Au diable les démons territoriaux, c’est l’Évangile qui importe
11 novembre 2020

Une des marques du mouvement charismatique est une démonologie élaborée. Et j’en sais quelque chose, puisque j’en viens. Parmi les articles de démonologie charismatique, il y a l’idée des « démons territoriaux », c’est-à-dire l’idée qu’il existe des anges mauvais spécifiquement attribués à des territoires. Cette idée se fonde sur un passage du livre de Daniel, lorsqu’un ange vient lui dire, en réponse à sa prière :

Daniel, ne crains rien ; car dès le premier jour où tu as eu à cœur de comprendre, et de t’humilier devant ton Dieu, tes paroles ont été entendues, et c’est à cause de tes paroles que je viens. Le chef du royaume de Perse m’a résisté vingt et un jours ; mais voici, Micaël, l’un des principaux chefs, est venu à mon secours, et je suis demeuré là auprès des rois de Perse.

Daniel 10:12-13

Nous comprenons dans ce passage que le chef du royaume de Perse est de même nature que l’ange, vu qu’il a été combattu par l’archange Michaël. Puisque cet ange est opposé aux anges de Dieu et qu’il est lié à un territoire (cf. aussi Daniel 10:20), nous avons là clairement l’idée d’un démon territorial.

Le problème — outre le fait que le témoignage biblique est particulièrement léger — c’est que les anges n’ont pas de corps, et ne vivent pas selon un mode matériel. Ce ne sont pas des soldats romains qui remplissent un espace et défendent une limite géographique. Le rapport des anges aux lieux est décrit par Thomas d’Aquin dans la Somme théologique1. En résumé, Thomas enseigne que :

  • les anges ne peuvent être dans un lieu que du point de vue de leur puissance : « Le corps est dans un lieu parce qu’il y est appliqué selon le contact de la quantité dimensive ; les anges n’ont pas cette sorte de quantité, ils n’ont que la quantité virtuelle. Et si l’on dit que l’ange est dans un lieu corporel, c’est parce que sa puissance s’applique d’une certaine manière à ce lieu »2 ;
  • qu’ils ne peuvent pas être dans plusieurs lieux, car ils ne peuvent pas être puissants en plusieurs lieux3 ;
  • qu’il ne peut pas y avoir deux anges dans le même lieu, parce qu’ils ne peuvent pas y exercer tous les deux leur puissance à la fois. C’est ainsi que l’on peut comprendre le passage de Daniel 104. Cela veut dire qu’il ne peut pas y avoir deux hiérarchies rivales d’anges sur un même pays ;
  • les anges peuvent changer de lieu, non pas dans le sens où ils se déplacent ou se téléportent d’un lieu à l’autre, mais dans le sens où ils agissent çà et là, un peu comme sur Internet où tantôt je suis sur le serveur d’Evernote pour regarder ma note, tantôt sur mon ordinateur à taper cet article 5.

Quand nous parlons de la présence d’anges territoriaux, la question qui doit se poser n’est donc pas tant la question de leur présence, mais celle de leur puissance. Si l’on est précis, les démons ne sont pas des fantômes qui se baladent quelque part autour des cimetières. Ce sont des êtres immatériels, qui agissent sur la matière sans être substantiellement présents autour d’elle.

Il y a donc bien des démons, qui agissent dans un territoire. Mais leur mode de présence nous amène à nous focaliser sur bien autre chose que leur présence.

Les malédictions territoriales

Contrairement aux démons territoriaux, l’existence des malédictions territoriales est une des choses les plus claires de la Bible.

  • Nous les trouvons mentionnées pour la première fois en Genèse 4:10 : « Dieu dit : Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi. » (Le principe est toujours à l’œuvre en Deutéronome 21:8 et 21:23 où les morts violentes contaminent le sol, sauf mesures expiatoires.)
  • Les malédictions territoriales suivent le péché des habitants de ces territoires : « Ne vous souillez par aucune de ces choses, car c’est par toutes ces choses que se sont souillées les nations que je vais chasser devant vous. Le pays en a été souillé ; je punirai son iniquité, et le pays vomira ses habitants. » (Lévitique 18:24-25)
  • Plus important encore, la seule façon d’être protégé de ces malédictions territoriales est d’appartenir et de maintenir l’Alliance de Dieu : « Vous observerez toutes mes lois et toutes mes ordonnances, et vous les mettrez en pratique, afin que le pays où je vous mène pour vous y établir ne vous vomisse point. » (Lévitique 20:22)
  • Or la puissance des démons vient des brèches faites à l’Alliance de Dieu. En conséquence, ce n’est pas tellement que les démons sont territoriaux : c’est que la malédiction du pays permet un certain nombre d’actions mauvaises. Ce n’est pas les démons qui sont territoriaux, mais les malédictions qui permettent leurs actions.

Il ne faut pas lier les démons territoriaux, mais lutter pour l’intégrité de l’Eglise

Et c’est sur ce dernier point que j’insiste : le meilleur remède aux démons, c’est de faire étendre et d’intensifier l’Évangile dans un endroit. C’est ce qu’enseigne Eusèbe de Césarée dans le livre VIII de l’Histoire ecclésiastique 6, où il fait le lien entre l’extension formidable de l’Église juste avant la grande persécution de Dioclétien, et la perte de pouvoir des démons :

D’autre part, comment décrire ces innombrables entrées de gens dans l’Église, les foules dans les assemblées de chaque ville et les remarquables concours de la multitude dans les maisons de prières ? Aussi bien, à cause de cela, on ne se contentait désormais plus des édifices d’autrefois, et dans chaque ville on faisait sortir du sol de vastes et larges églises. Aucune haine n’empêchait tout cela d’avancer avec le temps, et d’ajouter chaque jour un progrès et un accroissement ; aucun démon dans sa malice n’était capable de le conjurer par un sort, ni de l’empêcher par les machinations des hommes, tellement la main de Dieu du haut du ciel couvrait et gardait son peuple ; celui-ci du reste en était digne.

Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, livre VIII, chapitre 1

Il y avait pourtant du temps de l’empire romain des pratiques occultes à n’en plus finir, et des religions païennes toujours actives. Et pourtant — contrairement à une certaine littérature charismatique — Eusèbe de Césarée ne considérait pas qu’il faille « lier les démons territoriaux » avant d’évangéliser. Bien au contraire, il dit que la perte de pouvoir des démons était liée à la progression de l’Évangile dans l’Empire. Et cette progression de l’Évangile n’était pas liée à des pratiques d’exorcisme, mais à l’intégrité de l’Église. « Celui-ci [le peuple de Dieu] en était digne. »

Et inversement, Eusèbe de Césarée attribue la montée en puissance des démons qui a amené la grande persécution de Dioclétien à la perte d’intégrité de l’Église.

Cependant, comme il arrive dans la plénitude de la liberté, les choses parmi nous tournèrent à la mollesse et à la nonchalance. Nous nous jalousions les uns les autres, nous nous lancions de grossières injures, et il s’en fallait peu que nous nous fissions la guerre les uns aux autres, quand cela se trouvait, avec les armes et les traits que sont les paroles  ; les chefs déchiraient les chefs, les peuples divisés se soulevaient contre les peuples ; l’hypocrisie maudite et la dissimulation montaient au plus haut degré de malice. Alors le jugement de Dieu, ainsi qu’il aime à le faire, agissait avec ménagement et les assemblées se réunissaient encore ; il exerçait sa charge avec douceur et modération. Ce fut par les frères de l’armée que commença la persécution. Comme des gens insensibles nous ne mettions aucun empressement à faire en sorte de rendre la divinité bienveillante et miséricordieuse ; semblables à des athées qui pensent que ce qui nous concerne n’est pas l’objet d’une vigilance et d’une surveillance, nous accumulions les fautes les unes sur les autres. Ceux qui paraissaient nos pasteurs, dédaignant la règle de la religion, se laissaient enflammer les uns contre les autres par les jalousies  ; ils ne faisaient uniquement progresser que les disputes, les menaces, la rivalité, l’inimitié et la haine réciproques  ; ils revendiquaient avec ardeur les objets de leur ambition comme on fait pour des tyrannies, et cela justement alors que suivant la parole de Jérémie : « Le Seigneur étendit les ténèbres de sa colère sur la fille de Sion et rejeta du ciel la gloire d’Israël, il ne se souvint plus de son marchepied au jour de sa colère : mais il noya toute la beauté d’Israël et détruisit tous ses retranchements7 ». Et selon ce qui est prophétisé dans les Psaumes : « Il a détruit le testament de son serviteur et il a jeté bas son sanctuaire » par la ruine des Églises, « il a renversé tous ses retranchements, il a rempli de frayeur ses forteresses, tous ceux qui passaient dans le chemin ont pillé les multitudes de son peuple, et il est devenu en outre la honte de ses voisins. Car le Seigneur a exalté la main de ses ennemis, il a détourné le secours de son glaive, il ne l’a point aidé dans la guerre, mais il l’a dépouillé de sa pureté, il a brisé son trône sur la terre, il a abrogé les jours de son temps et surtout il l’a arrosé de honte ».

Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, livre VIII, chapitre 1

Encore une fois, ce n’est pas le manque d’attention au « combat spirituel » qui a précipité la persécution de l’Église du IIIe siècle, mais son manque d’intégrité et ses guerres fratricides. Notez à quel point l’analyse d’Eusèbe de Césarée rejoint l’enseignement de l’apôtre Pierre.

Humiliez-vous donc sous la puissante main de Dieu, afin qu’il vous élève au temps convenable ; et déchargez-vous sur lui de tous vos soucis, car lui-même prend soin de vous. Soyez sobres, veillez. Votre adversaire, le diable, rôde comme un lion rugissant, cherchant qui il dévorera. Résistez-lui avec une foi ferme, sachant que les mêmes souffrances sont imposées à vos frères dans le monde.

1 Pierre 5:6-9

Nous retenons trop souvent le seul verset 8 qui parle de Satan qui rôde. Mais notez également comment Pierre propose de le contrer : non par un combat direct, mais par une relation intensifiée et intègre avec Dieu. Contre les artifices de Satan, Pierre propose l’humilité et la foi en Dieu. Eusèbe de Césarée fera remarquer que la défaite de l’Église face aux démons vient de l’orgueil et du manque de foi (« semblable à des athées… nous accumulions les fautes les uns contre les autres »)

Objection : J’ai eu une expérience dans la lutte spirituelle qui prouve qu’il faut au contraire accorder de l’attention aux démons territoriaux.

Réponse : Nous pouvons avancer les arguments suivants :

  1. Il y a l’expérience d’Eusèbe de Césarée. Pourquoi ton expérience serait-elle plus éclairée que la sienne ?
  2. L’expérience est de toute façon une base fragile pour la connaissance, à cause de son aspect subjectif et ses possibilités multiples d’interprétations. Un raisonnement biblique et rationnel tel qu’il a été présenté ici est préférable, et doit servir de règle d’interprétation pour l’expérience.
  3. Ce ne sont pas les démons territoriaux qui sont dignes d’intérêt, mais les malédictions de notre territoire particulier.
  4. Et encore, ces malédictions territoriales ne sont intéressantes que pour savoir de quoi au juste nous sommes censés nous repentir, afin de demeurer dans l’Alliance de Dieu.
  5. Cela a donc pour conséquence que la seule chose qui mérite toute notre attention et notre intérêt, c’est la Nouvelle Alliance de l’Évangile que nous sommes appelés à vivre et prêcher.

Conclusion

Nous avons vu qu’il existait des démons, et qu’ils pouvaient être actifs selon une logique territoriale. Cependant, contrairement à certains instincts charismatiques, la réponse correcte n’est pas de lier les démons, mais de s’enraciner dans l’Évangile et d’intensifier notre vie évangélique. En conséquence, les démons territoriaux ne devraient être rien d’autre qu’un objet de spéculation sans importance. Ce qui compte, c’est que nous connaissions et appliquions avec intégrité l’Évangile.

C’est ce qu’ont fait nos pères du IIIe siècle, dans un environnement pourtant chargés en démons. Sans démonologie très élaborée, ni pratiques d’exorcisme particulières, ils avaient la victoire avec eux, aussi longtemps qu’ils étaient attachés à l’intégrité et à la foi de l’Évangile.


Illustration : Willem Drost, La Vision de Daniel, huile sur toile, 1650.

  1. I, qq. 52-53[]
  2. ST I, q. 52, § 1[]
  3. ST I, q. 52, § 2[]
  4. ST I, q. 52, § 3[]
  5. q. 53[]
  6. Eusèbe de Césarée est l’évêque de Césarée, un successeur de Zachée à ce poste, actif au IIIe siècle, dans la période qui a précédé le règne de Constantin. Son livre l’Histoire Ecclésiastique est le seul ouvrage d’histoire ancienne de l’Église des premiers siècles que nous ayons[]
  7. Lam 2:1 ; la fin du verset n’est pas une traduction littérale.[]

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

3 Commentaires

  1. Samuel

    Ep 6:12 Car nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les dominations, contre les autorités, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes.

    Dans ce verset, Paul témoigne de la réalité du combat spirituel; cependant dans les versets suivants, il donne les armes pour mener cette lutte; le problème est le sens donné à ce combat en privilégiant parfois une arme à une autre; sans stigmatiser une dénomination quelconque, disons qu’il ne faut pas perdre de vue l’essentiel.

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    • Maxime Georgel

      Rien dans ces versets ne laisse entendre qu’il y ait des démons territoriaux…

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      • Samuel

        Je mettais en-avant la réalité du combat spirituel et non l’existence de démons territoriaux en rappelant finalement et tout comme vous en somme, la primauté de l’évangile sur cette éventualité.

        Réponse

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