Du nationalisme chrétien
21 juin 2023

J’ai déjà eu l’occasion par le passé de cartographier les différentes écoles de théologie politique évangélique :

  • La théologie politique fondamentaliste.
  • La théologie politique néo-évangélique.
  • La théologie politique reconstructionniste.

Cela correspondait à la situation dans les années 90, début des années 2000. Depuis l’accélération progressive du déclin occidental commencée en 2008, et la montée en puissance du phénomène woke dans les années 2010, cette cartographie a encore muté :

  • La théologie politique fondamentaliste a pour ainsi dire disparu.
  • La théologie politique néo-évangélique s’est développée vers davantage de laïcité, quitte à se rapprocher d’une approche anabaptiste de l’État.
  • La théologie reconstructionniste s’est trouvé une sorte de successeur qui sera le sujet du jour.
  • Par ailleurs, le mouvement de ressourcement protestant a accouché aussi d’une redécouverte de la théologie politique protestante classique, que Par la foi porte pour la francophonie, et le Davenant Institute avec d’autres aux États-Unis.

Ayant déjà abordé la différence entre théologie politique évangélique et théologie politique réformée dans notre dernier article, je vais aujourd’hui décrire la distinction entre deux écoles de théologie politique réformée, revendiquant le même héritage protestant du XVIIe siècle : l’école du Davenant Institute, et les nationalistes chrétiens.

Définition

Le mot nationaliste chrétien a bien sûr la signification qu’on lui prête dans les médias : un nationaliste chrétien désigne tout chrétien à la droite des socialistes qui veut boire le sang des petits enfants dans des messes noires ou quelque chose comme ça. J’en sais rien après tout, je ne suis pas sociologue des religions.

Mais dans cet article, je vais utiliser la définition que donnent Stephen Wolfe, dans son livre The Case for Christian Nationalism, et Andrew Torba, dans son livre Christian Nationalism, parus tout deux en 2022. Stephen Wolfe en particulier définit son nationalisme chrétien ainsi :

Le nationalisme chrétien est la totalité de l’action nationale, composée de lois civiles et de coutumes sociales, menée par une nation chrétienne en tant que nation chrétienne, afin de se procurer le bien terrestre et le bien céleste en Christ. Le but de ce livre est de montrer que le nationalisme chrétien (tel qu’il est défini) est juste, qu’il est l’idéal pour les chrétiens et qu’il vaut la peine d’être poursuivi avec détermination et résolution.

En somme, un régime de chrétienté avec une conscience culturelle plus forte que nous en avons l’habitude.

Les personnes

Pour ce qui est des noms, on retrouve:

  • Stephen Wolfe, une figure plus intellectuelle.
  • Andrew Torba, le fondateur et PDG de gab.com, un réseau social.
  • Andrew Isker, pasteur et co-auteur avec Torba de Christian nationalism (2022).

Les idées

Les nationalistes chrétiens revendiquent une approche « illibérale » ou « post-libérale » de la politique : cela veut dire qu’ils recherchent les solutions non pas dans un réveil républicain ou une rénovation des idéaux des Lumières, mais veulent explicitement dépasser le modernisme politique (notre ordre républicain, en gros). En remplacement, et puisqu’ils ne s’embarassent plus de la laïcité, ils proposent un régime de chrétienté plus ou moins confessionnel.

Leur priorité cependant n’est pas tellement de résoudre avec délicatesse les questions posées par une telle transition. Leur souci principal consiste en la construction dès maintenant d’institutions parallèles en vue de pouvoir participer plus pleinement à la bataille culturelle et politique du pays, et se donner les moyens un jour de pouvoir rétablir un régime de chrétienté protestante tel que les États-Unis en possédaient jusqu’au XIXe, voire au XXe siècle. Leur stratégie est donc « du bas vers le haut », avec un esprit conquérant et pionnier très prononcé, et une philosophie viriliste.

On les a beaucoup accusés de racisme. Après avoir lu Wolfe et Torba, je ne vois pas dans leurs écrits d’attaques racistes directes, ni même de mépris envers d’autres races. Mais il y a des aspects de leurs discours qui peuvent y faire penser : leur proposition politique est une chrétienté protestante avec une forte homogénéité culturelle, et l’assomption explicite de la censure en cas de victoire. Or la culture en question est la culture blanche américaine historique, dite WASP (White Anglo-Saxon Protestant). On craint donc que s’ils étaient au pouvoir, il y aurait censure de tout ce qui n’est pas WASP. Ajoutez à cela le fait que le simple fait d’afficher it’s okay to be white plonge certains dans une rage meurtrière, et voilà pourquoi il y a ces accusations exagérées. Ce qui est important de retenir, c’est que la couleur de peau en tant que telle n’est pas un paramètre dans le nationalisme chrétien : ce qui compte pour eux est la conscience d’appartenir à une culture et une population déterminée. Ils appellent explicitement à ce que chaque nation (hispanique ou africaine aussi, on l’imagine) s’approprie cette même conscience, et développe sa propre manière d’obéir à Dieu au niveau national/nationaliste.

Davenant, si proche et si lointain à la fois

Ils se sont retrouvés en conflit avec un autre groupe influent au sein des évangéliques américains : le Davenant Institute, par ailleurs partenaire de Par la foi, à cause de leur optique de renouvellement de la sagesse proprement chrétienne.

Au niveau du contenu, Davenant aussi cherche à restaurer l’idée d’une chrétienté protestante explicite et post-libérale. Il défend lui aussi l’abandon de la laïcité et l’établissement d’une religion civile par le magistrat. Il revendique comme les nationalistes chrétiens l’héritage protestant du XVIIe siècle.

Au niveau de la stratégie en revanche, c’est une démarche opposée : Davenant vise une approche « du haut vers le bas », en visant un public académique et cherchant à infiltrer le monde universitaire occidental, avec son réseau de savants fidèles aux préceptes de la Sagesse chrétienne. On est loin de l’esprit pionnier et du mépris des citadins et cols-blancs que j’ai pu voir chez les nationalistes chrétiens (qui ne manquent pas non plus d’intellectuels). Au radicalisme des nationalistes chrétiens s’oppose le souci de politesse et de nuance propre au monde académique. C’est, je pense, la principale différence entre Davenant et les nationalistes chrétiens, et la source de toutes les autres oppositions.

Il y a aussi de grandes différences dans la rhétorique. Les nationalistes chrétiens ont une rhétorique bien rôdée, et sont bien plus disposés à faire douze appels à l’action que douze distinctions et nuances. Andrew Torba est un bon exemple :

Nous en avons assez d’être le marchepied de l’ennemi. Nous en avons assez d’être des mauviettes. Nous en avons assez de vouloir simplement qu’on nous laisse tranquille. Maintenant, nous voulons gagner. Gagner des âmes au Christ. Gagner des élections. Gagner dans la culture. Gagner dans le système éducatif. Gagner avec notre propre technologie. Nos propres médias. Nos propres divertissements. Gagner pour la gloire de Dieu.

Andrew Torba, Christian Nationalism

Comparez maintenant avec Bradford Littlejohn, président du Davenant Institute. Après avoir exposé cinq sens possible du terme « nationalisme chrétien », il écrit dans un style très académique:

À la place, je proposerais de combiner des éléments de (1) avec un engagement inconditionnel envers (3) pour retrouver et renouveler quelque chose qui était autrefois tout à fait banal : (5) la Communauté chrétienne. Si quelqu’un, avide d’un “isme” ou d’une tendance, préfère appeler ce dernier par le nom de “nationalisme chrétien”, il peut certainement le faire, mais je ne le ferai pas. Je n’ai jamais aimé les ambiguïtés qui ont fleuri sous ce nom et, dorénavant, je plaiderai simplement pour la promotion du “renouveau d’une communauté chrétienne”.

Bradford Littlejohn, Christian Nationalism or Christian Commonwealth? A call for Clarity.

Comme vous le voyez, ils n’ont tout simplement :

  • Pas les mêmes publics : les entrepreneurs et pasteurs/implanteurs d’Église d’un côté, ou pères de famille/patriarches, avec en commun un esprit pionnier très fort du côté des nationalistes chrétiens ; un profil universitaire très prononcé du côté de Davenant Institute.
  • Pas les mêmes soucis : les nationalistes chrétiens veulent du résultat et de l’action concrète ; Davenant est très soucieux de la cohérence doctrinale et l’équilibre des propositions.
  • Les nationalistes chrétiens ont une pratique qui cherche une théorie ; Davenant Institute est très fort en théorie et se soucie peu qu’elle soit appliquée.

Cette proximité et différence si intense a amené Alastair Roberts à faire un travail d’enquête approfondi sur un ami proche de Stephen Wolfe — Thomas Achord — pour le confondre et l’accuser de racisme caractérisé. Thomas Achord a ainsi été renvoyé de l’école chrétienne qu’il dirigeait. Depuis, les relations entre les deux camps sont très amères. Venant d’un Alastair Roberts qui n’est pas du tout connu pour les attaques ad hominem, cela a pu surprendre. Et en ce qui concerne les nationalistes chrétiens, ils sont désormais convaincus que les disciples de Davenant sont désormais quelque part à la gauche de l’Antichrist, à deux doigts de pavoiser le drapeau arc-en-ciel.

Et pour le contexte français ?

Il n’y a pas de raisons qu’en France, des personnes influencées par Davenant entrent en conflit avec des personnes influencées par les éditions de Moscow, Idaho. Les réformés français adeptes d’une chrétienté sont déjà la frange radicale d’une minorité, nous ne sommes tout simplement pas assez nombreux. La situation américaine, où le monde évangélique représente au moins un tiers de plus de 300 millions d’habitants, est fort différente, la diversité et le nombres de médias et d’institutions que cela représente sont bien plus importants.

À cause de ce petit nombre aussi, il est peu probable qu’il y ait un vrai groupe de nationalistes chrétiens : les évangéliques représentent 1 % de la population française, et si beaucoup sont sensibles à la défense des valeurs chrétiennes, très peu d’évangéliques assument explicitement un régime de chrétienté, bien au contraire. Il est donc impossible d’atteindre la concentration et la masse critique nécessaire pour le travail pionnier souhaité par les nationalistes chrétiens (fondation d’écoles, implantation d’Églises, etc.) ;

Et s’il y avait cette masse critique, serais-je nationaliste chrétien ? Non pas. Que l’on ne se méprenne pas, j’ai ces points en commun :

  • Le désir d’une chrétienté chrétienne protestante, en suivant l’exemple de la théologie politique protestante du XVIIe siècle ;
  • Une définition des limites du pouvoir politique qui emprunte à la tradition chrétienne moderne, et non à la philosophie des Lumières ;
  • Une approbation du christianisme culturel ;
  • Un désir de promouvoir un amour particulier pour ma patrie, que je crois conforme à la loi naturelle.

Mais ces choses ne sont pas propres au nationalisme chrétien, et il y a des particularités que je rejette :

Je ne crois pas en « l‘option bénédictine » : le problème des petites communautés radicales et exemplaires, c’est qu’elles sont très faciles à cibler par le magistrat. L’exemple parfait selon moi est l’exemple des Bruderhof : ce sont des anabaptistes allemands des années 1930 qui ont scrupuleusement appliqué le modèle monastique. En l’espace d’une journée de 1937 la police nazie a débarqué en force, pillé la communauté, dissous l’association et indiqué aux membres qu’ils avaient deux jours pour quitter le pays et ce fut la fin de la communauté en Allemagne. Pour que les monastères nationalistes chrétiens puissent subsister, il va falloir que des conseillers chrétiens « impurs » restent en place à Washington, ne serait-ce que pour dissuader l’État de détruire ces communautés. Esdras et ses restaurateurs radicaux n’ont pu exister que parce que Mardochée a été premier ministre de la Perse, et que Néhémie était échanson du Roi.

En sens inverse, je crois davantage en la stratégie de l’infiltration : certes, cela veut dire exposer des chrétiens à des tentations très fortes, et accepter qu’ils aient une orthodoxie/des pratiques moins visiblements chrétiennes que ce que l’on souhaiterait. Mais pour que Mardochée devienne premier ministre de la Perse, il a fallu une reine Esther embarquée par hasard dans le harem du roi, et qui a caché sa religion juive aussi longtemps qu’elle l’a pu.

Je rejette aussi le césarisme de Wolfe, qui remet tout pouvoir entre les mains d’un dictateur providentiel, au sens initial du mot. Ce genre d’arrangement brille en période de crise, mais est une catastrophe au long terme. Je préfère une répartition du pouvoir plus décentralisée entre niveau impérial et magistrats inférieurs, et une représentation des citoyens par corporations. Dès lors, je ne me focalise pas tant sur les qualités du « prince chrétien » que sur la formation d’une aristocratie naturelle ouverte à tous les pères de famille.

Je ne suis pas adepte non plus du césaropapisme de Wolfe : je préférerais un gouvernement de l’Église complètement distinct du magistrat, en suivant la vision presbytéro-synodale de la tradition réformée française.

Enfin, je citerai cette bonne conclusion de Kevin DeYoung,

Je regrette que [la France] est bien moins chrétienne qu’elle ne le fut. Je veux que les chrétiens descendent dans l’arène, au lieu de simplement négocier les termes de notre capitulation. Je veux que le peuple chrétien et les idées chrétiennes influencent notre nation pour de bon. Je prie pour que Christ et son Royaume vienne, je veux des magistrats pieux et sages. Je veux voir la révolution sexuelle renversée. J’aime ma nation et je veux la voir davantage chrétienne – surtout par régénération, mais aussi par le bien qui vient du christianisme culturel. Nous devons prier et travailler à tout cela. Simplement, je ne pense pas que le nationalisme chrétien soit la même chose que cela.

Kevin DeYoung, The Rise of Right-Wing Wokeism, Gospel Coalition, consulté le 06/06/23.

Illustration : gravure de F. T. Merill représentant la censure des livres blasphématoires de William Pynchon, un épisode de l’histoire religieuse du Masssachussets.

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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