J’ai défendu par le passé le principe de la chrétienté, et je le ferais encore. De son côté, Maxime Georgel a publié un article « Peut-on imposer la morale chrétienne aux non-croyants ? » où il en explique et défend la mécanique. On peut alors se demander à quoi pourrait ressembler une politique chrétienne dans le paysage actuel. Par exemple sur la distribution des richesses : les chrétiens doivent-ils demander avec les socialistes une redistribution radicale des richesses, ou bien, avec les libéraux, prôner la libre accumulation des richesses? Ni l’un ni l’autre : les chrétiens ont leur propre voie distributiste. Récemment, j’ai pris le temps de découvrir un auteur catholique romain du début XXe siècle, qui est un des fondateurs de la doctrine sociale de l’Église, c’est à dire des doctrines économiques et sociales de l’Église romaine. Je parle du baron René de la Tour du Pin, auteur de Vers un ordre social chrétien. Dans cet article je vais exposer le chapitre 3 de ce livre, consacré à la politique sociale chrétienne.
La politique sociale (chrétienne) a pour objet l’application de la loi morale et des lois économiques à la Société, quelle que soit la forme de l’État. Si la loi morale appliquée est l’Évangile, on obtient une société qui avec le temps et les traditions nous obtient une civilisation chrétienne. C’est un sujet important pour les chrétiens parce que de l’économie terrestre dépend l’élargissement des voies du ciel (Bossuet). L’idée est qu’il est plus facile d’accepter l’évangile lorsque notre horizon n’est pas limité par notre réfrigérateur vide, on pense plus à notre vie éternelle lorsque la fin du monde n’est pas la fin du mois.
Malgré les pressions de ce siècle, les chrétiens ne doivent pas abandonner la politique sociale face au libéralisme et son hérésie le socialisme. L’homme, en effet, est un être religieux, historique et social, et toute société repose sur la religion, la tradition et l’association. (p.165) Cela donne les divisions qui vont être étudiées.
La société repose sur la religion : rôle de l’Église
Tout ordre social correspond en une mesure plus ou moins complète à une conception religieuse ; je dis en une mesure plus ou moins complète, parce que l’effet ne suit pas immédiatement la cause, et qu’il subsiste dans l’ordre social d’une époque déterminée des restes de celui qui l’a précédé.
René de la Tour du Pin, Vers un ordre social chrétien, p. 165.
Même les socialistes athées militants ont leur religion :
Pourtant il faut bien considérer que les socialistes ont, eux aussi, une religion, ou du moins que leurs docteurs en enseignent une, — celle de l’humanité divinisée, — et que leurs apôtres font appel au plus noble sentiment de cette humanité, l’amour des petits et des faibles. Il est donc nécessaire d’opposer la vraie religion et la morale de l’Évangile à cette religion et à cette morale maçonnique, et de revendiquer tout d’abord, comme le propre caractère de la religion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, non pas seulement l’aumône, mais accomplissement de tous les devoirs de justice et de charité inspirés par le dévouement envers ceux qui souffrent.
Ibid., pp. 165-166.
Il faut donc opposer le christianisme au socialisme, et le christianisme confessionnel en particulier. Cette religion possède trois outils en particulier : le ministère (prédication et sacrements), l’enseignement et le jugement. Non seulement elle prêche la loi morale dans le ministère, mais elle enseigne la doctrine sociale dans ses écoles, et enfin la discipline pour renforcer cette morale.
En 1890, la doctrine sociale de l’Église n’est même pas connue dans toute l’Église, il y a déjà bon nombre de libéraux. La Tour du Pin est plutôt sanglant dans sa critique des conservateurs catholiques de 1890.
Les conservateurs montrent, comme l’a dit Léon XIII, plus de religion dans les cœurs que dans les esprits, et ils n’aperçoivent pour la plupart encore, en fait de politique sociale chrétienne, que celle qui consiste à revendiquer pour l’Église la liberté d’action, mais nullement celle qui consisterait à la prendre pour guide dans leur propre action. Ou bien ils veulent qu’elle épouse leurs querelles, ou bien, si elle laisse ces querelles au second plan, ils se figurent qu’elle se désintéresse par là même de la chose publique, — et qu’ils en peuvent dès lors traiter en dehors d’elle dans une civilisation chrétienne ! On n’est pas plus…. Turc, en fait de politique sociale !
Ibid., p. 170.
La société repose sur la tradition: rôle de l’histoire
Il n’y a pas de société religieusement neutre parce qu’il n’y a pas de société sans histoire.
Il s’y meut sous le régime des lois nées de ces événements, et ces événements eux-mêmes ont été causés, beaucoup plus que par les circonstances extérieures, par des courants d’idées qui ont présidé soit à la formation de l’État, soit à sa transformation. Il y a donc des États chrétiens, des États musulmans, et parmi les premiers des États catholiques, des États protestants. — Il n’y a pas d’États neutres, bien qu’on s’efforce d’y parvenir à force de le proclamer, parce qu’il n’y a pas d’État qui ne soit l’expression politique d’une société, et pas de société qui soit sortie du vide de croyances ou d’idéal chez ses premiers auteurs.
Ibid., p. 171.
Faute d’avoir cette doctrine sociale, on est obligé d’emprunter celle des libéraux.
Mais nous arrivons insensiblement à une ère nouvelle, qui sera, elle, infailliblement marquée au coin du socialisme, si les conservateurs ne savent se préserver de l’erreur de demain qu’en se cramponnant à celle d’hier, sans s’apercevoir du lien logique qui unit l’une à l’autre: en un mot, s’il ne se forme pas chez les gens éclairés une conception sociale différente de celle qui s’est formulée depuis bientôt un siècle par les déclarations de principe de tous les partis sans exception. Car tous, ou du moins presque tous, nous avons voulu accommoder au goût de 1789 toutes les forces ou les institutions publiques, l’Église et l’État et toute notre vie sociale.
Ibid., p. 174.
Pour bien comprendre de quelle « erreur d’hier » il parle, il s’agit des principes de 1789 :
Mais on ne peut pas vivre longtemps dans le libéralisme sur un terrain même spécial sans que son esprit ne gagne les autres, invoquer les principes de 1789 en politique et les renier en sociologie. En sorte que l’individualisme, dont ils sont la charte, nous guette de nouveau sous ses deux incarnations: le capitalisme qui en est la floraison bourgeoise et le socialisme qui en est le fruit populaire. Or ce sont bien là deux plantes exotiques, importées de l’étranger pour infecter le sol français.
Ibid. p. 7.
Par conséquent, La Tour du Pin attaque la laïcité :
Que signifie pourtant le plus souvent, dans la pratique des pouvoirs actuels, « l’Eglise libre dans l’État libre », si ce n’est la licence donnée à Satan qui nous a perdus de lutter à armes égales contre Jésus-Christ qui nous a sauvés, c’est-à-dire la négation du droit fondamental de la société chrétienne ?
Ibid., p. 175.
Il attaque la religion révolutionnaire :
Et qu’a-t-on gagné à toutes ces belles théories? Les esprits n’ont jamais été plus inquiets, les peuples plus mécontents, toutes les conditions plus précaires. Est-ce la liberté politique que l’on a conquise ? Une moitié des citoyens s’acharne contre tout ce qui est réclame comme un droit par l’autre moitié. Est-ce l’égalité ? Jamais il n’y eut autant de prolétaires ni d’aussi gros millionnaires. Est-ce la fraternité ? Jamais il n’y eut tant d’égoïsme, tant de divisions, tant de ferments de guerre sociale.
Ibid., p. 175.
Je rappelle qu’il écrit entre la fin du XIXe siècle et 1907. Ces choses qui nous obsèdent aujourd’hui sont visibles depuis la IIIe République.
La société repose sur l’association: solidarité
La différence entre solidarité chrétienne et solidarité socialiste est précisée comme ceci :
Il y a deux manières en effet de concevoir la solidarité humaine : l’une purement abstraite, que professent les idéologues en général et les socialistes en particulier ; ils supposent toute l’humanité attablée au même festin, que quelques ordonnateurs lui servent en distribuant à chacun une égale quantité de stimulants et de réconfortants ; ainsi parait une meule sous le fouet du piqueur ; — mais des chiens ont beau manger au même baquet, ils ne sont pas pour cela solidaires. Puis il y a la manière concrôle de concevoir la solidarité : celle-là résulte de la communauté de l’idéal comme aussi de la diversité des fonctions sociales au service de cet idéal ; elle est le produit d’un organisme et non celui d’un mécanisme, l’effet de l’accord des éléments sociaux et non celui de la contrainte. Cette conception est l’accomplissement de la parole divine : Unicuique mandavit de proximo suo1 ; de la recommandation qui est faite ainsi à chacun de nous du soin de son plus proche ; c’est l’image d’une chaîne sans fin, dont chaque famille humaine forme un anneau.
Ibid. pp. 176-177.
L’élément de base de la solidarité est la famille :
Ceci est fondamental comme distinction caractéristique entre la société ancienne et la société moderne : l’une, reposant sur la hiérarchie, avait pour base naturelle la famille, principe de toute hiérarchie ; l’autre, avide d’égalité, devait détruire la famille, qui non seulement incarne les inégalités, mais les perpétue en les accentuant. Poursuivant le rapprochement, nous verrons la famille, être moral permanent, réclamer la stabilité des conditions sociales et des institutions qui la garantissent, tandis que l’individualisme ne saurait admettre la durée de quoi que ce soit au delà de l’existence éphémère de l’individu. L’individualisme, c’est la Révolution.
Ibid., p. 177.
C’est la famille qu’il faut défendre :
La famille, c’est moins encore un lien de sentiment qu’un lien matériel, celui qui se forme et persiste au foyer. C’est donc le foyer qu’il faut conserver, avec la plénitude d’autorité de celui qui en est le maître, car la nature a assis au foyer la monarchie et non pas la république; il se dissout dès qu’il ne représente plus l’unité par l’autorité. Le retour à un ordre social chrétien parait devoir se préparer là, tout d’abord par l’éducation des enfants, leur maintien dans la dépendance paternelle, et la survivance de la famille à son chef par le testament. Faut-il ajouter que les moeurs, plus encore que le testament, doivent concourir à en maintenir le faisceau, et que ces familles-là sont bénies entre toutes, où une couronne de petits-enfants entoure la vieillesse des grands-parents, comme au temps des patriarches ? C’est pour ces foyers que tout doit être fait dans l’État, pour leur stabilité, pour leur fécondité, pour leur paix, pour leur prospérité. Et c’est contre eux que l’État moderne semble s’acharner. La famille forme comme le tissu cellulaire du corps social, et les institutions publiques sa charpente osseuse ; l’organisme proprement dit est un assemblage merveilleusement complexe d’associations, les unes instinctivement virtuelles, comme les crée l’échange journalier des services de toute nature qui constitue la vie sociale ; les autres volontaires et formelles, commo les associations religieuses, politiques, économiques, professionnelles, scientifiques, littéraires, charitables. L’association estime nécessité ; donc elle est un droit naturel, et c’est un des plus monstrueux traits d’une Révolution faite au cri de liberté, que d’avoir débuté par supprimer la liberté d’association.
Ibid., p. 178.
Il fait référence à la loi le Chapelier, qui au nom de l’égalité, a aboli toutes les associations qui nous fournissait éducation, caisses de retraite et maladies, travail, etc. Ce qu’ils appelaient privilèges, c’étaient nos droits, et ils ont mis au moins cent ans avant de les redonner.
Les disciples des Lumières font tout à l’envers :
La seule chose que ne doive ni ne puisse le législateur, c’est de prétendre créer [les associations] en dépit du mauvais vouloir ou seulement de l’inertie de leurs membres, — parce qu’alors il en résulte un mécanisme mort en place d’un organisme vivant. […] Et c’est là le grand échec, ou, pour mieux dire, la grande absurdité du socialisme , car il a échoué à créer par la force des sociétés publiques, n’ayant jamais même pu essayer, lui si habile à former des sociétés secrètes.
Ibid., p. 179.
Il faut d’abord reconnaître la personnalité morale de ces associations, qu’elles soient des acteurs « comme un autre » dans la société. Ensuite, il faut arrêter avec l’égalitarisme, et y aller plutôt par privilège, c’est à dire: par un droit propre aux associations. Par exemple, les militaires ont le privilège d’avoir leurs propres tribunaux ; des privilèges économiques dans la police (billets de trains moins chers) ; etc. Pour ce qui concerne les associations, c’est juste normal qu’elles aient chacune leur droit propre, à cause même de leur origine et fonctionnement organique plutôt que mécanique.
L’État n’est donc ni la source des droits ni le dispensateur des privilèges qui en sont la mise en acte, mais leur gardien et leur régulateur. […] Est-il nécessaire de souligner que cette conception du rôle de l’État est presque universellement rejetée maintenant ? Si bien que l’on n’arrive à faire que de la politique de parti, mais pas de politique sociale, parce que la notion d’un État abstrait a remplacé celle d’une société historique.
Ibid. p.182
Application proposée par la Tour du Pin :
- Il faut défendre la liberté d’éducation et l’intégrité de l’enseignement chrétien, voire lui rendre avec soumission et confiance filiale sa suprême magistrature sur la société.
- Défendre l’indissolubilité du mariage et le droit des parents à éduquer leurs enfants. Vote par famille et non par individu.
- Révision des lois de successions mises en place par la révolution pour rattacher les familles à la propriété, et surtout la terre.
- Encourager et défendre le pouvoir des associations.
Conclusion
En somme, la doctrine sociale proposée par le baron de la Tour du Pin ne veut pas d’une réforme par l’État comme le propose la gauche, ni d’une réforme par les individus comme le propose la droite. Ce qui est chrétien, c’est de compter plutôt sur des associations spontanées qui prennent la place de l’administration tentaculaire de l’État. Que nous financions nous-mêmes nos propres écoles, nos propres caisses de maladie et de retraite, et que l’État soit là pour servir, non lui-même ou les individus, mais les familles et leurs associations.
Je l’ai assez dit, le baron de la Tour du Pin était un catholique traditionnaliste du début du XXe siècle, mais il n’y a aucun obstacle à ce que des protestants participent à ce projet : les doctrines politiques du catholicisme traditionnel et du protestantisme confessant sont suffisamment proches pour cela. Seul le libéralisme est incompatible avec cette doctrine sociale.
J’espère avoir pu par cet article vous avoir fait découvrir quelque chose d’intéressant. Que le Seigneur restaure les familles de notre pays et fasse revivre les associations.
Illustration : Jan de Bray, Les gouverneurs de la guilde de Saint-Luc à Haarlem, 1675.
- « Il a donné à chacun d’eux des commandements vis-à-vis du prochain. » (Siracide 17,14)[↩]
Comment le programme social chrétien de René de La Tour du Pin pourrait-il voir le jour s’il n’y a pas, au sommet de l’État, la personne soucieuse du bien commun selon une perspective résolument conforme à la religion chrétienne pour l’initier et garantir son exécution ? C’est la question que l’on peut se poser quand on se souvient que, quelques années auparavant, le comte de Chambord était déjà partisan de la mise en œuvre d’une politique sociale chrétienne novatrice. Le prince ambitionnait d’en faire celle de son règne si la Restauration de la monarchie que les circonstances politiques favorables du début de la IIIe République rendaient possible avait eu lieu. On le sait, la Restauration ne se fit pas et la France fut privée d’une politique sociale chrétienne. On imagine difficilement que ce qui n’a pu être réalisé jadis en des circonstances plutôt favorables pourrait l’être de nos jours en des circonstances manifestement très défavorables puisque, contrairement au comte de Chambord, le personnel politique actuellement en fonction en France n’a aucunement le souci du bien commun selon une perspective résolument chrétienne. Il est donc à craindre que le beau programme social chrétien de René de La Tour du Pin ne reste lui aussi lettre morte, au moins aussi longtemps qu’il en sera ainsi.
Je suis d’accord que la meilleure fenêtre pour une restauration et application de ce programme aurait pu être le comte de Chambord, mais il l’a refusé, et avec ce refus, il a condamné efficacement toute la cause royaliste. Néanmoins, le baron de la Tour du Pin écrivait ce programme sous la IIIe république, et dans les années 30 encore, les croix-de-feu avaient un programme social qui suivait encore ces lignes.
Il est vrai que ce programme n’est pas prêt d’être une plateforme électorale. Mais il est toujours apte à être une vision, pour motiver les forces chrétiennes dans leur application du mandat culturel. Au minimum, il est utile pour que les chrétiens ne basculent ni dans le socialisme, ni dans le libéralisme (politique). Il n’a donc pas fini d’être utile.