L’article qui suit est une synthèse de deux chapitres du livre de Barry Hankins : American Evangelicals: A Contemporary History of a Mainstream Religious Movement (2009) et de Michael J. McVicar Christian Reconstruction: R.J Rushdoony and American Conservatism. Il a pour but d’informer le lecteur français de la fascinante histoire des fondamentalistes du début XXe siècle, et de faire découvrir comment les évangéliques ont lutté contre le libéralisme théologique et ce qu’ils ont fait pour être aujourd’hui considérés comme les abris de l’orthodoxie biblique. Nous allons voir que c’est une histoire mixte, comme toutes les époques de l’histoire de l’Église : il y a de bonnes conséquences et des mauvaises. Dans tous les cas, considérant que la plupart des églises évangéliques françaises sont issues de missions américaines ou bien, ont abondamment baigné dans la théologie évangélique américaine, je pense que cette histoire est pertinente, même pour les évangéliques français. En fin d’article, nous tâcherons d’en tirer des enseignements.
La menace moderniste
Dans sa conférence « Dreams and Nightmares of Protestant Liberalism », le professeur Alec Ryrie raconte l’émergence et le contexte du modernisme théologique, ou libéralisme théologique comme on le dit plus souvent.
Dès la fin du XVIIIe siècle, les premières critiques athées sont apparues. Si la plupart des gens l’ignorent, cela trouble quand même certains intellectuels. Plutôt que de rejeter en bloc tout modernisme, ils essaient de combiner le meilleur des deux. Ils ne font pas que des compromis fragiles, ils forgent réellement de nouveaux dogmes pour que le christianisme garde sa pertinence. Le pionnier est Schleiermacher qui rejette l’orthodoxie des conservateurs et le moralisme des séculiers, et définit la religion comme l’affaire du cœur, du sentiment religieux avant tout. On peut atterrir sur l’orthodoxie à partir de là, mais l’essence de la religion est ailleurs.
Ces efforts d’adaptation vont s’intensifier à partir du XIXe siècle, lorsque la Révélation Biblique, aussi bien que la Révélation générale, sont attaquées.
- Du côté de la révélation biblique, il y avait déjà des efforts critiques de la part des libéraux pour concilier les faits dérangeants de la Bible avec l’esprit rationaliste de l’époque. À partir de Friedrich Strauss, auteur de La Vie de Jésus (1835), les fruits de cette Haute Critique sont utilisés par les athées pour renverser complètement le christianisme. Les conservateurs rejettent toute critique, les sécularistes utilisent la Haute Critique pour renverser le christianisme, les libéraux proposent de faire le tri dans la Bible en faisant un usage raisonnable de la Haute Critique. Le problème c’est qu’on ne sait pas où s’arrêter.
- Du côté des sciences, la géologie (qui se développe avec l’industrie du charbon) de Lyell offre un contre-témoignage vexant au créationnisme. Les libéraux commencent à développer un créationnisme vieille terre pour s’adapter. Mais le gros débat vient avec l’Origine des Espèces de Darwin, qui fait qu’il n’y a plus de compatibilité directe possible entre science et tradition. Les conservateurs rejettent l’évolution, non parce que c’est anti-biblique, mais parce que cette théorie brouille l’idée d’un ordre naturel. Les sécularistes se servent de la théorie de l’évolution pour rejeter la Bible et le Christianisme. Les libéraux décident de développer un évolutionnisme théiste original qui considère toute l’histoire humaine comme un grand progrès vers Dieu.
Vers le début du XXe siècle, la cohabitation entre conservateurs et libéraux à l’intérieur des mêmes églises devient particulièrement irritante, et pousse les conservateurs à s’organiser pour répondre au mieux au modernisme religieux.
Les premières réponses conservatrices se cristallisent autour de Moody (évangéliste à l’immense audience : environ 1 million de conversions). Sa particularité par rapport aux prédicateurs de réveil précédents est qu’il est prémillénariste : il pense que l’histoire va vers le pire avant le retour de Christ, ce qui est l’opposé de la théorie moderniste, qui considère au contraire que l’avancée du Royaume de Dieu a lieu en même temps que le développement humain. Moody met en place des conférences et des écoles d’évangélistes qui accueillent rapidement de l’apologétique anti-libérale.
À l’intérieur de la Presbyterian Church of USA (PCUSA), le débat conservateurs/modernistes fait aussi rage. En 1910, une prescription doctrinale détaille 5 doctrines fondamentales à exiger de tout nouveau pasteur avant qu’il ne soit ordonné. Ces articles seront connus plus tard comme les « Fondamentaux ». Il s’agit de:
- L’inerrance et l’autorité de la Bible.
- La naissance virginale de Christ.
- La doctrine de la substitution pénale.
- La résurrection physique de Jésus.
- L’authenticité des miracles de Christ.
Entre 1910 et 1915, grâce à un financement de riches mécènes, les Fundamentals sont publiés, et distribués à la hauteur de 3 millions de copies (!) à tous les enseignants chrétiens du pays. Les Fundamentals sont des pamphlets rédigés par des personnes très diverses (certains académiciens, d’autres évangélistes, qui ont diverses méthodes, etc.) pour défendre ces « fundamentals ». Cela serait resté une querelle d’intellectuels évangéliques s’il n’y avait pas eu la Première Guerre Mondiale : dans ce contexte, le grand public se met à faire un amalgame entre l’ennemi militaire allemand et la Haute Critique, l’Évolutionnisme, l’Athéisme, etc. En effet, les meilleurs défenseurs et les plus grands enseignants du libéralisme théologique étaient des allemands. Bref, le modernisme est l’arme théologique des vils allemands, ce qui mobilise les masses évangéliques dans cette querelle théologique. En 1920, un éditeur de journal baptiste (Curtis Lee Laws) introduit le terme fondamentaliste pour désigner ceux qui défendent les fondamentaux de façon militante. C’est l’appropriation de cette querelle théologique par le grand public.
Entre 1920 et 1925, la bataille est indécise. J. Gresham Machen semble même avoir le meilleur argument de tous dans son livre Christianity and Liberalism (1923) où il défend que le modernisme est une religion nouvelle qui ferait mieux d’aller se faire voir ailleurs plutôt que de détourner les institutions existantes. Mais tout change avec le procès de Scopes en 1925.
Avant Scopes : la relation initiale des évangéliques entre science et religion
Dans la lignée de la tradition chrétienne, les évangéliques du début XXe siècle adhéraient à une compatibilité entre science et religion, où la Théologie était considérée comme la reine des sciences. Le mythe du conflit entre science et religion est donc faux, même au début du XXe siècle.
- Ce sont des athées qui y croyaient, pas les chrétiens (John William Draper, History of the conflict between Religion and Science, 1874)
- Il y avait des défenseurs évangéliques de la théorie de l’Évolution, comme Asa Gray, et des critiques athées, comme Louis Agassiz.
- Le monde évangélique (réformé) s’était déjà adapté aux interprétation « vieille-terre » induites par le modèle géologique de Lyell.
- Même aux sein des fondamentalistes, il y avait des évolutionnistes théistes, comme G.F. Wright.
Comme on le voit, la tradition évangélique du début XXe siècle était en réalité plus large que ce que l’on croit sur la question de l’évolution, et ce n’est qu’après les années 20 que l’évolutionnisme théiste a cessé d’être un article admissible dans l’orthodoxie. Cela n’est pas nouveau dans l’histoire de l’Église : de la même façon, certaines formulations trinitaires d’avant Nicée sont devenues hérétiques après le concile. Il arrive que la Tradition se resserre.
Par ailleurs, plus qu’une bataille entre « Science » et « Religion », c’était en fait une bataille entre deux philosophies des sciences différentes : les modernistes s’appuyaient sur la philosophie positiviste qui était à la mode, et qui disait que les seules vraies connaissances étaient les connaissances scientifiquement mesurables. Ce genre de position exclut par définition toute théologie (et la philosophie positiviste aussi, ironiquement):
Comme Neal Gillespie l’écrivait dans son livre Charles Darwin and the Problem of Creation : « L’existence même d’une science rivale ou d’un mode de savoir alternatif était intolérable pour le positiviste. Son attachement émotionnel à la science en tant que poursuite de la vérité le rendait intolérant à toute autre affirmation de connaissance scientifique. »
Hankins, Barry, « Battling with Science: From Antievolution to Intelligent Design », in American Evangelicals: A Contemporary History of a Mainstream Religious Movement, Rowman & Littlefield Publishers, 2009, p. 52
De leur côté, les évangéliques avaient une philosophie des sciences qui consistait dans l’épistémologie « écossaise » et la théorie des sciences de Francis Bacon.
L’amour des évangéliques pour la Science moderne était possible parce qu’en Amérique le type de philosophie des Lumières qui avait influencé le plus était l’école philosophique modérée écossaise connue sous le nom d’École Écossaise du sens commun [Common sense realism]. L’école du sens commun démarrait avec des notions telles que l’existence de soi et de la réalité des causes et effets. Ces choses n’avaient pas besoin d’être prouvées ou démontrées. Elles pouvaient être prises pour argent comptant et servaient ensuite de briques pour construire les autres connaissances. Les intellectuels évangéliques ajoutaient à l’école du sens commun la science Baconienne. Elle n’était pas théorique, comme l’était le darwinisme, mais, au contraire, mettait l’accent sur l’observation attentive et la catégorisation des faits naturels. Quand on synthétise ensemble le Sens Commun et la philosophie de Bacon, le résultat était l’approche évangélique de la connaissance dans laquelle l’observation de la Nature menait vers la Vérité imprimée dans la Création, tout comme lire sa Bible par simple observation baconienne mènerait à la connaissance de la Vérité.
Hankins, Barry, « Battling with Science: From Antievolution to Intelligent Design », in American Evangelicals: A Contemporary History of a Mainstream Religious Movement, Rowman & Littlefield Publishers, 2009, p. 52-53
Le fiasco du procès de Scopes
L’évènement qui a tout changé est le procès de Scopes en 1925. Suite à la militance politique des fondamentalistes, plusieurs états ont fait passer des lois anti-évolutionnistes, dont le Butler Act dans le Tennesse (1925). L’American Civil Liberties Union (ACLU), une ONG progressiste spécialisée dans le « lawfare » (combat culturel par des moyens légaux) décide alors de s’y opposer. Sa stratégie est de créer un procès qui sera porté jusqu’à la Cour Suprême, puis faire interdire par la Cour Suprême ces lois anti-évolutionnistes dans tout le pays. John T. Scopes, enseignant à Dayton, Tennessee, se porte volontaire. il enfreint donc le Butler Act, et le procès a lieu. Jusqu’ici, tout va bien, jusqu’à ce qu’entrent deux trolls professionnels en guise d’avocats: William J. Bryan et Clarrence Darrow.
- William J. Bryan est un homme politique fondamentaliste, avec des convictions très populistes (« Si les électeurs du Nebraska veulent de la libre frappe des pièces d’argent, je vote la libre frappe des pièces d’argent, je regarderais après les arguments« ). Son argumentation en défense du Butler Act est que 1. les citoyens du grand état du Tennesse ne veulent pas de l’évolutionnisme (Problème : à l’époque, la philosophie légale était en train de muter ; on passait des droits du peuple au droits des individus) 2. Que le darwinisme c’est pas de la science. 3. Le darwinisme (social surtout) menace le progrès humain.
- Clarrence Darrow est pro-évolutionniste, athée militant dans le style des néo-athées d’il y a quelques années. Il défend John Scopes pour le compte de l’ACLU.
Le procès est très médiatisé. Darrow exige des experts bibliques pour juger de la qualité du créationnisme. Cela lui est refusé, alors il demande à Bryan (le procureur fondamentaliste) d’être son expert biblique. Contre tout conseil, Bryan accepte. Le débat qui en suit est une catastrophe : Bryan se fait laminer et intensément ridiculiser, et Darrow apparaît comme une brute obtuse. Les deux sont humiliés. Au final Scopes est reconnu coupable. L’ACLU porte son affaire en appel, et gagne le procès sur la base d’une erreur technique du premier juge. L’ACLU ne réussit donc pas à porter cette affaire jusqu’à la Cour Suprême des États-Unis. La victoire légale qu’elle cherche n’aura pas lieu avant Epperson versus Arkansas en 1967.
Sur le moment, en 1925, le résultat paraît pourtant être indécis. D’une certaine façon, c’est comme si tout le monde avait perdu le procès. Mais la parution de Frederick C. Allen, Only Yesterday, 1931 (1 million de copies !) introduit l’idée que ce procès est la grande défaite des fondamentalistes. Le film Inherit the Wind (1960) fixe les représentations du fondamentaliste bas du front et haineux, projetant sur ce procès des années 20 la chasse aux sorcières des années 50.
En 1983, le paléontologue et évolutionniste Stephen Jay Gould résumait Inherit the Wind de la façon suivante : « John Scopes a été persécuté, Darrow s’est porté au secours de Scopes et a terrassé Bryan le dinosaure, et le mouvement antiévolutionniste s’est alors étiolé ou arrêté. Sauf que tout est faux. »
Hankins, Barry, « Battling with Science: From Antievolution to Intelligent Design », in American Evangelicals: A Contemporary History of a Mainstream Religious Movement, Rowman & Littlefield Publishers, 2009, p. 67-68
La vraie conséquence immédiate du procès Scopes, c’est le lancement d’un mouvement de séparation entre fondamentalistes et modernistes : les fondamentalistes ont abandonné l’idée de conquérir ou chasser les libéraux des dénominations et séminaires évangéliques, et vont plutôt faire leurs institutions à part. Ainsi, ils s’engagent dans une culture séparatiste, voire sectaire, qui a fait leur mauvaise réputation. Le meilleur exemple est le parcours de J. Gresham Machen, qui se retrouve presque à regret obligé de se séparer de son église et de son séminaire pour fonder le Westminster Theological Seminary (en quittant Princeton) (1929) et l’Orthodox Presbyterian Church (séparée de la PCUSA) (1936). Le pire exemple est celui de J. Frank Norris, purement sectaire et en conflit avec tous.
Conséquences sur la philosophie des sciences évangélique
Tout comme les fondamentalistes se séparent des modernistes, la « science créationniste » se sépare de la science mainstream, dans le même mouvement. C’est l’extinction de l’évolutionnisme théiste et de la relation des évangéliques à la science du XIXe siècle. Trois interprétations science/religion sont possibles dans les années 20/30, pour les évangéliques :
- Théorie du jour/ère (day-age) : Les 7 jours de Genèse 1 sont en fait des époques sans durée particulière, possiblement très longues.
- Théorie du « fossé » (gap) : Entre Genèse 1.1 et Genèse 1.2, il y a un trou de plusieurs milliards d’années, jusqu’à ce que l’histoire de la Bible se raccroche à celle de la création. Très populaire à travers les notes de la Bible Scoffield.
- Théorie du déluge (Flood Geology) : nouvelle dans les années 20, est devenue la théorie scientifique créationniste de référence.
La théorie du déluge a ses racines dans les visions d’Ellen G. White, prophétesse fondatrice des adventistes du 7e jour, où elle réfute la théorie du jour/ère par une vision prophétique du déluge. (L’enjeu est la littéralité du Sabbat, que les adventistes du 7e jour gardent avec rigueur, et dont la littéralité est attaquée par cette dernière théorie). C’est l’adventiste George McCready Price qui en fait une théorie scientifique dans ses ouvrages Outlines of Modern Christianity and Modern Sciences (1902) et Illogical Geology (1906) et The New Geology (1926) auxquels fait référence William Bryan dans le procès de Scopes. L’idée est de donner une théorie scientifique à la religion, plutôt que de marier religion et science selon l’ancien modèle.
La théorie est retravaillée dans les années 60, avec John Whitecomb Jr. et Henry Morris, The Genesis Flood (1961). C’est une mise à jour de la théorie avec une suppression des éléments adventistes. Néanmoins, cette théorie est interdite d’enseignement dans les écoles par le verdict du procès Edwards vs Aguilar en 1987. Aujourd’hui, le représentant le plus connu est Ken Ham et son ministère, Answers in Genesis.
Dans les années 80, l’école de l’Intelligent Design essaie de redéfinir une alternative plus respectueuse des deux autres. Elle essaie de rétablir la compatibilité entre religion et science en proposant une meilleure théorie scientifique que l’évolutionnisme. Il ne s’agit pas de proposer une science alternative conforme à la Bible, mais d’utiliser le meilleur de la science actuelle pour critiquer l’Évolution.
- Fondateur : Charles Taxton, Walter Bradley et Roger L. Olsen, The mystery of Life’s origins, 1984.
- Suivi de Michael Denton, Evolution a Theory in Crisis, 1986
- Premier à se proposer comme une autre voie : Kenyon et Percival Davis, Of Pandas and People, 1989
- Une attaque de l’évolutionnisme sur un plan philosophique : Philipp Johnson, Darwin on Trial
- Une attaque scientifique de l’évolutionnisme : Michael Behe, Darwin’s Black Box, 1996 (le premier livre non évolutionniste publié sous une presse académique).
En 2004, une école a essayé d’introduire l’Intelligent Design dans son programme. Elle a été interdite par décision de justice. Encore aujourd’hui, nous sommes en recherche d’une philosophie des sciences qui nous permette d’être à l’aise avec les sciences naturelles.
La fin du fondamentalisme: la montée des néo-évangéliques
La page fondamentaliste se tournera à partir des années 40, sous l’influence de 5 facteurs:
- La fondation de la National Association of Evangelicals, qui cherche ouvertement à tourner le dos au séparatisme fondamentaliste, et à avoir une démarche irénique.
- Carl F. Henry renoue avec les défenses « haut-de gamme » de l’orthodoxie avec ses livres Remaking the modern mind en 1946 et Uneasy Conscience of American Fondamentalism (1947) où il appelle les fondamentalistes à interagir de nouveau avec la culture de leur temps.
- La fondation de Christianity Today en 1956, dont le premier éditeur est Carl F. Henry, qui a pour but d’être un journal intelligent et respectable traitant de l’actualité selon un point de vue évangélique. Énorme succès, jusqu’à ce jour.
- La fondation du Fuller Seminary en 1947 à Pasadena, Californie, dont Carl Henry est un des professeurs. Ce séminaire forme des pasteurs selon une vision néoévangélique.
- La personne de Billy Graham, qui endosse les 4 points précédents. Les évangéliques ayant tendance à suivre des personnes depuis au moins Whitefield et Edwards, le ministère impeccable et incroyablement populaire de Billy Graham apporte l’onction aux néoévangéliques, qui veulent rester orthodoxes, mais dépasser le sectarisme des fondamentalistes.
Enfin, le contexte post-2e guerre mondiale est favorable, car le modernisme théologique est à bout de course. En effet, comme le dit Alec Ryrie, le gros problème du modernisme théologique est qu’il est tellement souple que lorsque le monde devient fou, la théologie le devient elle aussi. C’est ainsi qu’il est critiqué même de l’intérieur par Karl Barth et les néo-orthodoxes. Enfin, on remarquera que la variété d’évangéliques français est dans la continuité de ces néo-évangéliques, tout simplement parce que c’est l’influence principale des missionnaires des années 60, et à cause de l’influence énorme que le passage de Billy Graham a eu sur le monde évangélique français. D’une certaine manière, le CNEF perpétue cet héritage, par son adhésion à la déclaration de Lausanne.
La descendance alternative : la théonomie de Rousas John Rushdoony
Mais je n’ai pas envie de conclure l’article ici : en effet, dans la seconde moitié du XXe siècle, dans une relative obscurité fleurit une autre variété d’évangéliques, qui se place « à droite » des néo-évangéliques : les reconstructionnistes, ou théonomistes. Elle est pour ainsi dire l’œuvre unique de Rousas John Rushdoony, qui rappelle beaucoup Tertullien, le chrétien africain du IIe siècle : prolifique, érudit, convaincu à en déplacer les montagnes, n’ayant pas peur de l’opposition, défenseur de l’orthodoxie. Mais il en aussi les défauts : tempérament enflammé, sectaire, il finit sa vie très isolé, alors même que son héritage fleurit tout autour de lui, et ses excès de zèle l’ont amené à aller trop loin même dans sa doctrine.
Rousas John Rushdoony est le fils de parents arméniens exilés au États-Unis pour échapper au génocide turc, avec une tradition de petit-gouvernement et de prêtrise très forte (chaque génération comporte un prêtre depuis la conversion de l’Arménie au IIIe siècle). Ses études supérieures sont une licence en Anglais et un master en sciences de l’éducation, puis le séminaire libéral en Californie (il est déjà très conservateur à l’époque). Il est ensuite envoyé pour être missionnaire presbytérien dans une réserve indienne à Oyhee, auprès des Shoshones et des Paiutes. Il prêche un évangile sans compromis et très orthodoxe dans un contexte de déliquescence globale avec de lourdes interventions du gouvernement central qui frisent l’abus de pouvoir. Dans les années 1940, Rushdoony se sent dans l’impasse, il est convaincu que l’Église doit être réformée dans une direction anti-étatiste. Dans les années 50, il change de pastorat et arrive en Californie, où il se fait virer par sa hiérarchie libérale.
Dans les années 60, il essaie de percer dans le milieu de la philosophie conservatiste, il collabore brièvement avec Volker Fund Charities, qui devient le Center for American Studies, mais il déclenche un conflit autour de l’identité religieuse du groupe qui finit par le faire virer, et tuer le think tank en question. Rushdoony est alors salarié par un groupe de femmes au foyer désireuses d’apprendre la guerre culturelle. Rushdoony multiplie alors les petits engagements. Son public lors de ses interventions est toujours de quelques dizaines, mais à terme, cela fait des milliers de personnes. En 1965, il fait 212 interventions. Dans le contexte des années 60, très semblable à 2020, il y a une vraie demande pour une vision du monde biblique appliquée aux problématiques culturelles et politiques du jour. C’est dans ce contexte que Rushdoony fonde Chalcedon Foundation, une institution éducative qui a pour but la « reconstruction » chrétienne du monde, en commençant par la personne, jusqu’à la politique. L’objectif n’est pas de restaurer un chrétienté d’âge d’or, mais d’adapter la loi mosaïque à la société américaine de son temps pour obtenir la régénération du christianisme de son temps
Il collabore brièvement avec Christianity Today, fondé en 1956, et endossé notamment par Billy Graham. L’objectif de ce journal est de faire naître une vision évangélique différente, entre l’évangile social des libéraux et l’évangile purement spirituel des fondamentalistes de l’époque. Rushdoony collabore brièvement avec eux, et propose un engagement sociétal basé sur la Loi Moïse. Très vite, notre Tertullien est viré de Christianity Today, et du monde néoévangélique dont il devient la limite droite.
Il engendre deux disciples : Gary North et Greg Bahnsen.
- Gary North est le beau-fils de Rushdoony, économiste de profession. Contrairement à Rushdoony, qui préfère délaisser les élections pour se concentrer sur la construction des institutions familiales et ecclésiales, North est plus attiré par la confrontation directe et l’introduction des idées reconstructionnistes dans le milieu politique. Il fonde l’Institute of Christian Economics (ICE) en 1979. Il est beaucoup plus pratique et appliqué que Rushdoony.
- Greg Bahnsen est de profil pur théologien/philosophe. Il est le défenseur le plus connu et le plus convaincu du préssupositionalisme. C’est lui qui élabore la définition et la défense du concept de théonomie. Il a enseigné brièvement au Reformed Theological Seminary, où il a recruté pour la cause plusieurs étudiants, mais son mauvais tempérament lors d’un conflit avec les autorités de sa faculté l’ont amené à être renvoyé, ce qui a grandement limité l’influence de Chalcedon par la suite.
- Une fois la carrière de North et Bahnsen lancée, développant à eux seuls la partie « économie/politique » et « théologie » de Chalcedon, Rushdoony s’est davantage concentré sur la défense légale de l’École à la Maison [Home School] à travers sa rencontre avec Whitehead. La double expertise théologique/légale qu’il a développé a été un grand bénéfice pour cette cause. Il en naît Christian Rights Fundations.
Les années 80 sont le sommet du mouvement. Mais les années 90 en sont plutôt l’automne. Ce mouvement se divise entre l’école de Tyler (North, Bahnsen) et Chalcedon Foundation (Rushdoony) : L’église de Tyler au Texas est contrôlée par son pasteur local, ainsi que North et Bahnsen : elle reformule le focus de la vision sur l’Église comme agent de changement (plutôt que la famille chrétienne chez Rushdoony). Elle développe une vision catastrophiste, où les grands villes vendues à Moloch vont bientôt s’effondrer, et il est à la charge du peuple de Dieu de survivre et se préparer à planter l’étendard du royaume de Dieu sur les ruines de l’État actuel. Elle vire même à la secte théocratique. Cela vire au duel entre Rushdoony et ses disciples, et au véritable schisme qui ne sera jamais réparé. Chaque partie essaie alors d’enterrer l’autre sous une pure masse de publications.
Parallèlement, le reconstructionnisme perce dans les milieux charismatiques : il y a en effet des affinités entre le catastrophisme prémillénariste des charismatique et le catastrophisme postmillénariste des reconstructionnistes. La guerre culturelle prônée par Rushdoony et ses disciples parle aussi beaucoup aux charismatiques qui ne vivent que pour la bataille spirituelle : d’une certaine façon, ils absorbent le combat culturel de Rushdoony comme la traduction sur terre de la bataille céleste. Par ailleurs, le développement de la télévision, et de la télévision chrétienne en particulier amène à populariser cette école.
En conséquence, le reconstructionnisme apparaît dans le radar de tous les évangéliques : il se fait alors attaquer comme étant dystopique, anti-américain (théocratie vs démocratie) et anti-évangélique. Pourtant les idées reconstructionnistes se répandent largement dans le milieu évangélique, et sont incorporées à la base des interactions entre religion et société. Malheureusement, Rushdoony n’est jamais nommé.
Conclusion : Le Jourdain qui est devant nous
Finalement, l’héritage de Rushdoony est définitivement inscrit dans le milieu évangélique mainstream à travers le Manifeste de Francis Schaeffer, qui est influencé par Rushdoony et a baigné dans le même bain que lui (néo-calvinisme et présuppositionnalisme). Schaeffer filtre et retient les meilleurs éléments de Rushdoony et propose la « cobélligérence » plutôt que la pureté de Rushdoony. Sa synthèse trouve son public parmi les évangéliques et forme aujourd’hui la base de la théologie politique, et de la philosophie des sciences des évangéliques. Tel est l’étrange destinée de l’œuvre de Rushdoony qui se retrouve comme Moïse sur le mont Nébo.
Il est temps de se demander ce que nous allons tirer d’une si belle randonnée. Ce combat que nos pères fondamentalistes ont perdu, comment allons nous le remporter ? Il apparaît qu’il y a plusieurs choses que nous avons aujourd’hui, et que nos pères récents n’avaient pas :
- La résurgence réformée qui donne aux évangéliques les outils intellectuels pour interagir et influencer sur le monde.
- Le contact avec la meilleure tradition protestante, qui est bien plus efficace pour s’opposer au modernisme que les lumières écossaises du début XXe.
- Cette même tradition porte un projet et une vision politique qui donne à l’Église Contemporaine une réponse aux questions sociales.
- Les critiques postmodernes de la Science et de la Raison, qui sont en train de dévorer le modernisme, sans aucune intervention de notre part.
- La providence Divine qui semble avoir changé de camp.
Nos pères du XXe siècle n’ont connu que Babylone, et sont morts sans revoir Jérusalem. Mais aujourd’hui, une possibilité se dessine pour nous de nous préparer à une deuxième chrétienté, pour peu que nous fassions l’effort de quitter notre communauté d’exil. Si nous remettons en ordre notre vie personnelle et nos familles selon les préceptes de l’alliance de Dieu, nous pouvons être comme Esdras et Néhémie qui ont rebâti Jérusalem, et le Deuxième Temple. Nous avons au moins l’appel de nous préparer.
Soit remercié Seigneur pour la fidélité et l’amour de nos pères du XXe siècle pour toi. Merci à eux d’avoir conservé du mieux qu’il pouvait ta doctrine de l’Évangile. Grâce à eux, nous te connaissons aujourd’hui, ce qui est le plus grand trésor.
Je doute de la pertinence de l’histoire Américaine pour les évangéliques (ou protestants) du reste du monde.
Ces personnages évoqués dans l’article sont si particuliers et ont eu si peu d’impact dans le monde de la pensée, de plus les évènements auxquels ils se rapportent ont été si Universels, qu’il est préférable pour chaque peuple de savoir comment dans sa culture on a traité de ces questions que de savoir qui aux Etats-Unis a pensé quoi.
D’ailleurs, les noms les plus connus de cette liste n’ont rien apporté de décisif à l’histoire du protestantisme (Moody, Graham, etc.)
Plutôt que chaque peuple apprenne l’Histoire Américaine, il faudrait que chaque peuple se réattribue l’histoire de la Parole de Dieu dans sa culture. A commencer par les français.
Il faut le faire, sans quoi il faut tirer à jamais une croix sur l’espérance d’être légitime en France.
Il faut à tout prix que les nouvelles générations d’évangéliques français se réapproprient et revendiquent leur historicité en France, sans quoi, si on s’enracine dans l’Histoire Américaine, il faudra renoncer à tout espoir d’être entendu et comrpis car nous ne nous comprendrons pas nous-même.
Il faut le faire aussi pour bien rappeller que le protestantisme et les évangéliques sont avant tout d’origine continentale (Européenne) et non anglosaxonne. Celà est d’autant plus nécessaire que très peu d’églises évangéliques ont une filiation Américaine directe (c’est très marginale).
En réalité la plupart des églises françaises proviennent d’un effort missionnaire Européen tout Azimut. Anglais, Allemands, Hollandais, Suédois, etc … et Américains. Si des Américains en grand nombre ont mis la main à la pâte, il y a rarement eu d’églises nées d’un apport uniquement Américain et ça a rarement donné lieu à une filiation institutionnelle. Même les pentecôtistes au début du XXème, dont la majorité des missionnaires étaient américains ont donné naissance à des églises pentecôtistes entièrement francisés dont le corps pastoral est rapidement devenu majoritairement français.
Il faut donc revendiquer nos racines évangéliques françaises, non par chauvinisme, mais pour ancrer notre identité dans l’histoire de la Parole de Dieu dans un pays. Il faut faire celà au lieu de se contenter de se revendiquer des Cévènnes et des réformateurs (une mémoire longue mais discontinue qui arrange les libéraux car promouvoit une identité sociologique en servant de « mythe des origines » commun), il faut revendiquer une continuité doctrinale depuis la réforme en assumant le vide laissé par la révocation de l’Edit de Nantes entre le protestantisme du XVIIème et les petits recommencements après l’Edit de Versaille (1685-1787), avec un Adolphe Monod (1802-1856), puis ensuite un Auguste Lecerf (1872-1943) et ceux qui les ont suivis dans leur combat après la guerre.
Nous pouvons également revendiquer les pasteurs francophones du réveil de Genève.
Quand au passé, avant la réforme, il faut revisiter et s’approprier l’héritage bien préservé du christianisme antique en Provence et dans le Sud de la France, il faut proposer une relecture orthodoxe de cet héritage.
Autrement dit il faut résister à une double pression :
Celle des réformés libéraux qui instrumentalisent l’Histoire protestante pour nous donner une identité commune de victimes des persécutions : une identité sociologique détachée de la parole.
Celle des Américains qui veulent que leur histoire devienne l’Histoire du monde, et qui nous pousse à nier une continuité historique avec tout ce qui précède leur hégémonie.
Ces deux pressions créent une conception erronnée de notre Histoire : On se met à maintenir ensemble deux héritages incompatibles, 1 nous avons des origines lointaines (les cévènnes), 2 nos institutions sont nées au 20ème siècle de missions étrangères après la guerre. Incohérent, si on refuse d’ancrer notre Histoire dans l’Histoire de la Parole de Dieu en France.
Les Américains, comme toujours, glorifient jusqu’aux nues leur entrée dans une bataille, ils en font des démonstrations de force magistrales et époustouflantes pour qu’on les croie rédemptrices, de telle manière que, dans la retraite ou la défaite, on se souvienne de leur intervention comme une intervention décisive et glorieuse. Et ils sont malheureusement, dans l’Eglise comme à la guerre.
Tout celà est d’autant plus important qu’il permettra aux Evangéliques Américains de se situer correctement dans l’Histoire.
Eux-mêmes ont continué et continuent de se nourrir des sources théologiques Européennes (surtout des néocalvinistes hollandais), ils n’ont pris le devant de la scène théologique qu’après la guerre, et depuis, aucun théologien Américain n’a eu d’apport vraiment décisif. Ce qui explique que jusqu’à présent aucun des « grands noms » protestants Américains n’a laissé sa trace dans l’Histoire, pourtant ils veulent qu’on les étudie comme on étudierai les premiers conciles. Leur histoire est tellement particulière, sur le plan économique, social, politique, que les autres cultures y trouvent rarement des échos pertinents pour comprendre le présent. Cependant il faut reconnaître leur véritable apport au monde : ils font un travail d’érudition dans tous les domaines des sciences sociales, des langues, de l’histoire et de la théologie, un travail colossal et qui n’a été égalé par aucune nation par le passé.
C’est peut-être dans ce domaine que nous devrions reconnaître le vrai apport des Américains y compris dans l’Eglise.
Blessings ! Comme on dit là-bas !
Merci Ilan, pour cet éclairage bien argumenté. Intéressant !
J’admets le tout! C’est pour cela que prochainement paraîtra une « histoire très rapide » semblable pour les réformés français du XXe siècle. La seule chose qui m’empêche de placer les évangéliques français correctement dans l’histoire, c’est qu’ils ne parlent même pas de leur propre histoire! Eux-même ignorent souvent d’où ils viennent, et vu que tous les auteurs, conférenciers et sources intellectuelles sont américaines, on ne peut pas échapper à cette assimilation « évangéliques= ricain français ». Bref. Si t’as de la doc, je suis preneur!
Oui c’est vrai que les Évangéliques ne parlent pas de leur propre histoire, je crois pour deux raisons,
1 – Nous n’avons jamais eu le sens des institutions (et donc le soucis de l’Histoire). Très peu d’écrits demeurent même dans les Églises locales.
2 – À cause du triomphe de l’esprit universel, les dénominations évangéliques ont rompu avec l’idée d’une théologie propre, peu de dénominations tolèrent la Théologie et celles qui le font ne cherchent pas à conserver et développer une tradition théologique propre.
Preuve du triomphe de cet esprit universel, alors qu’autrefois c’étaient les pasteurs qui écrivaient l’Histoire de l’Église (c’est-à-dire en assumant forcément une orientation selon un point de vue théologique) ce qui façonne aujourd’hui notre mémoire collective sont les thèses des sociologues :
La thèse de S.Fath sur les Baptistes
La thèse de S.Aaronian sur les Frères Larges
et apparement un travail similaire en cours sur les pentecôtiste.
C’est de ces travaux que je partirais si j’étais toi, car ils sont très denses (limite exhaustifs). Pour remonter plus loin, On peut créer une généalogie en partant de la tradition Réformée Évangélique, qui réfléchis à partir de l’Édit de Versaille. Je te conasseil l’article du pasteur Danièle Bergèse sur l’Histoire du Protestantisme Évangélique dans la Revue Réforme. Il pose les grandes périodes.