L’espoir du symbolisme
18 janvier 2022

L’homme est ce qu’il mange. Pour Alexandre Schmemann, théologien orthodoxe du siècle précédent, il n’y a aucun doute : l’homme est un « être affamé, et le monde entier sa nourriture1 ». Il doit manger la terre pour pouvoir prospérer et dominer.

L’homme doit manger pour vivre ; il doit introduire le monde dans son corps et le transformer en lui-même, en chair et en os. Il est ce qu’il mange, et le monde entier lui est offert comme une vaste table de festin.

Ibid.

Les Écritures ne nous autorisent pas à divorcer le sacré du profane. Elles le prouvent notamment dans l’alimentation de l’homme : « Dans la Bible, la nourriture que l’homme mange, le monde auquel il doit participer pour vivre, lui est donné par Dieu, et il est donné pour communier avec lui2. » Elle nous présente le monde comme la nourriture de l’homme mais se garde de le considérer comme une réalité purement matérielle. Dieu donne le monde à l’homme et l’utilise comme un moyen de révélation. Il désire que l’homme le connaisse et soit en communion avec lui par ce don d’amour. « Dieu bénit tout ce qu’il crée et, en langage biblique, cela signifie qu’il fait de toute la création le signe et le moyen de sa présence et de sa sagesse, de son amour et de sa révélation : “Goutez et voyez combien le Seigneur est bon3 !”

Tout ce qui vit existe en se nourrissant mais l’homme est la seule créature qui a faim de Dieu. Lui seul peut et doit répondre à la bénédiction de Dieu par une bénédiction. Sa rationalité et sa spiritualité le distinguent des autres créatures car elles l’orientent vers cette bénédiction. Elles le mènent à connaître le sens de sa soif et de sa faim. Il est le prêtre de la création :

Il se tient au centre du monde et l’unifie quand il bénit Dieu, quand il reçoit le monde de sa part et qu’il lui offre en retour. En remplissant le monde de cette eucharistie, il transforme sa vie, celle qu’il reçoit du monde, pour la vivre en Dieu, en communion avec lui. Le monde a été créé pour être la « matière », le fondement d’une eucharistie universelle, et l’homme a été créé pour être le prêtre de ce sacrement cosmique.

Ibid., 15.

Un monde opaque

Mais avec et après la Chute, l’homme a failli à son rôle de prêtre. Pour Schmemann, ce drame est une histoire de nourriture. Le fruit défendu n’était pas offert comme un cadeau à l’homme, il n’offrait qu’une communion avec lui-même et non avec Dieu. « Il est l’image du monde aimé pour lui-même, et sa consommation est l’image de la vie considérée comme une fin en soi4. » Ainsi, au lieu d’aimer le monde comme transparent, l’homme l’a désiré comme une fin en soi, comme opaque. Il a échoué à être eucharistique.

La dépendance naturelle de l’homme à l’égard du monde était destinée à se transformer constamment en communion avec Dieu, en qui est toute vie. L’homme devait être le prêtre d’une eucharistie, offrant le monde à Dieu, et dans cette offrande il devait recevoir le don de la vie. Mais dans le monde déchu, l’homme n’a pas le pouvoir sacerdotal de le faire. Sa dépendance au monde devient un circuit fermé, et son amour est dévié de sa véritable direction. Il aime toujours, il a toujours faim. Il sait qu’il est dépendant de ce qui le dépasse. Mais son amour et sa dépendance ne se réfèrent qu’au monde en soi […] Lorsque nous considérons le monde comme une fin en soi, tout devient lui-même une valeur et perd par conséquent toute valeur, car c’est seulement en Dieu que se trouve le sens (la valeur) de toute chose, et le monde n’a de sens que lorsqu’il est le « sacrement » de la présence de Dieu.

Ibid., 17.

Tragiquement, l’homme

ne sait pas que sa respiration peut être communion. Il ne réalise pas que se nourrir peut, au-delà du besoin physique, consister à recevoir la vie de Dieu. Il oublie que le monde, son air ou sa nourriture ne peuvent pas apporter la vie par eux-mêmes, mais seulement s’ils sont reçus et acceptés pour l’amour de Dieu, en Dieu et comme porteurs du don divin de la vie. Par eux-mêmes, ils ne peuvent produire que l’apparence de la vie.

Ibid.

En effet, si le monde se coupe du divin, source de vie, il devient un monde mourant. Il perd sa valeur, offerte par le sacrement de la présence de Dieu et ne peut plus nourrir l’homme. Ce dernier « a perdu la vie eucharistique, il a perdu la vie de la vie elle-même, le pouvoir de la transformer en Vie. Il a cessé d’être le prêtre du monde et en est devenu l’esclave3. »

Quelques Tentatives

Pour compenser cette perte de sacerdoce l’homme a éprouvé différents types de vie. Parce qu’il n’a pas compris ce qui a été perdu, mais en a seulement ressenti les conséquences, il a lutté pour trouver des solutions. La tentation de la vie religieuse d’abord. C’est la proposition d’« un monde en soi, qui existe en dehors du monde séculier et de sa vie5 », d’une sortie de la confusion, de la frustration et de la précipitation de cette vie. Par cette vie religieuse, nous invitons les êtres rationnels à

pénétrer dans le sanctuaire intérieur de son âme et d’y découvrir une autre vie, de profiter d’un « banquet spirituel » amplement pourvu de nourriture spirituelle. Cette nourriture spirituelle l’aidera. Elle l’aidera à retrouver la paix de l’esprit, à supporter l’autre vie, séculaire, à en accepter les tribulations, à mener une vie saine et plus dévouée, à « garder le sourire » d’une manière profonde et religieuse.

Ibid.

Cette réponse peut s’exprimer différemment, en fonction de sa position sur le spectre délimité par un mysticisme populaire et des théories et pratiques mystiques ésotériques plus sérieuses. Mais le résultat est le même puisque ce type de vie « rend insignifiante la vie séculaire, celle du manger et du boire, et lui enlève toute signification réelle, sauf celle d’être un exercice de piété et de patience3 ».

Avec la Chute, « le monde a cessé d’être le sacrement de l’amour et de la présence divine, et est devenu la “nature” ». Ainsi, la religion exercée dans ce monde se transforme en « une transaction organisée avec le surnaturel ». Le prêtre devient ainsi un négociateur, un médiateur entre deux états de la réalité6. Cette réduction du rôle de l’homme fait croire à la transformation du profane (religieusement vide ou neutre) en sacré lorsqu’il est béni. Cette compréhension non seulement est loin d’être un défi pour l’homme religieux, mais elle fait même partie de ses causes. En effet,

elle rend le monde profane, c’est-à-dire précisément séculier, au sens le plus profond de ce terme : comme totalement incapable de toute communication réelle avec le Divin, de toute transformation et transfiguration véritables. N’ayant rien à révéler sur le monde et la matière, sur le temps et la nature, cette idée et cette expérience du culte ne « dérangent » rien, ne questionnent rien, ne remettent rien en cause, ne sont en fait « applicables » à rien. Elles peuvent donc « coexister » pacifiquement avec toute idéologie laïque, toute forme de laïcité.

Ibid., 132-133.

Pour d’autres, il faut rechercher la meilleure vie du monde. L’accent spiritualiste est ici supplanté par la posture militante, qui croit en une Église dont la mission est d’abord l’action.

De ce point de vue, le christianisme a tout simplement perdu le monde. Et il faut le récupérer. La mission chrétienne consiste donc à rattraper une vie qui s’est égarée. L’homme « mangeur » et « buveur » est pris très au sérieux, presque trop au sérieux. Il constitue l’objet quasi exclusif de l’action chrétienne, et nous sommes constamment appelés à nous repentir d’avoir passé trop de temps dans la contemplation et l’adoration, dans le silence et la liturgie, de ne pas nous être suffisamment occupés des problèmes sociaux, politiques, économiques, raciaux et de tous les autres problèmes de la vie réelle.

Ibid., 13.

Comme pour la première, cette solution n’est pas propre au christianisme. Tout individu et toute partie de cette société peut tomber dans ce piège ; une vie militante n’est pas l’apanage du christianisme, ni même d’une religion. Mais qu’est-ce qui vient après la réalisation de ces objectifs pratiques ? Lorsque nous les atteignons, nous constatons que la fin ne nous est pas présentée. Alors que nous attendions une parousie, rien ne vient rompre le silence. Nos luttes concrètes, plus proches du comportement animal (le manger et le boire) ou plus nobles (la liberté et la justice), semblent nous faire vivre mais une question existentielle ne tarde pas à se poser : « Qu’est-ce que c’est ? Quelle est la vie de la vie elle-même ? Quel est le contenu de la vie éternelle3 ? » Nous percevons que nos actions ont besoin d’être ancrées dans un sens ultime. Ainsi, comme pour la solution spirituelle, la solution militante se heurte à une dichotomie entre la religion et la vie. « Que nous “spiritualisions” notre vie ou que nous “sécularisions” notre religion, que nous invitions les hommes à un banquet spirituel ou que nous les rejoignions simplement au banquet séculier, la vraie vie du monde, pour laquelle on nous dit que Dieu a donné son Fils unique, reste désespérément hors de notre portée religieuse3. »

La sécularisation fait partie de ce genre de tentative. Pour Schmemann, elle est une hérésie. La laïcité est un bâtard du christianisme, fruit d’une union illégitime. En fait, elle provient d’une désunion illégitime, la croyance et la déclaration

que ce qui est « mystique » ou « symbolique » n’est pas réel, alors que ce qui est « réel » n’est pas symbolique. Ce fut, en fait, l’effondrement du mystère chrétien fondamental, le « maintien » antinomique de la réalité du symbole avec le symbolisme de la réalité. Ce fut l’effondrement de la compréhension chrétienne fondamentale de la création par sa sacramentalité ontologique.

Ibid., 129.

Ainsi, la sécularisation est avant tout une négation du culte, elle nie l’homme comme être adorant, comme homo adorans. L’homme « est celui pour qui le culte est l’acte essentiel qui à la fois “fonde” son humanité et l’accomplit7 ». Un séculariste moderne nie la sacramentalité de l’homme et du monde. Sacramentel signifie que « le monde, que ce soit dans sa totalité comme cosmos, ou dans sa vie et son devenir comme temps et histoire, est une épiphanie de Dieu, un moyen de sa révélation, de sa présence et de sa puissance3 ». Il parle de Dieu et est un moyen à la fois de connaissance de Dieu et de communion avec lui. Ainsi, la sécularisation est l’un des phénomènes de notre histoire qui perpétue la perte du sacerdoce en l’homme. Pour un séculariste, le monde contient en lui-même son sens. Il est même capable de croire certaines choses sur Dieu et sa relation avec le monde :

Il peut reconnaitre qu’en Dieu se trouve le sens, l’origine du monde et les lois qui le régissent. Il peut même admettre sans difficulté la possibilité d’une intervention de Dieu dans l’existence du monde. Il peut croire à la vie après la mort et à l’immortalité de l’âme. Il peut rapporter à Dieu ses aspirations ultimes, comme une société juste, la liberté et l’égalité de tous les hommes. En d’autres termes, il peut « référer » son sécularisme à Dieu et le rendre « religieux » — l’objet de programmes ecclésiastiques et de projets œcuméniques, le thème des assemblées de l’Église et le sujet de la « théologie ».

ibid., 124.

Mais cela ne signifie pas que sa position fondamentale sur la sacramentalité du monde soit modifiée. L’épiphanie reste rejetée et toute explication et finalité restent immanentes à ce monde. Il continue de refuser « l’intuition primordiale que tout en ce monde et le monde lui-même non seulement ont la cause et le principe de leur existence ailleurs, mais sont eux-mêmes la manifestation et la présence de cet ailleurs, et que c’est bien là la vie de leur vie, de sorte que déconnecté de cette “épiphanie” tout n’est que ténèbres, absurdité et mort3 ».

Retrouver le symbolisme

Le sacré et le profane ont été séparés, l’invisible et le visible ont été disjoints, l’absolu a divorcé du particulier. Mais les solutions proposées ne sont pas satisfaisantes, elles ne parviennent pas à répondre au problème rencontré dans notre modernité. En fait, chacune d’entre elles ne parvient qu’à rapiécer une partie des déchirements de la dichotomie. La vie religieuse met l’accent sur le sacré, l’invisible et l’absolu tout en dénigrant la vie de ce monde de ce côté-ci de l’eschaton. D’autre part, la meilleure vie du monde cherche à améliorer la vie présente sans recourir à la transcendance. Elle poursuit ce qui a créé l’opacité de ce monde, en considérant cette vie comme une fin en soi. Pas de place pour la contemplation, mais une activité permanente avec le profane, le visible, le particulier. Bref, la dichotomie demeure et le monde cherche ce qui va y mettre fin. Une soif se crée alors, notre société moderne et la religion cherchent des symboles :

Si, aujourd’hui, on entend si souvent parler de la nécessité de « nouveaux symboles », si le symbole et le symbolisme sont l’objet d’études et de curiosité dans des cercles qui n’ont rien en commun, c’est parce que l’expérience fondamentale qui sous-tend tout cela est celle d’une perturbation et d’une rupture complètes de la « communication », de l’absence tragique d’un « principe unitif » qui aurait le pouvoir de rassembler et de maintenir ensemble les facettes brisées et atomisées de l’existence et de la connaissance humaines. Et c’est ce principe unitif, dont l’absence est si fortement ressentie et dont la recherche domine la pensée moderne, qui reçoit le nom de symbole. Ses connotations sont à la fois cognitives et participatives, car sa fonction est de réunifier la connaissance ainsi que l’existence en les réunissant l’une à l’autre. On ne sait pas ce qu’est ce symbole, mais ce qu’on en espère est en effet beaucoup plus proche de l’idée et de l’expérience patristiques du symbole que de celles de l’époque post-patristique, et c’est pourquoi il joue le rôle de passerelle.

Ibid., 147.

Aujourd’hui, un dualisme règne. Il sépare ce qui est uni, il dissocie la connaissance de l’existence. Il a fallu la frappe d’une objectivation du monde pour permettre cette conquête. Le sujet s’est isolé de la vie, considéré dans un environnement stérilisé où aucune tache de l’existence ne peut interférer. Cela afin d’observer. De cette observation, émerge une connaissance rationalisée. On veut comprendre les moindres recoins de ce qui est observé sans laisser de place au mystère. Tout doit être expliqué et, dans ce but, l’incertitude, le dynamisme de l’existence ne doivent pas entrer en ligne de compte. Les conditions doivent être réunies pour que l’observation pure ait lieu et que la connaissance règne. Divide et impera.

Mais il est temps que ce règne prenne fin. L’hégémonie de la connaissance stérilisée ne peut en effet joindre les différents niveaux de réalité. La richesse de la vie ne peut s’exprimer si l’existence est effacée, et ne peut donc entraîner l’observable dans la profondeur du sens. Le pont entre le visible et l’invisible ne peut être construit. De nombreux ponts ont été jetés, mais sans succès. Ils n’ont pas uni l’existence et la connaissance et n’ont donc pas pu joindre les différents niveaux de réalité. Ils ont l’air de fonctionner, mais sans avoir nécessairement une explication immédiate ; nous percevons qu’ils ne remplissent pas leur rôle. Ils ne sont que des simulacres d’unité, des coquilles vides. Ce sont de faux symboles. Si nous suivons attentivement Schmemann dans son explication de l’origine du sécularisme suite à la perte du vrai symbolisme par le christianisme et ensuite par le monde, nous pouvons montrer que le symbolisme a encore sa place dans notre monde. C’est lui qui peut unir le sacré au profane, l’invisible au visible, l’universel au particulier. Un vrai symbole accorde à la réalité la participation, l’entrée et la connaissance, nécessaires à l’union de deux mondes.

Prendre part

Un symbole est un mode de présence et d’opération. Il ne transmet pas une simple information mais transporte l’existence. Il n’est pas là pour indiquer mais il prend soin de transporter dans un autre niveau de réalité. Il ne fonctionne pas comme un signe, comme un simple référent, dont la plus grande noblesse est de simplement indiquer. Le signe est l’outil privilégié de la modernité qui peut l’utiliser sans l’user car il est une source d’information sur une réalité inépuisable. Au contraire, le symbole est une participation.

Car c’est la nature même du symbole que de révéler et de communiquer l’ « autre » comme étant précisément l’ « autre », la visibilité de l’invisible comme étant invisible, la connaissance de l’inconnaissable comme étant inconnaissable, la présence du futur comme étant futur. Le symbole est un moyen de connaissance de ce qui ne peut être connu autrement, car la connaissance dépend ici de la participation – la rencontre vivante avec et l’entrée dans cette « épiphanie » de la réalité qu’est le symbole.

Ibid., 141.

Le symbole rend présent ce qu’il signifie, son mode de révélation est participatif. C’est ce qui permet à Schmemann d’oser parler d’une épiphanie de la réalité. Le symbole incarne la réalité qu’il veut partager et il se présente à nous pour que nous puissions participer à cette réalité. Il propose une union plutôt qu’un échange d’informations. Incapable de rester en dehors de deux réalités, il se permet de les unir intimement.

Dans la tradition, et ceci est d’une importance capitale, la relation entre le signe dans le symbole (A) et ce qu’il « signifie » (B) n’est ni simplement sémantique (A signifie B), ni causale (A est la cause de B), ni représentative (A représente B). On a appelé cette relation une épiphanie. « A est B » signifie que l’ensemble de A exprime, communique, révèle, manifeste la « réalité » de B (mais pas nécessairement la totalité de celle-ci) sans pour autant perdre sa propre réalité ontologique, sans se dissoudre dans une autre « res » [chose].

Ibid.

Voilà ce que signifiait le symbole à l’origine. La notion de symbole vient de la Grèce antique et se traduit par la signification de symbolon, « rassembler ». Il est issu d’une pratique sociale liée à l’hospitalité. Lorsque les grecs de l’Antiquité exerçaient l’hospitalité, « une relation de dépendance mutuelle, de réciprocité, » prenait forme8. Cette relation était rendue visible par le bris d’un morceau d’argile et l’attribution à chaque partie d’un fragment. L’emboîtement, unique, de ces deux fragments montrait qu’une relation d’hospitalité avait eu lieu entre les deux hommes. Les participants n’avaient qu’à réunir leur morceau pour témoigner de leur lien. Ces preuves sociales étaient même transmises aux descendants pour permettre la persistance de cette relation.

Le symbole était le moyen de rendre visible un lien social. Cette relation est difficile à percevoir au-delà du moment où deux consciences s’engagent dans une dépendance mutuelle. Si ce moment d’union peut disparaître dans le flou et le flux des souvenirs, il est nécessaire de le rendre visible ici et maintenant.

Dès que les relations sociales deviennent un peu plus compliquées et abstraites, elles ne sont plus régulièrement visibles. Alors un des grands problèmes des sociétés humaines c’est de rendre le lien social visible, de l’objectiver. On met un uniforme aux gendarmes, on met une couronne au roi et on met une alliance aux gens mariés pour assurer la visibilité du social.

Ibid.

Ainsi, le symbolique et le social se fécondent mutuellement. Le symbole nous rappelle l’existence du social tandis que le social soutient la signification du symbole. Si le social n’est plus pertinent, le symbole devient prétention, fausse représentation. Il n’y a plus de participation et le symbole est réduit à jouer le rôle d’illustration. Le réel est sorti du monde que le symbole apportait avec lui. Le mondain du symbole antique était la source du monde auquel le symbole appartient.

Pénétrer

Le symbole original était également utilisé pour garantir les contrats. En définissant les limites appropriées entre les différentes parties impliquées dans un accord, le symbole protégeait le respect du contrat :

D’autre part, il s’agit de garantir les contrats. Chez les Grecs, le lien d’hospitalité avait un caractère sacré, l’hôte qui recevait était obligé de garantir la vie et la sécurité de celui qui était reçu. L’hospitalité était une relation de sauvegarde, pas seulement une relation qui consiste à donner un verre d’eau ou un morceau de pain, le gîte et le couvert comme on dit, qui fait bien partie de l’hospitalité, mais c’était plus fondamentalement une relation de protection contre la violence, car l’étranger est un homme isolé, c’est celui qui n’a plus avec lui son groupe pour le défendre. Cette relation de sauvegarde et de protection de la vie de l’autre est encore très vivante dans certains pays où l’État est faible ou inexistant, où on n’a pas confiance dans la police. Dans la culture arabe par exemple, l’hospitalité a gardé beaucoup de son caractère sacré et il y a plein d’histoires où le meurtrier d’un membre du clan, par erreur va demander l’hospitalité à un membre du clan de celui qu’il a assassiné et où le membre du clan de la victime accueille le meurtrier, n’y touche pas, lui donne l’hospitalité comme il se doit. Une fois qu’il est sorti de la maison, qu’il a franchi la limite, là il n’est plus sous sa protection et son sang devient halal, c’est-à-dire il est autorisé, alors qu’avant il était haram, sacré au sens d’interdit, protégé.

Ibid.

Le symbole marque les bonnes limites, celles que les participants au symbole ne doivent pas franchir. Le lien qu’il crée ne peut exister qu’avec des frontières qui définissent quels sont ses participants. Nous devons savoir qui est impliqué dans cette participation, et pas seulement lorsque le lien social est engagé, mais tout au long du processus. En effet, « si je suis tout et n’importe quoi, je n’ai besoin de personne » et, par conséquent, je n’ai pas besoin de m’engager dans une participation avec un autre9. Mais le symbole définit aussi les limites de cette participation. Par sa visibilité, les frontières d’un monde invisible sont délimitées. À partir du symbole, le sacré est perçu.

En outre, la visibilité du symbole dans sa signification originale fonctionnait par analogie. Quelle meilleure façon de représenter une participation ? La relation entre les deux morceaux d’argile est une transposition visible de la relation entre les deux hommes : « une relation intentionnelle d’emboîtement, d’accord ou d’alliance9 ». Le symbole fait référence à l’invisible et permet d’y participer par le biais du visible. Il offre un nouveau monde imperceptible. Le symbole manifeste non seulement la relation mutuelle entre chaque partie, mais aussi entre chaque partie et le nouveau monde qu’il porte en lui.

Le Soldat et jeune fille riant, Johannes Vermeer, autour de 1657

Le Soldat et jeune fille riant de Johannes Vermeer illustre bien cette introduction dans un nouveau monde. Le chapeau que porte l’officier dans ce modeste tableau est une porte d’entrée insoupçonnée dans le monde hollandais du XVIIe siècle. En effet, cet immense couvre-chef est fait de peau de castor d’Amérique du Nord. Fruit des premiers échanges commerciaux entre l’Europe et l’Amérique, plus subtil que la carte en arrière-plan du tableau, ce chapeau symbolise la mondialisation naissante. Ce fut la joyeuse découverte de Timothy Brooks :

Il me sembla alors que le chapeau reflétait mieux que la carte les mouvements du moment. La logique du Chapeau de Vermeer s’est soudain mise en place. Le chapeau n’était plus seulement un objet décorant un tableau hollandais, mais une porte ouvrant sur un monde plus vaste qui n’attendait pas d’être découvert, mais qui était là depuis toujours. Une fois que nous commençons à considérer les peintures de Vermeer sous cet angle, elles révèlent la présence du monde dans le Delft du XVIIe siècle d’une manière qui peut nous surprendre – mais pas Vermeer, je pense. C’était son monde, après tout.

Jonathan Janson, “An Interview with Timothy Brook” (Décembre 2007) sous http://www.essentialvermeer.com/interviews_newsletter/brook_interview.html.

De plus, comme le souligne brillamment le documentaire « Le monde dans un tableau – Le chapeau de Vermeer », cet accessoire condense non seulement l’expansion des transports commerciaux mais aussi, plus indirectement, la naissance de la Bourse d’Amsterdam et même le premier krach de l’histoire provoqué par une spéculation sur les tulipes10.

Le symbole est ainsi une condensation du temps et de l’espace. Différents temps et événements qui leur sont attachés sont réunis en un seul représentant visible. Le symbole attend d’être dilaté, pour révéler la richesse qu’il contient. Tout un monde d’espace et de temps se trouve dans le « rassemblement » du symbole, un autre niveau de participation.

Connaître

Dans la tradition primitive de l’Église, le rapport entre le signe et le symbole était une épiphanie : « “A est B” signifie que l’ensemble de A exprime, communique, révèle, manifeste la “réalité” de B (mais pas nécessairement la totalité de celle-ci) sans toutefois perdre sa propre réalité ontologique, sans se dissoudre dans une autre “res11”. » Schmemman regrette le changement opéré par notre modernité dans cette relation entre le A et le B, entre le signe et le signifié. Elle a réduit la connaissance à la connaissance rationnelle ou discursive et, ainsi, a évincé la compréhension traditionnelle du symbole. Le symbole comme connaissance de est mort, le symbole comme connaissance à propos de règne.

Il peut être une révélation sur la « res » [chose], mais pas l’épiphanie de la « res » [chose] elle-même. A peut signifier B, ou le représenter, ou même, dans certains cas, être la « cause » de sa présence ; mais A n’est plus considéré comme le moyen même de la « participation » à B. La connaissance et la participation sont maintenant deux réalités différentes, deux ordres différents.

Ibid., 142.

Un aplatissement s’est produit. La connaissance ne veut plus s’élever, mais désire se diversifier. Privée d’épiphanie, elle ne peut que rechercher un simulacre de richesse. L’expansion est désormais horizontale mais reste avide d’acquisitions. Ne pouvant dépasser les limites qu’elle s’est elle-même imposées, la connaissance doit se contenter de ce qui peut être mesuré, compté, analysé et expliqué. Manipuler la réalité ne requiert plus de prudence. Elle peut être bousculée, malaxée, transformée, échangée sans craindre d’en altérer le sens profond

Nous sommes loin de la prudence de nos Pères. Le premier d’entre eux, Augustin, incarne cette sagesse lorsqu’il cherche à connaître la réalité, à en trouver le sens le plus profond. Dans son De genesi ad litteram, il distingue trois différents types de vision humaine. La première est la vision corporelle qui est le « degré de perception des choses physiquement présentes ». Vient ensuite la vision spirituelle qui « est le souvenir d’objets qui ne sont pas présents au moment de la perception, et qui sont décrits verbalement ou qui résident dans la mémoire ». Elle est perçue par des signes. Enfin, la vision intellectuelle est la perception d’entités abstraites par une intuition de l’esprit. Cette vision nous conduit à la vue et à la compréhension de l’amour lui-même12. Ainsi, la connaissance humaine ne se réduit pas à un seul type de vision, elle peut se déployer sur trois niveaux, reliés les uns aux autres. Le deuxième niveau augustinien semble correspondre à la finalité du symbolisme, comme union du niveau inférieur et du niveau supérieur.

Le poète américain Walt Whitman (1819-1892) se comporte comme un augustinien lorsqu’il aborde la connaissance de ce monde dans son poème When I Heard the Learn’d Astronomer. Ecœuré par la connaissance à propos de, il trouve satisfaction dans la connaissance de :

Quand j’eus entendu parler le savant astronome,
Quand les preuves, les calculs, furent alignés en colonnes devant moi,
Quand on m’eut montré les graphiques, les diagrammes, pour les additions, divisions et autres mesures,
Quand de mon banc j’eus entendu le savant astronome finir sa conférence sous les applaudissements de l’auditoire,
J’éprouvai tout à coup inexplicablement une nausée, une lassitude,
Et m’éclipsant sans bruit m’en allai dehors tout seul,
Dans l’air de la nuit humide et mystérieux, et de temps à autre,
Levai les yeux dans un silence total en direction des étoiles.

Walt Whitman, Feuilles d’herbe, trad. Jacques Darras, (Paris : Gallimard, 2004), 373.

Parce qu’un symbole est une participation, une entrée et une véritable connaissance, il peut dessiner un chemin de réconciliation. Par lui, la connaissance et l’existence peuvent se retrouver. Il peut se présenter comme celui qui sauvera notre monde du divorce proposé par notre modernité. Mais ce n’est pas seulement à cet épisode de l’histoire que le symbole peut répondre. Il opère à la racine et réconcilie le sacré et le profane, l’invisible et le visible, l’absolu et le particulier. Le sacerdoce humain est restauré et la sacramentalité du monde aussi.

La nature n’est que l’image, le symbole ; mais c’est le symbole que l’Écriture m’invite à adopter. Nous sommes appelés à traverser la nature, à la dépasser, à pénétrer dans cette splendeur qu’elle reflète ponctuellement. Et là, dans l’au-delà de la Nature, nous mangerons de l’arbre de vie. Aujourd’hui, si nous renaissons en Christ, la vie de l’esprit en nous prend sa source en Dieu lui-même. Mais la vie de l’âme, et plus encore celle du corps, procède de Dieu par de nombreux intermédiaires — au travers de nos ancêtres, de notre nourriture, des éléments.

C. S. Lewis, “The Weight of Glory,” Theology, Vol. 43, no. 257: 273.

Illustration de couverture : Jan Vermeer van Delft, Le Verre de vin, huile sur toile, 1658-1662 (Berlin, Gemäldegalerie).

  1. Alexander Schmemann, For the Life of the World: Sacraments and Orthodoxy (Crestwood, N.Y : St. Vladimir’s Seminary Press, 2004), 11.[]
  2. Ibid., 14.[]
  3. Ibid.[][][][][][][]
  4. Ibid., 16.[]
  5. Ibid., 12.[]
  6. Ibid., 93.[]
  7. Ibid., 118.[]
  8. Camille Tarot, Marie-Louise Martinez, et Amandine Denimal. « La Question Du Symbolique et La Querelle Du Sacré: Entretien Avec Camille Tarot, » Questions Vives Recherches En Éducation, no 28 (29 Décembre 2017).[]
  9. Ibid.[][]
  10. Le monde dans un tableau — Le chapeau de Vermeer, dirigé par Nicolas Autheman (Issy-les-Moulineaux: ARTE France, Paris : Schuch Productions), 2020.[]
  11. Life of the World, 141.[]
  12. William A. Dyrness, Reformed Theology and Visual Culture: The Protestant Imagination from Calvin to Edwards (Cambridge, UK ; New York : Cambridge University Press, 2004), 19.[]

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