Éloge du détail en théologie — Basile de Césarée
30 janvier 2021

L’argument du Traité du Saint-Esprit (375) est assez complexe. En introduction (68a-72b), Basile de Césarée consacre quelques pages à justifier l’intérêt d’explorer les mystères de Dieu jusque dans les moindres détails. Nous citons la traduction du père Benoît Pruche (O.P.) dans la collection des Sources chrétiennes.


Avant-propos, où l’on montre que c’est chose nécessaire de s’enquérir des plus minimes parties de la théologie1

Je loue ton2 amour de la science, le tour studieux de ton caractère, et ce m’est un charme infini de constater la sobre hauteur de pensée qui te fait juger nécessaire de ne laisser passer sans l’examiner attentivement aucun des mots dont il faut bien qu’on use pour parler de Dieu, chère tête, pour moi plus précieuse que tout, frère Amphiloque. Tu as bien écouté l’avertissement du Seigneur : « Quiconque demande reçoit, et qui cherche trouve3. » Par la justesse de ta demande, tu pourrais donc, ce me semble, décider à communiquer même le plus hésitant. Mais ce qu’en toi j’admire le plus, c’est que ce n’est pas pour tendre un piège, comme la plupart des gens d’aujourd’hui, que tu poses des questions, mais pour ceci : trouver le vrai. Ils sont légion, en effet, ceux qui tendent l’oreille pour espionner, nous interrogeant sans répit ; tandis qu’une âme éprise de science et qui, pour se guérir de son ignorance, recherche la vérité, que c’est difficile à trouver ! Comme un filet de chasseurs, une embuscade de guerre, voici le piège secret disposé avec art : ces questions d’un grand nombre qui ne se proposent pas d’en tirer profit, mais, si la réponse n’est pas de leur goût, de trouver là le prétexte d’un juste motif de guerre !

Si « le sot qui interroge, il convient d’estimer qu’il est sage4», le disciple pénétrant, que le prophète a joint au « conseiller admirable5», à quel prix l’apprécier ? Il est juste, oui, qu’on l’approuve et qu’on aille de l’avant, partageant son zèle, et qu’on supporte tout alors qu’il nous presse vers le but. Ne point entendre à la légère, en effet, la langue théologique, mais s’efforcer en chaque mot, en chaque syllabe, d’atteindre le sens caché, n’est pas d’hommes lents à la piété6 mais de gens qui perçoivent le sens de notre vocation : car il nous est proposé de ressembler à Dieu autant qu’il est possible à la nature humaine7. Mais de ressemblance, il n’en est pas sans connaissance. Quant à la connaissance, on la tient de ce qu’on apprend. Or la parole est à la source de l’enseignement et ses composantes sont des syllabes8 et des mots. De sorte que scruter les syllabes n’est pas hors de propos.

Petites questions, semblera-t-il. Mais non pas pour autant indignes d’attention. Bien au contraire, puisque la chasse de la vérité est difficile9, c’est de tous côtés qu’il nous en faut suivre les pistes. Car s’il en est de l’acquisition de la piété comme des arts — elle grandirait à petits coups —, il n’y a rien de négligeable pour ceux qui font leur entrée dans la connaissance10: quiconque mépriserait comme infimes les premières lettres n’atteindrait jamais au faîte de la sagesse.

Oui et Non, voilà deux syllabes. Le meilleur des biens, pourtant, la vérité, ou la pire malice, le mensonge, s’enveloppent souvent dans ces petits mots. Mais, que dis-je, il y a des martyrs du Christ qui, sur un simple signe de tête, ont été tenus pour quitte de tout leur devoir de piété ! S’il en est ainsi, qu’y a-t-il donc de si court en langage théologique qui ne puisse jouer, ou pour ou contre, un rôle décisif ? Que si un seul iota de la Loi, un seul trait ne peuvent passer, comment serait-il sûr pour nous de négliger même les plus petites choses11?

Eh bien ! Ces particules sur lesquelles tu cherches à obtenir de nous un éclaircissement, elles sont à la fois minimes et importantes : par la concision de l’énoncé, minimes sans doute et, de ce point de vue, méprisables peut-être ; mais importantes par la force de ce qu’elles signifient, à l’image du sénevé, la plus petite graine à broussailles qui, si on l’entoure de soins appropriés, lève d’une hauteur appréciable en déployant la force qu’elle recélait.

Et si quelqu’un se gausse, au su de notre bavardage sur les syllabes, pour parler comme le psaume12, qu’il sache ceci : il recueillera de son rire un fruit inutile ; quant à nous, sans fléchir sous le blâme des hommes, sans nous laisser abattre par leur mépris, nous ne cesserons de chercher. Car la petitesse de ces particules me fait si peu rougir que, si je ne saisissais qu’une faible partie de leur valeur, je m’en féliciterais néanmoins comme ayant grandement mérité, et au frère qui cherche avec nous je dirais qu’il n’aurait point retiré mince avantage. Comme je vois qu’il s’agit d’un très grand combat à propos de petits mots, je ne récuse pas le labeur, avec l’espoir d’en être récompensé, convaincu que, pour moi-même le débat sera profitable et, pour les auditeurs, d’une durable utilité.

C’est pourquoi, avec le Saint-Esprit lui-même, cela va sans dire, j’en viendrai maintenant à l’explication.

Basile de Césarée, miniature sur parchemin du XVe siècle, monastère de Dionysiou (mont Athos).

Illustration de couverture : Pierre Paul Rubens, Saint Basile, huile sur toile, XVe siècle (Gotha, château de Friedenstein).

  1. Théologie (θεολογία) désigne ici le mystère de Dieu, Trinité, par opposition à l’économie (οἰκονομία) qui désigne le mystère de l’Incarnation rédemptrice.[]
  2. Le traité est adressé à Amphiloque, évêque d’Iconium en Cappadoce.[]
  3. Luc 11,10.[]
  4. Proverbes 17,28.[]
  5. Ésaïe 3,3.[]
  6. Basile désigne ici par ce mot (εὐσεβεία) l’orthodoxie, par opposition à l’hérésie (ἀσεβεία).[]
  7. Allusion à l’idée de conformation (ὁμοίωσις) et de divinisation du chrétien.[]
  8. Ce que Basile qualifie ici de syllabes (συλλαβαί) ou de particules (μικρά) sont en fait les prépositions σύν (avec) et ἐν (en, dans) dont l’usage fait débat, notamment pour le Saint-Esprit dans les doxologies trinitaires. Basile s’oppose ici aux pneumatomaques.[]
  9. Topos platonicien (cf. Phédon, 66a, Phèdre, 262c, Théétète, 200a, Le Sophiste, 218d, 261a). Le terme lui-même (δυσθήρατος) vient en revanche d’Aristote (Histoire des animaux, 615a).[]
  10. C’est-à-dire les catéchumènes.[]
  11. Matthieu 5,18.[]
  12. Psaume 119,85.[]

Arthur Laisis

Linguiste, professeur de lettres, étudiant en théologie à la faculté Jean Calvin et lecteur dans les Églises réformées évangéliques de Lituanie. Principaux centres d'intérêts : ecclésiologie, christologie, histoire de la Réforme en Europe continentale. Responsable de la relecture des articles du site.

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