La douzième séance du synode, marquée par le discours de Colani, ne parvient pas à retrouver son calme. Le débat sur la confession de foi continue à s’échauffer dans les déclarations suivantes, et semble de l’aveu général s’essouffler. Charles Bois, l’auteur de la déclaration qui sera votée, expose ses derniers arguments en réponse à Colani. (Bersier, Histoire du synode général…, t. 1, pp. 301-319).
M. Paris. — L’assemblée est évidemment fatiguée par ce débat prolongé. Il faut abréger nos réflexions ; cependant, je dois combattre la déclaration de M. Bois ; je lui reproche de prêter à l’équivoque, ce qui, aux yeux de cette assemblée, doit suffire à la condamner.
Elle parle de l’autorité souveraine des Écritures en matière de foi. Qu’est-ce que cette restriction, « en matière de foi ? » Je ne comprends que deux systèmes logiques : ou la théopneustie absolue, ou la Bible soumise comme un autre livre à l’examen de chacun. Comment distinguer les matières de foi ? La Bible est moins un livre qu’une bibliothèque d’écrits publiés en divers temps. Attribuez-vous la même valeur à ces livres ? Évidemment non. Vous distinguez entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Dans ces livres même, traitez-vous les faits historiques comme matière de foi ? De deux choses l’une, ou vous les couvrez de la sorte et alors vous les soustrayez au contrôle de la science, ou vous les examinez, et alors que devient votre autorité ? Je ne comprends pas le système bâtard que vous proposez.
D’ailleurs vous n’êtes pas d’accord sur l’autorité de l’Ecriture. Un savant professeur qui n’est pas ici et qui devrait y être, l’un des chefs de votre parti (allusion à M. Pédézert, professeur à la Faculté de Montauban) a écrit ceci : « La parole de Dieu est dans la Bible ; tout dans la Bible n’est pas parole de Dieu ; certains mots, certains passages, certains livres même sont utiles, ils ne sont pas divins. » Est-ce qu’une semblable manière de parler ne l’aurait pas fait exclure d’une Église soumise à votre confession de foi ?
M. Guizot a dit, et je l’en remercie, que vous ne songiez à exclure personne ; cette concession est toutefois bien légère si votre profession de foi devient obligatoire. Vous ne voulez exclure personne, mais vous allez avoir une majorité qui finira par nous traiter de parias.
Pour nous, nous avons reçu pour mandat d’éviter à tout prix le schisme et nous vous résisterons. Je comprendrais que vous nous disiez « le moment est venu pour vous de sortir » ; ce serait là un langage sincère ; si vous ne le tenez pas, il vous est interdit de chercher plus tard à nous fermer la bouche.
Quand vous aurez voté votre déclaration, les consistoires, les conseils presbytéraux, les fidèles diront s’ils l’acceptent ou s’ils la repoussent. Pour moi, je la repousserai. Le peuple protestant sait que après tout vous avez été élus au quatrième degré (Protestation, murmures prolongés ; le modérateur rappelle à l’orateur qu’il ne doit pas contester l’autorité du Synode) ; je dis que par suite de la nature de votre élection, vous ne pouvez songer à exclure personne ; croyez-vous d’ailleurs que nous ne nous soyons pas souvent demandé si ce n’était pas notre devoir de sortir ? Je l’ai cru un moment, mais après la perte de l’Alsace et de la Lorraine, en nous voyant amoindris, j’ai cru que nous devions nous unir pour résister d’une part au catholicisme, de l’autre à l’athéisme. Oui, il faut nous unir, et c’est du côté gauche que viennent dans ce Synode toutes les offres, toutes les tentatives de conciliation. Vous faites une œuvre équivoque, une œuvre ténébreuse. (Violents murmures ; le modérateur demande à l’orateur de retirer ce mot, il le retire.) L’Église jugera votre œuvre ; pour moi, délégué par des consistoires qui veulent l’union, je proteste contre le schisme. Oui, en face des Prussiens (Exclamations. Cris, de : Assez ! assez !), dans notre patrie épuisée, vous entrez dans une voie inextricable. (Assez !) — Comment, assez ! Je dis que c’est le schisme, que l’Église n’en veut pas ; pour nous, nous ne courberons pas la tête devant la majorité.
M. Bois. — Messieurs, il est un mot qui a retenti sans cesse à nos oreilles depuis que nous sommes assemblés, c’est celui de schisme ; chaque jour vous prononcez ce cri terrible et menaçant. Quand nous avons traité du mandat de ce Synode, vous avez crié : Schisme ! Quand nous avons défini son autorité : Schisme encore ! En vérité il semble que ce mot doive tenir lieu de toutes les raisons et justifier toutes les prétentions. Si nous décidons telle ou telle chose, schisme ! Si nous prétendons agir selon nos consciences, schisme ! Si nous ne faisons pas ce que vous voulez, schisme ! Toujours cette menace sur nos têtes. Cet argument me surprend quelque peu dans la bouche des hommes qui l’invoquent. Est-ce être libéral que de mettre l’union au-dessus de tout, au-dessus de la liberté, au-dessus de la vérité même ? Je croyais que le libéralisme consistait à faire le contraire, à vouloir tout d’abord fermement la liberté. Mettre l’unité au-dessus de tout, y rapporter tout, n’est-ce pas le principe même du catholicisme ? Comment ne pas s’étonner de trouver un pareil argument sur les lèvres des protestants libéraux ? (Applaudissements à droite.)
D’ailleurs, si nous avions à faire ici de la métaphysique, je pourrais vous demander quelle place vous faites à la liberté dans votre système. Dieu pour vous est tellement lié par la nature qu’il ne peut agir en dehors des lois où vous l’enfermez ; impossible pour lui de s’en affranchir. Vous lui refusez toute action surnaturelle. Quelle idée vous faites-vous donc de sa liberté ? Elle est absolument sacrifiée. (Très bien ! à droite.)
Et, pour entrer dans un autre domaine, je ne crains pas de vous demander quels sont ceux qui, dans le passé, ont toujours voulu mettre l’Église aux pieds de l’État, quels sont ceux qui nous proposent encore aujourd’hui… (Interruptions à gauche.)
M. Jalabert. — Vous passionnez le débat.
M. Mettetal, s’adressant à la gauche. — Vous n’avez cessé de nous dire que le gouvernement avait le dernier mot dans nos différends.
M. Colani. —Je demande la parole.
Le Modérateur. — Pas d’interruption.,
M. Clamageran. — Quoi ! vous laissez M. Mettetal nous interpeller et vous ne nous laissez pas répondre ?
Pendant plusieurs minutes, le tumulte est au comble. Nous distinguons la voix de M. Clamageran, qui parle du 2 décembre, de l’Empire, etc., etc. Le président se couvre. Quand le bruit est calmé, la discussion est reprise.
M. Bois. — On a beaucoup trop agité devant nous l’épouvantail du schisme ; on a sans cesse eu à la bouche le mot de liberté, et je viens de dire ce qu’on faisait de nos libertés. Mais il y a une liberté, du moins que vous réclamez sans aucune restriction : c’est la liberté du clergé… protestant.
Le clergé, par l’organe du pasteur, peut tout dire et tout faire, il peut prêcher aujourd’hui le contraire de ce qu’il prêchait hier, il peut affirmer et nier, lire ou ne pas lire les liturgies, attaquer ou défendre la foi, il est souverain : devant lui, les familles, les Églises restent muettes, désarmées, elles n’ont pas même le droit de protester. Eh bien ! qu’est-ce que cela, je vous le demande, si ce n’est l’omnipotence absolue du clergé, et la négation même du principe protestant ? (Applaudissements à droite.) Le contestez-vous ? Fixez-vous une limite quelconque à cette omnipotence ? Eh bien ! entre vous et nous ce sera alors une question de limite, mais cette limite, vous n’en avez rien dit jusqu’ici.
Je suis étonné d’ailleurs de cette insistance à nous représenter comme des schismatiques. Mais quels sont parmi nous ceux qui ont les premiers troublé, déchiré les Églises ? Qui a attaqué la foi des fidèles, qui nous a jetés dans l’agitation sans trêve où nous nous trouvons ? Qu’est-ce que votre système si ce n’est la division à l’infini ? Est-il vrai que selon vous il y aura autant de doctrines que de prédicateurs ; que Calvin, Socin, les panthéistes modernes pourront tour à tour être cités avec une égale approbation ? Et, si l’on se bornait à cette division dans l’enseignement ! Mais, au nom de quel principe l’empêcherez-vous de se traduire dans les actes du culte ? Vous baptisez au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, mais dans certaines Églises étrangères, on a déjà commencé à baptiser au nom du Père seulement.
Ailleurs, on a mutilé la liturgie de la sainte Cène, on en retranche l’idée du sacrifice. C’est, dans le culte lui-même, la division à l’infini. Notre confession des péchés que vous avez louée en termes si magnifiques, vous savez bien qu’on la mutile à son tour… Eh bien ! que voulez-vous qu’éprouve un de nos frères appelé à quitter son lieu de naissance et qui entre dans un temple appartenant à son Église ? Qu’y retrouvera-t-il de ses souvenirs et de ses habitudes ? Où seront pour lui les liens qu’il considérait comme sacrés ? Ces liens vous les aurez rompus, et pourtant vous avez sans cesse à la bouche le grand mot d’unité.
L’unité, dites-vous, doit être cherchée plus avant ; elle n’est pas dans les croyances ; elle est dans le sentiment religieux. Mais ne voyez-vous pas au contraire que c’est là, dans le sentiment intime, que naissent les conflits les plus cruels, les anxiétés les plus pénibles, les indignations les plus irrésistibles ? Voici une âme qui, à tort ou à raison, croit que le Christ est le Fils unique de Dieu, qui l’appelle son Sauveur ; l’on dit devant elle, l’on prêche ouvertement que le Christ n’est pas cela, qu’il est faillible et pécheur, qu’on a tort d’en faire une idole, et vous croyez que son sentiment religieux ne sera pas blessé dans ses fibres les plus délicates ? Mais c’est ce sentiment même qui souffrira, qui protestera, qui ne pourra plus se contenir. Et vous devez le comprendre, car enfin, nous ne serions plus des croyants, nous n’aimerions plus, si nous pouvions demeurer impassibles sous de pareilles attaques. Libre à vous de dire que ces conflits sont bons, qu’ils sont utiles. Nous ne le pensons pas.
Ah ! si l’Église était une école, ce serait le lieu naturel de la dispute et du conflit des opinions ; mais ce n’est pas pour disputer que nous y venons, c’est pour adorer, pour nous recueillir, pour nous édifier. Quand donc vous nous dites que l’unité doit être cherchée dans le sentiment, vous ne voyez pas que c’est dans le sentiment même que vous soulevez les plus douloureuses, les plus cruelles divisions.
Vous n’avez cessé de nous répéter qu’entre vous et nous il n’y a que des nuances, et nous vous avons entendu à cette tribune exposer une théorie d’après laquelle il n’y aurait en effet partout, d’un extrême à l’autre, que des degrés.
Un de mes amis me disait, au sortir d’une de nos séances : « Protagoras1 n’est pas mort, et nous l’avons entendu aujourd’hui. » (Rire prolongé.) Est-ce que toute vérité ne confine pas à une vérité moindre, et celle-ci à une erreur ? Est-ce que le bien ne confine pas à un bien moindre ? Est-ce que du vice à la vertu il n’y a pas une série d’imperceptibles nuances ? Ne peut-on, à propos de tout, demander où comméncent les limites ? Eh bien ! pour nous, il y a quelque chose qui s’appelle la vérité et quelque chose qui s’appelle l’erreur. Il nous est impossible d’accepter l’union des contraires. Si Jésus-Christ nous sauve, notre bonté naturelle est une erreur ; si Jésus-Christ est un homme faillible, le contraire est une erreur. Si le christianisme est une révélation surnaturelle de Dieu, il n’est pas l’effort suprême de l’esprit humain. D’une de ces théories à l’autre, il n’y a pas des nuances graduées, il y a opposition… Nous croyons qu’une chose est vraie, et nous la proclamons telle parce que nous la croyons vraie. Qu’on ne dise pas qu’il s’agit ici de majorité ou de minorité. Ces questions de nombre n’ont rien à faire ici ; quand nous serions minorité, nous parlerions comme nous avons parlé. (Très bien ! très bien !)
Défense de la déclaration de foi
Cela dit, je viens à notre déclaration de foi. Elle a été attaquée par M. Colani avec ce talent critique que je connaissais, que je redoutais d’avance ; il a développé, dans cette œuvre, toute son habileté ; je l’ai écouté avec la plus sérieuse attention. Eh bien ! quel a été son procédé ? Il a cherché à nous enfermer dans des solutions absolues. C’est la vieille méthode de tout ou rien. Soyez théopneustes ou dites que la Bible n’a aucune autorité. Affirmez la prédestination absolue ou niez la grâce. Méthode hautaine et commode mais qui se heurte à la réalité des choses ; c’est qu’en effet les questions sont complexes et n’admettent pas ces solutions tranchantes et sommaires.
Sur l’autorité des Écritures
M. Colani a cherché à nous embarrasser à propos de l’autorité souveraine des Écritures.
Eh ! je sais bien, et nous savons tous qu’il y a bien des manières d’entendre le mode de leur inspiration, mais il y a pour nous un fait qui domine tout ce débat ; nous affirmons qu’il y a une révélation surnaturelle de Dieu au sein de l’humanité, et que l’Écriture est le document inspiré de cette révélation. Est-ce équivoque ? Cela l’est si peu que vous vous garderez bien de signer cette déclaration, car vous savez ce qu’elle emporte. (Très bien !) Tous les livres de la Bible n’ont pas pour nous la même valeur. Le Lévitique ne fait pas autorité pour nous comme l’un des Évangiles. Pourquoi ? parce qu’il y a un progrès dans l’Écriture, de l’Ancien au Nouveau Testament, progrès attesté par l’Écriture même, parce que l’Ancien Testament doit s’expliquer par le Nouveau. Ne me dites pas qu’en acceptant l’autorité de l’Écriture, je proscris le libre examen. J’ai le droit de tout examiner ; c’est l’examen même qui m’amène à m’incliner devant la parole divine, mais s’il me conduisait à un résultat contraire, je ne m’appellerais plus chrétien.
On nous cherche querelle parce que nous avons employé les termes les plus simples, les plus populaires. Nous avons parlé du « Fils unique de Dieu, mort pour nos offenses, ressuscité pour notre justification. » Ah ! si nous avions voulu nous servir de la métaphysique chrétienne, quelles n’auraient pas été vos récriminations ! Avec quelle vigueur et avec quelle justice vous nous auriez reproché de faire ici une œuvre de théologiens et de ne pas parler le langage du peuple ! Les expressions dont nous nous sommes servis ont un sens assez clair et nous les avons assez expliquées pour que l’équivoque ne subsiste plus. Nous ne voulons pas dire plus ni moins que l’Écriture. Le Christ est Fils unique de Dieu ; nous affirmons par là sa divinité, sans vouloir entrer dans la question théologique de ses rapports avec le Père ; il est mort pour nos offenses, nous affirmons par là que son sacrifice a une valeur vraiment rédemptrice ; il est ressuscité pour notre justification. Ah ! M. Colani trouve cette expression si obscure que lui-même ne la comprend pas ; il a affirmé que le peuple ne la saisissait pas. Je lui demande pardon ; elle a un sens si simple que des milliers d’âmes la répètent avec reconnaissance. Elle affirme simplement ceci : que la résurrection de Jésus-Christ est le sceau divin mis sur son œuvre rédemptrice, la preuve qu’il nous a réellement justifiés. (Très bien ! très bien !)
Sur les doctrines chrétiennes
On nous a attaqués à propos de cette expression : les grands faits chrétiens. Et pourtant, quelle autre devions-nous employer, puisque à aucun degré nous n’avons prétendu décréter des doctrines ! On a dit : « Qu’est-ce qu’un fait chrétien ? » La réponse est facile. La conversion d’une âme est un fait chrétien. Le salut d’une âme est un fait chrétien. L’exaucement d’une prière est un fait chrétien. Dans chacun de ces actes intérieurs, nous croyons que la liberté de Dieu agit en tenant compte de la liberté de l’homme. Mais à côté de ces faits intimes, il y a les grands faits constitutifs du christianisme, le résurrection de Jésus-Christ par exemple, mais nous y reviendrons dans un moment.
M. Colani a fait devant vous une exégèse fort sommaire du Symbole des apôtres. Jésus-Christ, selon lui, n’est pas né d’une Vierge; il affirme que les deux évangiles qui l’attestent n’ont pas de valeur historique. Pourquoi ? Il n’a pas daigné nous le dire. Son affirmation ne me suffit pas. Il a ajouté : « Saint Paul l’ignore. » Oh ! le mot commode ! Ainsi donc on ignore tout ce dont on ne parle pas. Quelles conséquences ne tireriez-vous pas d’une telle méthode ? Que de grands croyants qui n’ayant pas parlé de tel ou tel fait vont être accusés de l’avoir ignoré ! Saint Paul n’a pas mentionné ce fait, mais on peut dire que tout son système repose là-dessus.
Vous nous avez dit encore : « Saint Paul n’a pas cru à la résurrection corporelle de Jésus-Christ. » Et pourtant saint Paul dit en termes exprès que Jésus est ressuscité le troisième jour selon les Écritures. (Interruption à gauche : Ce n’est pas dans le même sens !) Vous croyez m’embarrasser en affirmant que saint Paul n’entend pas cette résurrection dans le même sens que les évangélistes, et en effet il y a une différence, cette différence la voici : selon les évangélistes, le Christ paraît depuis le jour de Pâques jusqu’à l’Ascension, dans son corps terrestre, qui porte encore les traces de la crucifixion ; selon saint Paul, le Christ apparaît encore après l’Ascension dans son corps déjà glorifié ; mais où est la contradiction ? Saint Paul enseigne que le corps de Jésus-Christ, en entrant dans le ciel, a été transformé.
M. Étienne Coquerel. — Où prenez-vous cela ?
M. Bois. — M. Coquerel me demande en souriant où je prends cela. Qu’il lise les Épîtres de saint Paul, en particulier la première aux Thessaloniciens, chap. 4, v. 17, il y verra saint Paul appliquer aux fidèles ce qu’il a enseigné à cet égard sur Jésus-Christ. (Très bien ! à droite.)
Mais, Messieurs, nous ne pouvons nous arrêter dans ces questions de détail, quoiqu’on ait cherché à nous y égarer. Vous voyez à quoi se réduit cette prétendue contradiction dont on a fait tant de bruit. Et que M. Colani me permette de le lui dire. Vous savez avec quel accent il s’est raillé de nous, nous disant : « Votre Christ est entré dans le ciel corporellement, il y siège corporellement, il en reviendra corporellement » ; et pourtant M. Colani nous a dit que l’âme ne peut pas subsister sans un corps. N’est-ce pas là sa pensée ? Si Jésus-Christ existe encore, comme le croit M. Colani, car c’est dans ce sens seulement qu’il croit à sa résurrection, c’est-à-dire à sa permanence, Jésus-Christ existe avec un corps. Cela est évident. Nous voilà donc, après toutes vos railleries, ramenés par vous au corporellement ? (Très bien ! et rires prolongés à droite.)
On nous a reproché de ne pas consacrer la grande métaphysique du seizième siècle. J’ai dit pourquoi nous ne voulions pas faire ici de métaphysique. Nous n’étions nullement appelés à dire tout ce que nous croyons, à faire l’exposition scientifique de notre foi. Tout ce que nous devions faire, c’était non pas de décréter, nous ne décrétons pas, mais simplement de constater la foi de notre Église. Eh bien ! Messieurs, c’est ici une question de bonne foi. Je suppose que, dans trois siècles, un critique cherche à connaître quelle était au milieu du dix-neuvième siècle la foi de l’Église réformée : où la trouvera-t-il ? Est-ce dans les sermons d’Adolphe Monod ou dans ceux de M. Colani ? Évidemment non, car ces prédicateurs ne représentent que leur opinion. Cette foi, il ira la chercher dans les liturgies, dans la Confession des péchés, dans le Symbole lu chaque dimanche. Eh bien ! c’est aussi là que nous l’avons cherchée et trouvée. Tel est le caractère de notre déclaration.
Les libéraux dans la nouvelle Église
Et maintenant, il semble que pour avoir fait cela nous soyons des oppresseurs ; vous parlez de la situation qui vous est faite comme si elle était intolérable, et vous déclarez presque avec la fierté de martyrs que vous ne fléchirez pas sous la persécution. Vraiment je serais tenté de vous dire : « Réservez tout cet héroïsme pour de meilleures occasions » ; car enfin, en quoi votre situation a-t-elle changé ? Que dit notre déclaration, si ce n’est ce que disent les liturgies que vous récitez chaque dimanche sans que jamais jusqu’ici votre conscience protestât ? Non, Messieurs, nous ne vous chasserons pas, nous vous laisserons dire que l’homme a en lui toutes les forces nécessaires pour accomplir sa destinée, et déclarer le dimanche suivant qu’il est né dans la corruption et incapable par lui-même de faire le bien ; nous vous laisserons dire que Jésus est un homme pécheur et affirmer le dimanche suivant que Dieu nous sauve par la rédemption accomplie par son divin Fils, nous vous laisserons cet héroïsme-là, mais sachez-le bien, ce n’est pas avec cet héroïsme que vous parviendrez à régénérer la France. (Sensation prolongée.)
Eh ! Messieurs, vous nous avez dit l’autre jour, et nous vous avons écoutés sans vous interrompre, une chose que vous souffrirez que nous vous disions à notre tour : il y a une conscience artificielle bien différente de la conscience naturelle. La conscience naturelle dit une chose et il arrive que du haut de la chaire on en dit une autre, et qu’on se justifie en se disant en soi-même : « N’ai-je pas la liberté du prédicateur ? »
Votre conscience, paraît-il, s’est accommodée de ce régime ; elle vous a laissés jusqu’ici tranquilles et sans reproche. Eh bien ! vous serez demain ce que vous étiez hier. Vous resterez à votre poste malgré notre oppression, car nous n’aurons fait qu’en appeler à vos consciences et vos consciences n’auront pas parlé. Non, Messieurs, vous ne partirez pas. (Applaudissements prolongés à droite.)
Laissons donc de côté tous ces grands mots de schisme et d’oppression. Nous sommes ici sur le terrain du droit, du devoir et de la justice. Vous resterez, puisque vous le pouvez ; pour nous, nous ferons notre devoir, nous affirmerons la foi de cette Église.
Au fond, la question qui nous sépare est celle-ci : Y a-t-il, oui ou non, une révélation surnaturelle de Dieu ? Il s’agit de savoir si le christianisme est cette révélation, et si l’Église réformée, qui a professé cette religion jusqu’ici, veut en changer. Il s’agit de savoir si Dieu nous a créés, nous a aimés, nous a sauvés en son Fils, et si, en admettant cela, on peut admettre en même temps le contraire.
Ce n’est pas là une question de majorité ou de minorité, c’est une question de foi et de vérité. Il en est parmi vous plusieurs qui partagent du fond du cœur ces convictions, mais qui craignent de les professer de peur de faire une œuvre qui divise. Je les supplie d’oublier les conséquences et de se mettre en face du devoir qui leur est imposé de Dieu. C’est à Dieu qu’appartient l’avenir ; aujourd’hui il s’agit d’affirmer que l’Église réformée a une foi religieuse et de la proclamer. (Applaudissements prolongés à droite.)
M. Colani. — Je tiens à déclarer que toutes mes critiques sont restées debout. (Exclamations.)
Plusieurs voix. — La clôture !
Camille Rabaud défend sa contre-proposition
M. Rabaud. — Messieurs, malgré votre fatigue, je ne crois pas que la clôture de ce débat doive être encore prononcée ; je vous ai apporté, avec plusieurs de mes collègues, une déclaration qui affirme la foi chrétienne et la liberté de l’Église, cette déclaration a été attaquée avec violence, et je voudrais la défendre ; j’appartiens au centre gauche et je crois que ce qui a été dit de la France en politique s’applique aussi à l’Église ; l’Église réformée est centre gauche.
On nous a reproché de ne pas mentionner dans notre déclaration la mort et la résurrection de Jésus-Christ. Messieurs, quand on mérite la pierre on n’a pas le droit de la lancer aux autres ; il y a des doctrines essentielles que la déclaration de M. Bois ne mentionne pas. Pourquoi ? Parce que sur ces doctrines, la droite n’était pas d’accord.
Quant à moi, je repousse votre déclaration, parce que je redoute que, dans l’avenir, elle ne devienne une arme de guerre, un instrument de destitution. Je la crois funeste aux vrais intérêts religieux, parce qu’elle est trop intellectualiste, parce qu’on se croira chrétien pour avoir adhéré à votre formule, parce qu’on tombera ainsi dans le formalisme. Je la repousse, parce que je la crois contraire à l’esprit protestant qui ne veut pas d’une confession obligatoire, parce qu’en l’imposant vous produirez l’hypocrisie ; supposons par exemple un homme pieux et sérieux qui ne puisse accepter l’article du Symbole, « il viendra juger les vivants et les morts », et qui comprenne le jugement de Dieu d’une manière spirituelle, comme suivant immédiatement la mort, voilà cet homme mis en dehors de l’Église. (Protestation à droite.) Vous aboutissez à une confession de foi qui portera ses fruits amers d’étroitesse et d’intolérance ; un jour elle se tournera contre vous ; après avoir jugé vos frères, vous serez jugés à votre tour. Ah ! si vous n’aviez parlé qu’au nom du Synode ! Mais pourquoi prétendre affirmer la foi de l’Église ? On aurait compris cela, il y a trois cents ans, mais depuis ce temps les siècles ont passé, avec leurs progrès, leurs lumières, leurs libertés croissantes, et après avoir, suivant la parole de l’Apôtre, mangé la viande qui fortifie, vous retournez au lait des premiers jours.
N’est-ce pas à vous qu’il faut rappeler la parole de saint Paul : « Vous avez été appelés à la liberté ; ne vous replacez pas sous la servitude » ? Autre est la vérité, autre le dogme. Le dogme n’est que l’enveloppe qui tombera, (Interruptions à droite : Nous affirmons des faits, non des dogmes.) Vous jetez une chaîne sur l’esprit humain ; aussi lors même que votre déclaration exprime nos convictions, nous ne pouvons y adhérer. Nous la repoussons parce que nous repoussons le principe même des confessions de foi. Nous la repoussons parce que ce n’est pas une œuvre de foi ; je ne dirai pas que c’est une œuvre de scepticisme (Oh ! oh !), mais c’est une œuvre qui dépasse le terrain de la foi pour empiéter sur celui des confessions de foi. Pour nous, nous nous en tenons exclusivement à l’Évangile qui ne demande point qu’on accepte des symboles. Jésus–Christ a dit à la pécheresse, à la Cananéenne : « Va en paix, ta foi t’a sauvée. » Cette foi n’avait rien d’intellectuel. Vous tenez pour principe qu’il faut avoir sur la nature métaphysique de Jésus-Christ des notions particulières, et vous oubliez la grande parole du Maître : « Nul ne connaît le Fils que le Père », comme s’il était nécessaire de connaître la nature du soleil pour être éclairé et réchauffé par lui !
Sans doute, il y a des principes qui doivent être communs dans toute association. Il faut éviter les extrêmes ; les uns vont trop vite, les autres vont lentement. Mais au fond, nous devrions nous rappeler nos communes origines et ne pas nous diviser.
M. Babut. — Le débat a été très long ; l’heure est avancée. Je dirai ce que j’ai à dire froidement, sèchement pour ne pas passionner le débat.
Une première question a été élucidée. C’est la nécessité d’une croyance commune entre les membres d’une même Église. La communauté de traditions ne suffit pas. Une maison divisée contre elle-même ne peut pas subsister. L’Église n’est pas une école de philosophie.
En second lieu, la foi de l’Église doit être exprimée. Un croyant est un témoin, il ne peut laisser attaquer ni voiler ce qu’il croit être la vérité. Dans les premiers temps, cette expression de la foi pouvait être très-simple, et saint Paul la résume ainsi : « Jésus-Christ est le Seigneur », mais elle dut plus tard s’affirmer plus complètement. La déclaration de M. Bois est très simple, très sobre, nullement dogmatique ; elle met en relief les faits et ne détruit point la liberté des interprétations, elle sera utile pour affermir les chrétiens, pour faire connaître au dehors la foi de cette Église.
Tout en proclamant l’autorité des saintes Écritures, cette déclaration laisse au libre examen toute faculté de s’exercer dans ce domaine des saintes Écritures.
La résurrection de Jésus-Christ nous paraît, quoi qu’on en ait dit, un fait indéniable, et saint Paul a dit clairement que Jésus, ressuscité le troisième jour, s’est montré à ses disciples.
Quant aux liturgies et au Symbole des apôtres, nous les présentons comme des documents, mais non pas comme des règles de la foi.
Il est un ensemble de faits que nous appelons faits chrétiens, et dont l’exactitude nous paraît certaine, quel que soit le nombre des témoignages et des documents qui les constatent ; ils nous paraissent démontrés par leur liaison même ; et, du moment où la naissance miraculeuse est admise, la vie miraculeuse de Jésus, sa résurrection, son ascension, nous apparaissent comme des conséquences nécessaires qu’on ne peut pas ne pas admettre.
Quant au reproche de pauvreté qu’on a fait à notre déclaration, je me bornerai à dire que c’est déjà beaucoup de croire tout ce qu’elle affirme, et nous la considérons comme exprimant la foi de l’Église, parce que nous sommes persuadés que la très grande majorité des protestants croit ce que nous croyons. Il est aussi bien entendu que son adoption par la majorité du Synode n’entraîne pas l’emploi des moyens de discipline pour la faire accepter par ceux qui la repousseraient.
M. Vaurigaud. — Ne parlez qu’en votre nom personnel.
M. Babut. — Il est à désirer d’ailleurs que notre Église soit appelée à donner son avis sur cette déclaration de foi, et, si l’accord ne peut se produire, alors la séparation deviendra nécessaire, légitime, et cette séparation aura du moins ceci de bon qu’elle permettra de juger laquelle de nos deux façons différentes de concevoir l’Église est la meilleure et la plus capable de produire les meilleurs fruits.
M. Mallet. — Je demande la clôture de la discussion générale ; car il me semble difficile qu’on puisse apporter dans la discussion quelque argument nouveau.
M. Gachon fait observer que les discours de MM. Rabaud et Babut, succédant à celui de M. Bois, ont prouvé qu’il y avait encore beaucoup à dire, alors que l’on croyait le débat épuisé.
M. Étienne Coquerel pense que, vu l’importance de la question, il serait bon d’imiter ce qui se passerait dans les Églises wallones, où, en semblable circonstance, ce ne serait qu’après avoir consulté les synodes, les consistoires, les conseils presbytéraux, qu’on se permettrait de se prononcer sur un aussi grave sujet.
La clôture de la discussion générale est demandée et prononcée.
La séance est levée.
Louis-Ernest Pichio, Alphonse Baudin (1811-1851) sur la barricade du faubourg Saint-Antoine, le 3 décembre 1851, huile sur toile, 1869 (Paris, musée Carnavalet).
- Sophiste et relativiste célèbre du temps de Socrate.[↩]
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