Trois écoles de politique évangéliques
30 septembre 2021

Lorsque j’avais décrit où j’en étais en théologie politique, j’avais plus ou moins promis de faire une cartographie des théologies politique évangéliques. Or, en consultant mes notes, je me suis rendu compte que cet article était déjà écrit aux deux-tiers, grâce au système des zettelkasten. Je vais donc présenter ici trois écoles de théologie politique propre au protestantisme évangélique, de façon succinte et minimale, histoire de mieux comprendre le vocabulaire si jamais vous tombez dessus. J’y joindrais aussi un petit commentaire personnel.

1. La théologie politique dispensationnaliste

Carl McIntire, fondamentaliste et radioévangéliste, intervenant fréquemment sur les sujets politiques, figure de la “vieille droite religieuse américaine”

C’est la plus ancienne des trois, datant du début 20e siècle, et exercant encore son influence sur le monde charismatique, où elle reste dominante.

A la base, le dispensationnalisme est un système d’interprétation de la Bible proposé par J.N Darby. L’idée de base était de découper l’histoire biblique en 7 administrations (dispensations) différentes, sur la base d’une méthode d’interprétation très littéraliste, selon la méthode du sens commun. On reconnaît le dispensationalisme surtout à son eschatologie particulière: les “dispies” enseignent que l’église sera très prochainement enlevée, et que cela ouvrira une période de tribulation de sept ans pendant lesquels se déroulera toutes les catastrophes de l’apocalypse.

Le principal problème de la théologie politique dispensationnaliste, c’est qu’il n’y en a pas. Ce qu’il faut comprendre par là, c’est que même s’il y a des actions politiques fondamentalistes il n’y a pas de réflexion politique proprement fondamentaliste.

  • La vie des états ne fait pas partie du plan de Dieu.
  • L’Eglise est purement spirituelle, et donc non concernée par les affaires terrestres.
  • La terre est promise à la catastrophe prochaine, l’heure est à l’évangélisation urgente, et non à la construction d’un projet politique de long terme.
  • Toute notre espérance est dans le millenium futur, la seule chose qui est devant nous est la grande apostasie.

En conséquence, il y a un refus de toute réflexion politique et sociétale chrétienne. Deux écoles ont émergées en réaction à cette théologie politique: principalement les néo-évangéliques, mais aussi les reconstructionnistes. Bien qu’il y ait encore des chrétiens adeptes de cette théologie politique, elle a tendance à perdre du terrain depuis les années 90, à cause de l’affaiblissement de l’influence des charismatiques.

Ce que j’en pense

Lorsque la Cour Suprême des Etats Unis adopta l’arrêt de Roe v. Wade en 1973 forcant l’adoption de l’avortement dans tous les Etats Unis, les églises de l’époque restèrent étonamment silencieuses, au grand dam de Francis Schaeffer. Il n’avait pas de mots assez durs pour qualifier la passivité des pasteurs et chrétiens de l’époque, qui ne prenaient même pas la chose à coeur. En effet, loin d’être les croisés “pro-life” qu’ils sont aujourd’hui, les évangéliques ont mis au moins dix ans à se mobiliser sur le sujet, laissant les catholiques prendre le haut du pavé sur ce domaine. Et pourquoi donc? A cause de la théologie dispensationnaliste qui était encore dominante à l’époque: les pasteurs disaient tout simplement que le charcutage officiel des bébés n’était pas de leur domaine, et qu’à tout prendre c’était un signe de l’enlèvement prochain de l’église, préparez vous.

Et cela marche pour tous les sujets: Les projets transhumanistes des GAFAM? Un signe de l’enlèvement prochain de l’église, préparez vous. La désindustrialisation de notre pays et les tensions sociales, drames humains qui en résultent? Silence. La dégradation de notre constitution? Un signe de l’enlèvement… bref vous avez compris. Le problème de la théologie politique dispensationnaliste, c’est qu’il n’y en a pas.

Pour ma part, je ne peux tout simplement pas rester silencieux ou désintéressé de ces évènements mauvais qui viennent. La Bible est remplie de préceptes politiques, les prophètes condamnent aussi bien les oligarchies économiques que les prêtres apostats. Il y a de quoi faire une théologie politique, et refuser de le faire est un signe de paresse pour celui qui en a les capacités.

2. L’école néo-évangélique

Carl F.H Henry, fondateur de l’école néo-évangélique

Les néo-évangéliques sont une réforme du fondamentalisme (les églises dispensationnalistes dont je parlais juste avant) initiée par Carl F.H. Henry et popularisée par Billy Graham dans la seconde moitié du XXe siècle. Le manifeste de ce mouvement –que j’ai synthétisé ICI– est The uneasy conscience of American Fundamentalism de Henry. Aujourd’hui ce mouvement est porté par Albert Mohler, Russell Moore, Donald Carson et une bonne brochette de théologiens baptistes conservateurs.

Henry était frustré par le manque d’engagement sociétal des fondamentalistes. Il a correctement remarqué que le principal problème de la théologie politique fondamentaliste était sa mauvaise eschatologie et sa mauvaise doctrine du Royaume de Dieu. En conséquence, sans rien toucher au prémillénarisme, il proposé de réajuster la doctrine de la façon suivante (Georges E. Ladd étant le défenseur décisif de ces doctrines):

  • En doctrine de la fin des temps, abandon du dispensationnalisme pour adopter à la place le motif du “déjà/pas encore”
  • En doctrine du salut, ouverture de la doctrine du salut à une dimension culturelle et sociale.
  • En doctrine de l’église, abandon de l’individualisme fondamentaliste au profit d’une vision plus communautaire et plus positive.

Au niveau des positions politiques particulières, Henry veut un nouvel engagement politique de la part des chrétiens, mais sans être trop partisan, ni détourner de la prédication de l’Evangile. Il veut éviter à la fois l’absence de réflexion des fondamentalistes et la transformation de l’église en lobby politique des libéraux.

Ce que j’en pense

Malgré des choses très prometteuses, je suis plutôt décu par les traitement concrets des sujets de société. Les positions exactes défendues par les néo-évangéliques restent floues à force de ne pas vouloir de chrétienté, même quand on écoute avec avidité le Briefing d’Albert Mohler tous les jours. A vouloir avant tout défendre les valeurs chrétiennes, mais jamais des politiques chrétiennes, on finit par en rester sur sa faim.

Par ailleurs, on a constaté un fossé entre les évangéliques de base et les élites (plutôt néo-évangéliques) évangéliques sur le soutien à Trump: alors que les évangéliques soutenaient Trump à 80%, les élites étaient très réticents à le faire, et ont essayés de garder un équilibre devenu inaudible dans l’Amérique de la fin des années 10. Pas pour Trump, pas contre Biden, se fracturant tous sur la Théorie Critique des Races, leur image est écornée. Mais ce n’est pas tout.

Le mouvement a besoin de se confessionnaliser, et ce n’est pas moi qui le dit, mais Russel Moore: l’idée de Henry était de faire une théologie “évangélique” au delà des distinctions dénominationnelles particulières (baptistes, charismatiques etc). Or ce que l’on remarque c’est qu’il n’est pas possible de faire une théologie politique simplement évangélique: il faut bâtir sur des traditions plus complètes comme par exemple la tradition baptiste particulière (Mohler). D’autre part, le mouvement a besoin de se concrétiser dans des églises car il a été trop longtemps confiné dans le monde académique évangélique. A voir dans l’avenir, et surtout comment il va survivre aux attaques de l’administration Biden et les tensions culturelles américaines.

Pour ces raisons, je préfère à cette école celle de la chrétienté historique, sur laquelle je reviendrai après.

3. Le reconstructionnisme

Rousas John Rushdoony, fondateur du reconstructionnisme

C’est un mouvement qui s’est développé en même temps que les néo-évangéliques, et qui leur sert de repoussoir. C’est ainsi que le CNEF ne peut pas parler de théologie politique sans condamner les grands méchants “reconstructionnistes” qui veulent “une théocratie”.

Le reconstructionnisme est une école théologique évangélique de la seconde moitié du XXe siècle, qui cherche à proposer une autre voie que le fondamentalisme, sur la base de la tradition puritaine aidée par le préssupositionnalisme.

En peu de mots, le reconstructionnisme considère que l’avancée du Royaume de Dieu est tout autant une promesse de régénération des coeurs que de régénération de la culture extérieure. En conséquence, les chrétiens ne devraient pas se contenter de régénérer leur vie intérieure, mais aussi leur culture, leur engagement culturel, leur engagement politique. Ils devraient rejeter le système politique actuel comme un “humanisme” idolâtre et à la place désirer une chrétienté où l’on appliquerait en tout domaine l’autorité et la loi de Jésus-Christ.

Ce mouvement a deux “jambes” intellectuelles absolument nécessaires pour définir le reconstructionnisme. Si vous ne confessez pas l’un ou l’autre, vous n’êtes pas reconstructionnistes:

  • Le présuppositionnalisme1 qui permet d’élaborer la fameuse “vision du monde chrétienne” qui permet d’appliquer la Bible aux sujets contemporains. A noter le rejet de toute loi naturelle induit par cette méthode, et qui fait que sur ce blog, nous rejetons cette méthode philosophique.
  • Le postmillénarisme 2 qui consiste en un optimisme dans la réussite du projet de christianisation totale du monde, sur la base d’une interprétation poussée des textes eschatologiques de la Bible.
    Très généralement, les reconstructionnistes sont réformés ou baptistes particuliers.

On retrouve très souvent ces deux mots, qui sont des shibboleths3 reconstructionnistes:

  • Théonomie: s’oppose à autonomie. Définit un régime de production des lois qui s’appuie sur la loi de Dieu seule et non l’autodétermination humaine. Le mot est très plastique, et définit parfois les régimes légaux des chrétientés d’autrefois, et d’autres fois les lois issues de la méthode préssupositionnaliste.
  • Dominion/Domaine: Affirme que Jésus a autorité sur tous les domaines de l’existence humaine, et que tous sont donc appelés à être soumis à la volonté de Christ.

A noter que contrairement au cliché, ils sont majoritairement contre toute idée de “coup d’état chrétien” (sauf peut être l’école de Tyler, et encore: leur idée était plutôt d’attendre l’Effondrement pour reprendre l’ascendant). Ils comptent plutôt sur l’effet de conversions en nombres qui changent ensuite la société. Par ailleurs, ils n’apprécient pas un rôle démesuré pour l’Etat: ils sont très influencés par le libertarianisme, et préfèreraient un petit gouvernement plutôt qu’un grand Constantin.

Ce que j’en pense

Il va de soi que mes sympathies vont surtout vers cette école. Cependant, après avoir hésité, je n’y adhère pas et je lui préfère l’approche historique des Deux Royaumes. Les raisons sont les suivantes:

  1. Je n’adhère pas au préssupositionalisme, comme je l’ai dit plus haut. Or, dans le système reconstructionniste, ceux qui rejettent le préssupositionalisme pour la loi naturelle sont des libéraux humanistes dignes de l’enfer. J’accepte donc de ne pas faire partie des leurs.
  2. Malgré toutes leurs protestations, la théonomie n’est pas la doctrine historique de l’église, mais le produit des déductions faites par leurs méthodes préssupositionaliste, qui part des idées et essaie ensuite d’atterrir sur la réalité. Ils revendiquent leur lien avec le passé, mais c’est à cause de la profonde ambiguïté du mot “théonomie”: ils revendiquent les racines des anciennes chrétientés, mais fabriquent un système moral et légal qui n’a rien à voir avec elles.
  3. Leur rejet de la tradition qui va (encore!) avec le préssupositionalisme rend leurs doctrines très biblicistes 4. Or, je pense que le bilan historique du biblicisme est mauvais et qu’il ne devrait pas être utilisé en théologie politique. Pour construire les doctrines politiques, je préfère utiliser la Bible et la loi naturelle pour les choses que Dieu a confié à notre raison et notre bon sens, comme l’entend le cadre fructueux des confessions réformées.

Conclusion

Chacune de ces écoles est possible pour des évangéliques, et il ne m’appartient pas d’en rejeter l’une ou l’autre. Je dis simplement que pour ma part, je préfère reprendre la théologie politique de mes ancêtres, celle des réformés historiques. Je renvoie vers plusieurs articles de mes collègues et amis dans ce blog, ainsi que mes articles:


  1. Le préssupositionalisme est basé sur l’idée que tous nos raisonnements sont basés sur des préssuposés, et que seul le christianisme a des raisonnements cohérents avec ses préssuposés. Les autres sont incohérents. Par exemple, un athée préssupose qu’il n’y a pas de Dieu ni ordre, et donc que l’homme n’est qu’un accident matériel mais pourtant déclarera que l’homme est digne de tout soin![]
  2. Doctrine de la fin des temps qui affirme que Jésus reviendra après le millénium, qui consiste en cette époque actuelle: cela implique donc que notre histoire va de plus en plus vers une victoire de Jésus Christ[]
  3. Mots servant à reconnaître l’appartenance d’une personne à un groupe[]
  4. Biblicisme: justification uniquement par des versets bibliques sans le secours de raisonnements élaborés ou de tradition tierce[]

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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