Les limites de la laïcité — Dialogue avec Alexandre Vinet
4 avril 2022

Alexandre Vinet est un intellectuel protestant suisse du début XIXe siècle. Commençant au départ sous des sensibilités libérales, il évoluera par la suite vers une sensibilité plus évangélique suite aux réveils. En 1826, il a écrit un Mémoire en faveur de la liberté des cultes, dans lequel il défend la séparation de l’Église et de l’État d’un point de vue protestant. Étant donné que j’ai régulièrement abordé cette question de théologie politique en défendant la chrétienté, j’ai trouvé intéressant de me rendre plus familier avec ce point de vue opposé. Je propose donc de commenter ce mémoire à la façon d’un dialogue, comme ce que j’avais fait avec Hooker. L’italique signale les citations verbatim. En dehors, c’est une synthèse personnelle. Il va de soi que je vous recommande la lecture directe du Mémoire si vous voulez bien saisir l’argumentation de Vinet.

Alexandre Vinet

Étienne Omnès — Monsieur Vinet, je vous souhaite la bienvenue dans cet espace mental. C’est un peu encombré et en désordre, j’espère que vous ne m’en voudrez pas.

Alexandre Vinet — Ne vous en faites pas, je suis content d’échanger avec vous sur ce sujet qui nous tient tant à cœur tous les deux.

É.O. — Peut être serait-il utile que vous présentiez votre thèse en peu de mots ?

Vinet — Bien sûr. Je me fonde sur la liberté de conscience, c’est-à-dire le droit que nous avons d’établir nos rapports avec la divinité de la manière qui nous paraît convenable. C’est le droit de n’admettre aucun juge de ce commerce intellectuel et moral, que notre conscience. C’est le droit de choisir entre croire et ne pas croire, entre adorer et ne pas adorer. C’est la parfaite indépendance de l’homme social en matière de croyance et de profession religieuse. Cette indépendance doit être respectée par l’État, qui doit donc, par conséquent, être confessionnellement et théologiquement neutre. Il ne doit pas intervenir, sinon pour garantir la liberté des cultes.

É.O. — Quant à moi je suis pour le statu quo et contre la laïcité. Pour le statu quo : je ne souhaite pas qu’en 2022, l’on touche à la loi 1905, car elle reste le régime le plus généreux en terme de liberté religieuse que nous ayons eu au cours de notre histoire, et si nous y retouchions maintenant, ce serait pour perdre en liberté. Contre la laïcité : je pense que la philosophie qui soutient la séparation entre l’Église et l’État est une mauvaise idée, parce qu’en réalité on ne peut pas éviter que l’État soit confessionnellement et religieusement partisan. S’il n’est pas une chrétienté, alors il sera l’outil d’une autre religion ou philosophie. Mais il ne peut pas être neutre, et donc votre projet est, je le crains, un espoir déçu. Mais c’est justement le sujet de cette discussion.

La Laïcité comme conséquence nécessaire de la liberté de conscience.

Vinet — Donc si je vous entends bien, vous ne remettez pas en cause la liberté de conscience ?

É.O. — Je suis d’accord avec l’argument de Lactance : puisque le culte est volontaire, il ne peut être l’objet de coercition. Je suis aussi d’accord avec Turretin : Les disciples de Christ, suivant leur Maître et enseignant, pensent que personne ne doit être forcé à la foi et la religion ; mais les armes qui doivent être employées ici doivent être spirituelles et non charnelles ; persuadant fortement l’esprit par les preuves et les démonstrations de la vérité, ne forçant pas violemment les hommes par des coups de fouets et des tourments, non par l’épée de la chair mais celle de l’Esprit, non par des chaînes de fer mais les doux liens de la charité et de l’amour. On peut donc dire que j’approuve la liberté de conscience.

Vinet — Alors il est nécessaire qu’à la liberté de conscience soit jointe une pleine liberté de culte, et que l’État n’intervienne pas pour fixer une quelconque limite. J’ai trois arguments à ce sujet. Premier argument : la religion n’est pas une affaire purement individuelle, elle est faite pour se vivre en collectivité de croyants. Si donc l’on admet qu’une personne soit individuellement d’une religion étrangère, alors il faut autoriser cette religion étrangère à s’organiser, car l’un ne va pas sans l’autre.

É.O. — Un régime de chrétienté n’exclut pas la tolérance religieuse, ainsi que le montre le modèle anglais. Dans mon état actuel de réflexion, il ne s’agit pas tant d’interdire les fausses religions que de promouvoir la vraie. Que les croyants organisent donc leurs cultes, mais qu’ils sachent aussi que cette nation a cette foi de référence.

Vinet — Deuxième raison de ne pas séparer liberté de conscience et de culte : c’est par le culte sensible et visible que l’on est le mieux enseigné, en particulier pour ce qui concerne les masses ou les gens ordinaires qui apprennent leur théologie plus par les sens que par les abstractions. Si donc l’on donne la liberté de conscience, il faut aussi lui donner les moyens de se matérialiser et de se faire comprendre : le culte.

É.O. — Encore faut-il que dans l’expression publique de ce culte, il n’y ait pas de quoi créer un trouble à l’ordre public. C’est l’expression de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 : Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. Imaginons qu’une certaine secte enseigne qu’il faille détester les Français et chercher à leur nuire : alors la préservation de notre société — premier devoir de l’État — exige que l’on restreigne la liberté de culte de cette secte.

Vinet — En troisième raison : Personne, que je sache, n’a professé ce singulier paradoxe : que les consciences soient libres et que les cultes ne le soient pas. Il leur paraîtrait aussi raisonnable de dire : la pensée doit être libre, et la parole doit être enchaînée. Après tout, le culte n’est que l’application de la conscience.

É.O. — Et pourtant, ce genre de séparation finit par arriver dans un régime de Séparation. La laïcité implique que vous êtes “libre de le dire” mais pas “libre de l’imposer”. Seul l’État est souverain, et aucune souveraineté n’est accordée à aucune religion. Certes ! Mais si votre religion implique de confesser une opinion, par exemple, que “le mariage est entre un homme et une femme exclusivement”, mais que l’État va à rebours, que reste-t-il ? Vous asseoir sur votre conscience, et attendre des jours meilleurs. Le culte et la religion consistent en bien plus qu’une réunion collective régulière : c’est aussi une vision du monde qui est portée, et cette vision du monde peut être censurée ou rejetée par l’État, blessant la conscience au passage.

De l’inévidence des croyances religieuses

Vinet — Ce serait embêtant, mais de toute façon, comment choisirions-nous laquelle de ces “visions du monde” a le droit de siéger ? Comme le disait Pierre Bayle1, les croyances religieuses n’ont pas la qualité d’évidence, elles ne s’imposent pas à nos consciences de la même façon que la lumière du soleil s’impose à nos yeux. Elles sont inévidentes parce qu’elles traitent du monde invisible, et ne s’imposent pas à nos sens. Par conséquent, toutes les opinions religieuses sont inévidentes à égalité, et aucune ne peut avoir plus de droits qu’une autre, sinon par une décision arbitraire basée sur les forces respectives. Combattez donc les erreurs avec les armes pures du raisonnement et les doux moyens de la persuasion ; mais laissez au mensonge et à l’injustice l’emploi déshonorant de la force.

É.O. — Je reconnais que les croyances religieuses ont quelque chose de non évident, mais pas pour la même raison que Bayle : c’est parce que l’homme supprime la vérité qu’il ne voit pas l’évidence du christianisme. Cependant, cela n’engendre aucune paix religieuse en soi : aux États-Unis, un pays appliquant une forme de Séparation, les chrétiens sont aux prises avec le mouvement woke qui, par différents mensonges et beaucoup d’injustices, menacent et font reculer bien des chrétiens de leurs convictions.

Vinet — Certes, mais ne voyez vous pas que l’État n’est qu’un arbitre incompétent dans ce grand procès ? Il est donc clair que, par leur nature générale, les croyances religieuses défendent avec succès leur liberté devant la raison et l’équité.

É.O. — Encore faut-il que les conditions d’un débat raisonnable et équitable soient maintenues. Et qui veillera à ces conditions favorables sinon l’État ? Et comment définira-t-il ce qui est raisonnable et équitable, sinon en s’appuyant sur une philosophie ou théologie particulière ? Imaginez qu’il soit “raisonnable” et “équitable” de considérer que les chrétiens doivent se taire et disparaître au vu de “l’oppression” dont on les accuse. Quelle genre de liberté religieuse une telle “neutralité” peut-elle garantir ? Oui les croyances religieuses sont inévidentes, mais on ne peut pas échapper à la lutte entre confessions par la seule neutralité de l’État. Et quand bien même il serait authentiquement “neutre” pendant quelque temps, il y aurait bientôt sept autres idéologies plus méchantes que la première ; elles entrent dans la maison, s’y établissent, et la dernière condition de cet État est pire que la première (Matthieu 12,45).

De la protection de l’État

Vinet — J’ai bien évidemment pensé à ce genre de choses. Mais si je maintiens que les doctrines religieuses ne sont pas évidentes, la morale sociale n’en a pas besoin. En effet, la morale sociale, nécessaire pour un débat rationnel et équitable, est fondée sur des principes naturels et fondamentaux : au départ, les sociétés existent pour nous fournir des biens et des services qui nous manquent autrement. Pour l’assurer, les sociétés doivent défendre la sûreté, la propriété et la pudeur qui sont les trois composantes de la morale sociale. Or, contrairement aux doctrines religieuses, ces éléments sont évidents. Ainsi, l’État est confessionnellement neutre, mais pas moralement neutre et il réprime les excès. Il a été institué pour garder l’ordre et non la Vérité.

É.O. — Et par conséquent, que doit faire un magistrat pour contrer une secte virulente qui, à cause de sa religion, troublerait l’ordre ?

Vinet — (1) Sévir impitoyablement contre les faits. (2) Se limiter à ce qui enfreint la sûreté, la propriété et la pudeur. (3) Se limiter donc à la nécessité des principes de conservation de la société.

É.O. — Ni la sûreté, ni la propriété, ni la pudeur ne sont évidentes. C’est factuellement faux. Le XXe siècle a connu des États qui ont fait de l’abolition de la sûreté et de la propriété un principe de gouvernement.

Vinet — Mais qui sont ces monstres ?

É.O. — Les communistes. Et encore, ils respectaient la pudeur. Pas comme certains gouvernements du XXIe siècle.

Vinet — Mais qui sont ces monstres ?

É.O. — Les mondialistes. Cela veut donc dire qu’il n’y a pas de “principes naturels” évidents et défendables par l’État d’un côté, et de “doctrines religieuses” non évidentes hors de portée de l’État. Les deux catégories sont inévidentes. Partant de là, nous avons deux interprétations possibles :

  • L’État est incompétent pour traiter les doctrines religieuses, mais aussi la sûreté, la propriété et la pudeur. C’est l’option choisie par l’Occident laïque du XXIe siècle.
  • L’État est compétent pour s’occuper de la sûreté, de la propriété et de la pudeur, mais aussi des affaires religieuses. C’est le principe de la chrétienté.

L’État est-il capable de statuer sur les croyances?

Vinet — Attendez, ce n’est pas si simple : où placez vous la limite du condamnable ? Vous acceptez toutes les religions chrétiennes ? Et à partir de quelle hérésie chrétienne allez vous sévir, faut-il attendre le socinien, ou se déchaîner contre le baptiste ?

É.O. — On peut tracer large la limite, et simplement bannir l’athéisme.

Vinet — Même dans le cas “simple” de l’interdiction de l’athéisme, la persécution n’est pas efficace : Laissez donc plutôt le monstre de l’athéisme en venir aux mains avec la vérité ; laissez le développer dans ce contraste, s’il a osé le provoquer, sa noirceur naturelle et ses formes hideuses ; vous le verrez terrassé aussitôt qu’aperçu, moins par des réfutations en forme que par cette clameur publique qui, dans ce cas, est véritablement la voix de Dieu. Dans le cours du dernier siècle, une lutte mal calculée acquit à ces doctrines une sorte de crédit en appelant quelque intérêt sur des personnes qui étaient assez insensées et assez vaines pour le défendre, comme croyance, le mépris de toutes les croyances, et pour s’exposer aux dangers du martyre en faveur d’une doctrine dont la conséquence la plus claire est un égoïsme absolu ; comme si le néant était un Dieu qui pût récompenser ! Mais s’il nous était réservé de voir ce qui peut tuer l’athéisme ; il nous était réservé de connaître à quoi se réduit la force de cette doctrine inerte, lorsqu’une fois elle est privée de l’appui d’une persécution. Pour renverser un ennemi si peu redoutable, il suffit à Dieu de le placer un instant sur le trône.

É.O. — Haha ! Cela fait un demi-siècle que l’athéisme est sur le trône, et il se porte très bien, merci.

Vinet — Cette hilarité est malséante.

É.O. — Désolé, c’était nerveux. Mais oui, vous avez raison, autant expliquer pourquoi l’athéisme n’a pas été renversé. C’est que les philosophes des Lumières avaient tort : ils pensaient qu’en enlevant la Tradition chrétienne, tout le monde serait libéré des obstacles les empêchant d’adhérer aux préceptes de la religion naturelle. En réalité, comme l’a dit Christopher Lasch, ils ont surestimé l’aspect proprement chrétien de la moralité. Une fois débarrassés de la tradition chrétienne, ils ont en fait tout arraché, y compris la sacralité de la sûreté, de la propriété et de la pudeur dont on parlait. Partant de là, il n’y a aucun obstacle à aucune folie : si vous voulez que le peuple approuve la pédophilie, il vous suffit de l’y exposer à bonnes doses et il livrera bientôt ses propres enfants aux démons. Moloch est un dieu persuasif.

Vinet — Oui, mais la religion naturelle…

É.O. — Elle n’est rien d’autre que la morale chrétienne par un autre véhicule, et elle est facilement manipulable.

Vinet — Mais enfin, à qui viendrait l’idée d’enfreindre les limites naturelles les plus basiques ?

É.O. — À ceux qui prétendent qu’il n’existe pas de nature et que tout en l’homme n’est que construction sociale et sujet d’auto-accomplissement, que notre corps n’est qu’un bac à sable pour notre volonté.

Vinet — Il suffit pourtant d’écouter la science pour que les lumières de la raison s’imposent.

É.O. — Je vis à une époque où il est raisonnable de dire que les femmes ont des pénis et que les hommes sont enceints, et ils invoquent la science. Rien d’autre à ajouter.

Vinet — J’ai vraiment du mal à croire que l’homme renoncerait à la religion. Toute religion est une morale revêtue d’un sceau divin. […] Il conclut également qu’un homme a de la religion quand il a des mœurs, et qu’il a des mœurs quand il a de la religion. Sa préférence est donc promise à la religion qui va produire les meilleurs effets moraux.[…] L’excellence de la morale qu’il enseigne et qu’il prétend sanctionner ; car c’est toujours à ce signe que le peuple veut reconnaître la vérité religieuse. Une religion qui conseille ou autorise le crime ne saurait être vraie à ses yeux ; une religion qui encourage ou inspire la vertu ne saurait être fausse ; avant tout examen ultérieur, il la juge par ce caractère ; et, entre deux cultes, sa préférence se porte sur celui qu’autorisent la pureté de ses maximes, le zèle désintéressé de ses ministres, la régularité des mœurs de ses adhérents. Et vous me dites que le peuple choisirait délibérément l’impudicité ?

É.O. — L’expérience est sans appel : Rousseau, dont vous prenez les définitions, est un crétin, et Calvin avait raison. L’homme est corrompu, et sans l’aide de Dieu il préfèrera toujours se vautrer dans ce qui le rend malheureux.

Vinet — … bon, laissons cela. Même si on admettait le principe d’un État qui se mêlerait des affaires religieuses, qui sera compétent pour déterminer les croyances interdites ?

  • Les philosophes sont en désaccord entre eux, et ne font qu’avancer leurs propres partis.
  • Les magistrats ne sont pas compétents pour parler en matière de religion, encore moins quand il s’agit d’une religion différente de la leur.
  • Seraient-ce les ministres de la religion ? Mais de quelle religion ? Laquelle a le droit de terminer ce grand et perpétuel procès de la société avec les opinions ? Le nombre des adhérents d’une religion la rendra-t-elle évidente par cela même qu’il la rend dominante ? Feront-ils plus que les philosophes, abstraction de leur système particulier ? Ne jugeront-ils pas les autres religions avec d’autant plus de prévention et d’intolérance qu’à leurs yeux la leur est divine ? Et ne les forcez-vous pas, en leur confiant cette périlleuse tâche, à devenir oppresseurs, en dépit peut-être de l’esprit de charité de leur doctrine ?

É.O. — Je pense que c’est aux magistrats de le faire, mais pour une défense plus complète, je renvoie à Turretin qui a défendu ce principe. Dans cette tâche, il peut demander conseil aux pasteurs de la religion d’État. Certes, l’exécution de ce principe est compliquée et a connu beaucoup de régimes différents, mais tout de même.

De l’avantage pour l’État de ne pas intervenir en religion

Vinet — Mais enfin mon pauvre, ne voyez-vous pas vers quoi vous allez ? Admettons que vous décidiez de persécuter ces voq…

É.O. — woke.

Vinet — Certes. L’histoire ne nous enseigne-t-elle pas que la persécution et l’interdiction ne fonctionnent jamais ? Elle radicalise les croyants, ne donne jamais de résultats, et rend désirable une religion que l’on voudrait voir disparaître autrement.

É.O. — En fait, il y a autant d’exemples de suppressions réussies dans l’histoire que de persécutions ratées. Les persécutions dioclétiennes sont le modèle de persécution râtée. Mais lorsque l’État islamique s’est mis en tête de faire disparaître les chrétiens d’Irak, il a pleinement réussi. De même pour l’URSS, qui a su réduire l’Église orthodoxe russe à l’état de caniche impotent. Ce qu’il faut retenir, c’est que l’usage de la force n’est qu’une partie de la suppression : il faut surtout agir au niveau culturel et médiatique. Il faut d’abord isoler la communauté visée, la rendre étrangère, la rendre honteuse et lépreuse aux yeux de la société. Ensuite, vous supprimez les moyens d’organisation de cette communauté : retirez les plateformes de cette communauté, faites taire leurs voix, asséchez leurs financements. Puis, par une propagande puissante et insidieuse, passez des paroles à l’action. Et alors, vous obtiendrez la disparition d’une idée et de ses soutiens.

Vinet — Je suis scandalisé ! Vous rendez-vous compte de l’horreur de vos propres paroles ? Ce n’est donc point assez, interdisez encore son commerce social ; placez des espions dans les familles ; surveillez les épanchements de l’amitié ; réglez les conversations de la même manière que le président de la cour de justice réprime la loquacité d’un témoin : qu’il n’y ait point de rassemblement, point de lieu public, point d’hospitalité. Car autrement, comment prévenir l’indiscrétion ? Comment empêcher qu’une idée, échappée d’une tête légère, n’en fasse naître d’autres chez les écoutants, que le doute ne s’insinue dans les âmes, que la foi ne s’affaiblisse et ne s’éteigne ? Comment appelez vous un tel pays ?

É.O. — J’appelle ça la France, monsieur Vinet. Et pas n’importe laquelle, la France d’aujourd’hui, la France d’après. Heureusement, notre liberté religieuse a été miraculeusement épargnée, mais ce que vous décrivez existe déjà pour d’autres idées, que notre État a déclarées hérétiques. Ce qui me ramène à un point que je faisais tantôt : si ce n’est pas le christianisme qui gère les affaires religieuses, ce sera une autre religion, hostile au christianisme.

Vinet — Il en est hors de question. Les chrétientés engendrent les guerres de religion, et les guerres de religion qui sont issues des contraintes légales sur la religion sont les plus affreuses de toutes.

É.O. — La Révolution française a davantage tué en quelques années de Terreur que toute l’Inquisition en plusieurs siècles. Les deux guerres mondiales ont englouti des pans entiers d’humanité sans aucune motivation religieuse. Les génocides pour raisons raciales ou politiques ont détruit des peuples entiers. Ce que vous dites est faux.

Vinet — Mais que faites-vous de la liberté ?! La liberté religieuse doit être défendue, parce que c’est la Liberté avec un grand L qui est en jeu. Tout d’abord, la liberté religieuse est une liberté de penser. L’étude des doctrines religieuses est à égalité avec les autres sciences et contribue à la Science avec un grand S. Par conséquent, porter atteinte à la liberté religieuse, c’est porter atteinte à la Science tout entière, et au progrès humain et industriel. Toute perte de liberté religieuse est donc une perte de liberté de penser. À partir de là, quelle liberté civile valant la peine restera-t-il ? Aucune, le projet libéral est sans intérêt.

É.O. – La liberté n’est pas une fin, mais un moyen, le moyen de vivre une vie bonne. Ainsi que le disait Althusius, La cause finale de la politique est la conservation d’une société humaine qui vise une vie où nous pouvons adorer Dieu en paix et sans erreurs. La liberté n’est qu’un outil pour atteindre ce but, pas une fin. Quant au libéralisme politique… non, rien, je ne vais rien dire maintenant.

  1. Rationaliste protestant.[]

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

4 Commentaires

  1. Razana Ilan

    Génial (qui a du génie).

    En effet la question de la Liberté est au boût du compte la question de fond.

    J’ai surpris des calvinistes conservateurs écrire de la liberté comme une fin en soi (Auguste Lecerf), et même Calvin à la fin de son Institution a la plume qui fourche.

    Réponse
  2. Razana Ilan

    Génial mais osé.

    Réponse
    • Étienne Omnès

      J’avoue que j’en attendais beaucoup de Vinet, et que j’ai été plutôt décu de la faiblesse de son argumentation. Je comprends qu’elle pouvait séduire au début XIXe siècle. Mais j’espère vraiment qu’il y a mieux que ça aujourd’hui, surtout maintenant que nous avons du recul historique.

      Merci pour le retour

      Réponse

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