Voici un extrait d’un court livre d’apologétique de Thomas d’Aquin intitulé Les raisons de la foi. Il l’a écrit pour répondre aux objections des musulmans (qu’il désigne par « Sarrasins ») contre des doctrines chrétiennes1 comme la Trinité, l’incarnation. Ce qui en fait une ressource très utile et très actuelle pour dialoguer avec nos amis musulmans. D’autant plus qu’elle nous vient du ou d’un des meilleurs philosophes chrétiens. Voici le septième chapitre où Thomas explique comment Dieu le Fils (Jésus, qui est vraiment Dieu) a quand même pu souffrir et mourir 2 (source : le site de l’Institut docteur angélique3).
Des considérations précédentes, il apparaît déjà avec suffisamment de clarté qu’aucun inconvénient ne résulte du fait que nous confessions que Dieu, le Verbe unique de Dieu, a souffert et est mort. En fait, nous ne lui attribuons pas ces choses selon la nature divine, mais selon la nature humaine qu’Il a assumée dans l’unité de sa Personne pour notre salut.
Si quelqu’un venait à objecter que Dieu, étant tout puissant, pouvait sauver le genre humain autrement que par la mort de son Fils unique ; l’objectant doit considérer qu’il faut apprécier si l’œuvre que Dieu a accomplie, l’a été d’une façon qui convient, quand bien même Dieu aurait pu le faire d’une manière différente, car autrement ce type d’objection permettrait de reconsidérer tout ce que Dieu fait. Si l’on examinait la raison pour laquelle Dieu a fait le ciel de telle dimension et a créé un tel nombre d’étoiles, il apparaîtrait à l’esprit de celui qui réfléchit sagement qu’il a pu être convenable que les choses soient telles, même si Dieu aurait pu les faire autrement. Ce que je viens de dire n’a de valeur que si nous croyons que toute l’organisation des choses naturelles – et l’activité humaine – sont soumises à la providence divine ; sans quoi tout culte rendu à la divinité est dépourvu de sens. Mais la discussion que nous menons actuellement concerne ceux qui disent rendre un culte à Dieu, Chrétiens, Sarrasins ou Juifs. Par contre, nous avons discuté plus soigneusement de cette question en d’autres endroits4, avec ceux qui disent que tout ce que Dieu accomplit, Il le fait nécessairement de telle façon.
Si donc quelqu’un, animé d’une pieuse intention, examinait les raisons de convenance de la passion et de la mort du Christ, il y trouverait une telle profondeur de sagesse5 que des pensées toujours plus nombreuses et plus profondes se présenteraient à son esprit. Ainsi, il éprouverait la vérité de ce que dit l’Apôtre : « Nous prêchons le Christ crucifié, scandale pour les juifs et folie pour les païens, mais pour nous le Christ est puissance et sagesse de Dieu » (1 Co 1, 23-24) ; et encore : « La folie de Dieu est plus sage que les hommes » (1 Co 1, 25).
Il faut considérer en premier lieu que, puisque le Christ a assumé la nature humaine pour réparer la chute de l’homme, comme déjà nous l’avons dit, il a fallu qu’Il endurât et accomplît humainement ce qui devait apporter le remède à la chute que constitue le péché. Or le péché de l’homme consiste surtout à s’attacher aux biens matériels au mépris des biens spirituels. Il convenait donc que le Fils de Dieu, dans la nature humaine qu’Il avait assumée, montrât aux hommes, par ses actes et souffrances, de tenir pour rien les biens et les maux temporels, afin qu’ils ne consacrent pas moins de zèle aux réalités spirituelles, occupés de leur affection désordonnée pour les choses matérielles.
C’est pourquoi le Christ a choisi d’avoir des parents pauvres et cependant d’une vertu parfaite, et ce pour que personne ne se glorifie au sujet de la seule noblesse de la chair et des richesses parentales. Il vécut une vie pauvre pour enseigner le mépris des richesses, simplement et sans prestige pour détourner les hommes du désir désordonné des honneurs. Il endura l’effort, la faim, la soif et d’autres désagréments physiques afin que les hommes, si enclins aux plaisirs et au confort, ne se détournent pas de la vertu et du bien à cause des conditions austères de cette existence. Il endura enfin la mort pour que personne, par crainte de celle-ci, n’abandonne la vérité. Et pour que nul ne redoute une mort honteuse pour la vérité, il a choisi le genre de mort le plus ignominieux : la mort par crucifixion. Ainsi donc il était convenable que le Fils de Dieu fait homme endurât la mort pour exhorter par son exemple les hommes à la vertu et pour que soit vraie cette parole de Pierre : « Le Christ est mort pour nous, vous laissant un exemple afin que vous suiviez ses traces » (1 P 2, 21).
Ensuite, puisque, pour que les hommes parviennent au salut, il leur est nécessaire d’avoir non seulement une manière de vivre droite par laquelle sont évités les péchés, mais encore une connaissance de la vérité pour éviter les erreurs, il était nécessaire, pour la restauration du genre humain que le Verbe de Dieu assumant la nature humaine affermisse les hommes dans une connaissance certaine de la vérité. Or on n’adhère pas de façon tout à fait ferme à une vérité enseignée par un homme, car un homme peut se tromper et induire en erreur. La connaissance de la vérité reçoit de Dieu seul un caractère indubitable. Il était donc nécessaire que le Fils de Dieu fait homme enseignât aux hommes la doctrine touchant la vérité divine pour qu’elle soit transmise divinement et pas humainement. Et il a du reste confirmé cela par une multitude de miracles. C’est à Celui qui accomplit des œuvres dont seul Dieu est capable : ressusciter les morts, rendre la vue aux aveugles et d’autres choses de la sorte, que l’on doit accorder sa foi au sujet de ce qu’Il nous révèle concernant Dieu. C’est en effet par Dieu qu’Il agissait, c’est donc par Dieu qu’Il parlait.
Or, s’il est vrai que les personnes présentes ont pu voir les miracles qu’Il accomplissait, les générations futures auraient pu croire qu’ils avaient été inventés. La divine sagesse a porté remède à cela par l’indigence du Christ. Si en effet Il avait vécu en homme riche dans le monde, puissant et établi dans quelque haute dignité, on aurait pu croire que le succès et la reconnaissance de sa doctrine et de ses miracles étaient dûs à la faveur que les hommes accordent à la puissance humaine et à ses effets ; c’est pourquoi, afin de rendre manifeste l’œuvre de la puissance divine, Il choisit tout ce qu’il y a de rejeté et d’infirme dans le monde : une Mère pauvre, une vie de privation, des disciples et des messagers ignorants, il choisit même d’être réprouvé et mis à mort par les puissants du monde, de sorte qu’il fût manifeste que l’accueil qu’ont reçu ses miracles et sa doctrine ne venait pas de la puissance humaine mais divine.
C’est pourquoi, dans ce qu’Il fit ou endura, s’unissaient à la fois la faiblesse humaine et la puissance divine : Il fut à sa naissance posé dans une crèche et enveloppé dans des langes tandis que les anges chantaient sa louange et que les Mages, conduits par l’étoile, étaient venus l’adorer ; Il fut tenté par le diable tandis que les anges le servaient ; Il vécut dans le manque et en mendiant, mais ressuscita des morts et rendit la vue à des aveugles ; Il mourut suspendu à une croix et compté au nombre des larrons, mais le soleil s’obscurcit lorsqu’Il mourut, et la terre trembla, les pierres se fendirent, les tombeaux s’ouvrirent et les corps des morts furent rappelés à la vie. Si donc quelqu’un venait à considérer le fruit de si grands mystères, c’est-à-dire : la conversion de la quasi totalité du monde au Christ ; et qu’il recherche encore d’autres signes pour croire, on peut estimer qu’il est plus dur que la pierre, puisque les pierres elles-mêmes se fendirent à la mort du Christ (cf. Mt 27, 51). Voilà la raison pour laquelle l’Apôtre dit aux Corinthiens que « pour ceux qui périssent, la parole de la croix est une folie, tandis que pour nous qui sommes sauvés, c’est la puissance de Dieu » (1 Co 1, 18).
À ce sujet, on doit encore considérer que c’est pour une raison providentielle semblable à celle par laquelle le Fils de Dieu fait homme a voulu endurer en lui-même toutes sortes d’infirmités, qu’Il a voulu que ses disciples, qu’Il a constitués ministres du salut humain, fussent méprisés et rejetés dans le monde. C’est pourquoi Il n’a pas choisi des lettrés ou des nobles, mais des illettrés et des hommes d’humble condition, des pauvres, des pêcheurs. Et, les envoyant pour procurer le salut aux hommes, il leur ordonna de rester pauvres (cf. Lc 9, 3), d’endurer les persécutions (cf. Mt 5, 10 ; Mc 10, 30) et les outrages jusqu’à subir la mort au nom de la vérité (cf. Mt 24, 9). Il agit de cette sorte pour que leur prédication ne parût pas mêlée de quelque bénéfice terrestre, afin que le salut du monde fût attribué non pas à la sagesse et à la puissance humaines mais à celles qui viennent de Dieu. Voilà pourquoi la puissance divine, agissant admirablement en eux, ne fit nullement défaut en ces choses, qui cependant parurent abjectes aux yeux du monde.
Cela était en outre nécessaire à la réparation du genre humain, pour que les hommes apprissent à ne pas placer orgueilleusement leur confiance en eux-mêmes mais en Dieu. La perfection de la justice humaine exige en effet que l’homme se soumette totalement à Dieu, qu’il espère de lui tous les bienfaits à obtenir et qu’il reconnaisse que de lui viennent toutes les choses qu’il a déjà reçues. Les disciples du Christ ne pouvaient donc être mieux préparés à mépriser les biens présents de ce monde et à supporter n’importe quelles adversités jusqu’à la mort que par la passion et la mort du Christ. C’est la raison pour laquelle il dit lui-même dans l’Évangile de saint Jean : « S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi » (Jn 15, 20).
Pour finir, il faut encore considérer que l’ordre de la justice exige qu’une peine soit infligée en réparation du péché. Il apparaît en effet clairement dans les jugements humains que les actions commises injustement sont ramenées à la justice dans la mesure où le juge, à celui qui a perçu des biens d’autrui plus qu’il ne devait en recevoir, retire ce que celui-ci a de plus pour les donner à celui qui en avait moins. Or quiconque s’abandonne à sa volonté plus qu’il ne le devrait commet un péché, puisqu’en effet, pour accomplir sa volonté, il transgresse l’ordre de la raison et de la loi divine. Pour que l’ordre de la justice soit rétabli, il convient de détourner cette volonté de ce qu’elle veut ; cela se fait lorsque le coupable est puni, ou bien en lui retirant les biens qu’il désire, ou bien en lui infligeant des peines qu’il refuse d’endurer.
Quelquefois cette restauration de la justice par l’application de la peine se fait selon la volonté de celui qui est puni, lorsque le coupable assume lui-même la peine en vue d’être justifié ; quelquefois elle se fait contre le gré du coupable, et dans ce cas, lui-même ne se trouve pas justifié, mais la justice est accomplie en lui. Or le genre humain tout entier était sujet au péché ; il fallait donc, pour le justifier, que survînt une peine qu’un homme assumât de son plein gré pour satisfaire à l’ordre de la justice divine.
Or il n’y avait pas d’homme assez pur pour pouvoir, en assumant volontairement une peine, satisfaire suffisamment à Dieu, pas même pour son péché propre, bien moins encore pour celui de tous. Lorsqu’en effet l’homme pèche, il transgresse la loi de Dieu. Et pour autant, il fait injure à Dieu, dont la majesté est infinie. Or la gravité d’une injure se mesure à la grandeur de celui à qui elle est faite ; il est en effet manifeste que l’injure est jugée plus grave si quelqu’un frappe un soldat que s’il frappe un paysan, et elle l’aurait été plus encore s’il avait frappé un roi ou un prince ; aussi le péché commis contre la loi divine constitue en quelque sorte une injure infinie.
Il faut en plus considérer que la valeur de la réparation est aussi estimée en fonction de la dignité de celui qui l’accomplit. Une seule parole de demande de pardon de la part d’un roi pour la réparation due à une injure est jugée comme ayant plus de valeur que si quelqu’un d’autre fléchissait le genou, ou se présentait nu, ou s’humiliait d’une manière quelconque pour satisfaire à celui qui a subi l’injure. Or aucun homme pur ne possédait cette dignité infinie qui lui permît d’accomplir une satisfaction valable en réparation de l’injure commise contre Dieu. Il fallait donc qu’il y eût un homme d’une dignité infinie qui subît une peine pour tous et satisfît ainsi convenablement pour les péchés du monde entier. Voilà pourquoi le Verbe unique de Dieu, vrai Dieu et Fils de Dieu, assuma la nature humaine et voulut souffrir la mort en elle pour purifier tout le genre humain en donnant satisfaction pour le péché. C’est pour cette raison que Pierre dit : « Le Christ a souffert une fois pour nos péchés, lui juste pour des injustes, afin de nous offrir à Dieu » (1 P 3, 18).
Il n’était donc pas convenable, comme pourtant ils l’estiment, que Dieu guérît les péchés humains sans satisfaction, il n’était pas non plus convenable qu’Il ne permît pas à l’homme de tomber dans le péché. La première affirmation ne tient pas compte de l’ordre de la justice divine ; la seconde s’oppose à celui de la nature humaine, selon lequel l’homme est doué d’une volonté libre, capable de choisir le bien ou le mal. Il appartient en outre à la providence de respecter et non pas de détruire l’ordre des choses. En cela donc s’est manifesté au plus haut degré la sagesse de Dieu qui a maintenu intact l’ordre de la nature et celui de la justice et a cependant procuré miséricordieusement à l’homme le remède de salut par l’incarnation et la mort de son Fils.
- Bien sûr, sur ce blog, en tant que Protestants réformés, nous rejetons les chapitres sur l’eucharistie et le Purgatoire. C’est pourquoi nous ne publierons pas les chapitres qui y sont consacrés.[↩]
- Cf. SENT. III, d. 20, a. 1, qc. 3 et a. 4, qc. 2 ; CG IV 55 ; QL II 2 ; ST III, q. 40, a. 3, q. 46, a. 1-4 et q. 50, a. 1 ; CT I 227.[↩]
- Une institut d’étude catholique qui propose des formations en philosophiques et en théologie pour découvrir Thomas d’Aquin. On trouve toutes ou quasiment toutes les œuvres de Thomas gratuitement en ligne sur leur site.[↩]
- Cf. CG II 23.[↩]
- Cf. CG IV 54.[↩]
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