre caractère. Un homme ayant grandi dans des « quartiers difficiles » peut donc tout à fait être honnête et vertueux, s’il fait les bons choix.

Aristote continue tout de suite après en disant que même si nous ne sommes que partiellement responsables de nos dispositions, nous sommes tout de même pleinement coupables de nos actes :

Mais nos actions ne sont pas volontaires de la même façon que nos dispositions : en ce qui concerne nos actions, elles sont sous notre dépendance absolue du commencement à la fin, quand nous en savons les circonstances singulières ; par contre, en ce qui concerne nos dispositions, elles dépendent bien de nous au début, mais les actes singuliers qui s’y ajoutent par la suite échappent à notre conscience, comme dans le cas des maladies. Cependant, parce qu’il dépendait de nous d’en faire tel ou tel usage, pour cette raison-là nos dispositions sont volontaires.

Or que juge-t-on dans un procès ? Le caractère du coupable, ou les faits ? Que punit-on ? Un sale caractère, ou un tort particulier ?

Si donc on juge un acte, il est toujours sous notre dépendance absolue. Il est toujours volontaire, même avec une « enfance difficile ».

Enfin : le cas des maladies psychiques

Il y a autre chose que documente Laurent Obertone dans son livre La France Orange mécanique : la tendance actuelle de nos tribunaux à abolir la responsabilité pénale sous prétexte de maladie psychique. L’article 121-1 est-il bien fondé ?

Sans pouvoir répondre à la place des psychiatres, je propose que l’on garde le critère d’Aristote : si une personne est malade au point qu’on ne peut plus lui attribuer même le bien qu’elle fait, c’est qu’elle est réellement irresponsable de tout acte. Si en revanche il n’y a que ses actes mauvais qui sont abolis par son manque de discernement, c’est qu’on comprend le concept de travers, et il faut la condamner pour ses actes.

Soit tous ses actes sont volontaires (même imparfaitement), soit aucun ne l’est.


Illustration : Palma le Jeune, Caïn et Abel, huile sur toile, vers 1603 (Vienne, Kunsthistorisches Museum).

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

1 Commentaire

  1. Aurore

    Très intéressant comme article, merci. Particulièrement la fin où il est expliqué si le mal n’est pas imputable alors le bien ne le serait pas non plus. Cette notion d’abolition du discernement est toujours compliqué surtout que les experts psy peuvent être en désaccords entre eux. Ce qui peut laisser planer un doute sur leur fiabilité… C’était d’ailleurs ce qui s’était passé dans l’affaire Moitoiret par exemple. Cela peut pencher dans un sens comme dans l’autre.

    Réponse

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *