The Gospel Coalition, ou l’angle mort des néo-évangéliques
31 décembre 2020

The Gospel Coalition est un site évangélique fondé en 2005 par Timothy Keller et Donald Carson, qui a été une immense bénédiction pour le monde évangélique. Il a grandement contribué à la popularisation du calvinisme, à la vulgarisation de la théologie réformée, et à l’appropriation de la vie intellectuelle d’un grand nombre d’évangéliques. Sa grande qualité était de garder l’essentiel de ce qui fait la valeur des évangéliques : conservatisme social, accent sur la mission et la piété personnelle… tout en abordant sans peur des sujets culturels et philosophiques. Il a été le vaisseau amiral d’une multitude de projets eux aussi bénéfiques : le catéchisme pour la nouvelle cité, Évangile 21 plus d’autres sites et blogs francophones qui gravitent dans la même orbite : La Rébellution, Tout pour sa gloire.

Et même à titre personnel, ce site et son écosystème occupent une place déterminante dans mon propre parcours : je ne serais pas devenu réformé sans lui. J’écris donc cet article avec beaucoup de gratitude pour leur œuvre, et un immense respect.

Pourtant ces dernières années, il a été attaqué pour des articles hasardeux sur la théorie critique des races : on lui reproche d’être trop woke, trop libéral. Certains auteurs vedettes ont émis des paroles douteuses et qui paraissent trop conciliantes avec les philosophies séculières.

Dans cet article, je ne vais pas condamner The Gospel Coalition, mais donner au lecteur francophone des clés pour comprendre cette situation, et décrire la grande faiblesse de ce vaisseau amiral.

Carl F.H. Henry, le grand père de The Gospel Coalition

Timothy Keller, Donald Carson, Albert Mohler, Russell Moore, Ray Ortlund — ces membres du bureau directeur de The Gospel Coalition sont des disciples directs de Carl F.H. Henry, le fondateur de l’école des « néo-évangéliques ». Au-delà de ces noms particuliers, nous allons voir que le site en lui-même est la réalisation parfaite de la vision initialement exposée par Carl F.H. Henry. Présentons-le, même si nous l’avons brièvement évoqué dans un article précédent.

Carl F.H. Henry

Selon les mots d’Albert Mohler, Carl F.H. Henry est un « théologien indispensable » à la hauteur de Jean Calvin et Jonathan Edwards, injustement méconnu. Si vous connaissez Billy Graham, alors vous connaissez Carl F.H. Henry car il était en quelque sorte le cerveau de ce dont Billy Graham était le porte-parole et le visage. C’est dire son importance. Pour résumer sa biographie :

  • Il est né en 1913 dans une famille chrétienne mainstream (père luthérien et mère catholique, tous deux nominaux). Il se forme en journalisme, et se convertit en 1933. Il étudie à Wheaton avec Billy Graham, et décroche un doctorat à Boston.
  • En 1942, il est le cofondateur de la National Association of Evangelicals (NAE), la locomotive des néo-évangéliques, avec Harold J. Ockenga (pasteur à Boston).
  • En 1947, il publie The uneasy conscience of American Fundamentalism dans lequel il appelle les fondamentalistes à abandonner leur posture de rejet de la culture, et au contraire à l’intégrer et la transformer, dans un sens conservateur. C’est le manifeste des néo-évangéliques.
  • En 1956, il devient l’éditeur de Christianity Today, un journal qui ambitionne d’être le Christian Century conservateur et de faire sortir les évangéliques de leur ghetto culturel fondamentaliste.
  • De 1976 à 1983 il publie son magnum opus: God, Revelation, and Authority  en 6 gros volumes.
  • Il meurt en 2003, à l’âge de 90 ans.

Dans les années 1940, seul le fondamentalisme avait droit de cité dans le monde évangélique. Sur la base de la théologie dispensationaliste (que vous connaissez comme étant l’eschatologie préférée des pentecôtistes), les églises fondamentalistes affirmaient qu’il était inutile d’interagir avec le monde. À quoi bon faire des études, écouter les philosophes, traiter des sujets mondains comme le travail ou l’économie ? Ce monde allait disparaître prochainement, toute notre énergie devait être investie dans l’évangélisation et la protection contre les forces du mal. Comme le disait un fondamentaliste : « À quoi bon polir les bronzes du Titanic ? »

Il va de soi que cet anti-intellectualisme et ce rejet de toute question culturelle ont commis un grand tort aux évangéliques. En 1947, Carl F.H. Henry publia un manifeste : The Uneasy Conscience of American Fundamentalism. Dans ce livre, il dénonçait l’anti-intellectualisme des fondamentalistes, et appelait les évangéliques à investir de nouveau les questions culturelles et sociales. Il rêvait notamment d’un « Harvard évangélique » qui fût à la fois un lieu d’excellence académique et de rayonnement de l’Évangile.

L’idée des néo-évangéliques est de :

  • Garder le meilleur du fondamentalisme : l’orthodoxie, l’accent sur la mission, la piété personnelle, l’éthique individuelle irréprochable.
  • Éviter le pire du fondamentalisme : l’esprit sectaire, l’anti-intellectualisme et le rejet de toute démarche académique (philosophie comprise)
  • S’ouvrir aux questions culturelles et sociales : il s’agit pour les chrétiens d’intégrer le monde académique comme historiens, philosophes, théologiens, experts de toute sorte… pour s’assurer que l’Évangile reste pertinent et soit efficacement transmis. Il faut donc que les théologiens ne traitent pas que d’interprétation biblique, mais aussi des questions économiques, sociales, politiques etc. De manière générale, les néo-évangéliques cherchent à développer une “doctrine sociale de l’Église” évangélique.

En fin de compte, leur influence est immense aujourd’hui :

  • The Gospel Coalition est une œuvre néo-évangélique, elle est même l’organe de vulgarisation de la vision de Carl F.H. Henry.
  • Le CNEF relaie le mouvement de Lausanne en France. Or le mouvement de Lausanne est un enfant de Carl F.H. Henry, dont il fut un organisateur et le visionnaire.
  • De manière générale, toutes les œuvres évangéliques qui participent à la théologie culturelle et qui abordent bibliquement les sujets de société font du néo-évangélisme sans le savoir. Les seules exceptions sont les reconstructionistes – qui suivent plutôt le dominionisme de Rushdoony.

Bref, si vous n’êtes pas anti-intellectuel et que vous aimez lire les traitements bibliques de l’actualité, c’est que vous aimez l’œuvre de Carl F.H. Henry.

La limite de la vision de Carl Henry

Bien entendu, parmi ses projets, Carl Henry voulait sortir de l’éthique infantilisante des fondamentalistes pour réformer en profondeur l’éthique évangélique. Il publia en 1957 Christian Personal Ethics qui traitait d’éthique individuelle. Il avait pour projet de faire la même chose avec l’éthique collective — et donc la théologie politique — mais ne put le réaliser que partiellement en 1964 dans Aspects of Christian Social Ethics. Pour quelle raison ? Principalement par manque de temps : en 1957 il devint éditeur de Christianity Today et douze ans plus tard, il était engagé dans d’autres débats.

Mais il y a un autre facteur qui rendit impossible cette réalisation, et qu’a bien expliqué à Richard J. Mouw dans sa contribution à Essential Evangelicalism : la difficulté d’une éthique complète, comprenant notamment la théologie politique est enracinée dans la tradition évangélique elle-même, et a empêché Carl F.H Henry de trop s’avancer dans le sujet.

La difficulté d’une éthique détaillée est qu’elle nécessite de s’appuyer sur une tradition élaborée qui en fournisse les premiers principes. Or la diversité évangélique fait que l’on ne peut pas se baser sur le dénominateur commun des évangéliques, qui est beaucoup trop restreint. Le “quadrilatère de Bebbington” (biblicisme, crucicentrisme, conversionnisme, activisme) est une liste de critères d’exclusions, pas une philosophie distincte.

Ainsi, en 1973, lorsque fut signée la Chicago Declaration of Evangelical Social Concern, derrière l’unité de facade des évangéliques, il y avait en réalité une dispersion énorme qui suivait des lignes confessionnelles antérieures, entre des mennonites à la John Yoder et des baptistes particuliers (ou « réformés baptistes ») comme Carl F.H. Henry. 

Par ailleurs, les néo-évangéliques n’ont aucune doctrine de l’Église particulière : au contraire, ils abritent en leur sein plusieurs ecclésiologies très différentes. Cela veut dire qu’ils n’ont pas la même vision des relations entre Église et État, Église et société, intégration de l’Église dans la vie collective, etc. Comment faire une éthique collective néo-évangélique alors ?

C’est ce que dit Richard J. Mouw :

Sans une attention particulière à l’ecclésiologie, nous pouvons nous retrouver avec de graves problèmes théologiques. Il y a plein de preuves aujourd’hui que, lorsqu’on commence avec une théologie qui ne comprend que les accents du quadrilatère de Bebbington, et qu’on essaie ensuite de diluer l’un ou l’autre de ces éléments, il ne nous reste qu’un mouvement vulnérable à tout vent de doctrine.

Richard J Mouw, Toward a Full-Orbed Evangelical Ethic in Hall Matthew J. et Strachan Owen (dir.), Essential Evangelicalism: The Enduring Influence of Carl F.H. Henry, Wheaton, Ill : Crossway Books, 2015, p. 51.

Les limites de The Gospel Coalition

Le paradoxe de cette vision, c’est que :

  1. Elle est volontairement « œcuménique » depuis le départ, dans le sens où les néo-évangéliques ont profondément à cœur de produire une théologie qui ne soit pas particulièrement baptiste, ou mennonite, ou méthodiste ou pentecôtiste….
  2. Mais que dans les faits ses disciples sont tous des « réformés baptistes » qui adhèrent implicitement, si ce n’est totalement, à la confession de foi baptiste de Londres (1689).

Autrement dit : ils se forcent à être aconfessionnels alors qu’ils ne le sont pas, et que la vision néo-évangélique exige implicitement d’être confessionnel ! Si vraiment vous voulez une théologie politique évangélique, il ne suffit pas d’être « un simple chrétien ». Vous allez avoir besoin d’une théologie élaborée et complète avant même d’aborder les questions de société. Et par-dessus tout, pour savoir ce que l’Église devrait faire sur X ou Y, il faut déjà avoir une idée claire de ce qu’est l’Église, et donc adhérer à une tradition confessionnelle particulière. Plus vous êtes « de simples évangéliques » et moins vous pouvez accomplir le projet néo-évangélique.

C’est pour cela que moi-même, désirant depuis plus de 10 ans vouloir faire de la théologie politique, j’ai dû d’abord abandonner la tradition évangélique et devenir réformé confessant. Je n’aurais pas pu écrire sur le sujet sinon.

Revenons à The Gospel Coalition : ces dernières années, leurs articles sur la justice sociale (le sujet chéri de Carl F.H. Henry) ont déclenché des polémiques. On leur a reproché de devenir libéraux, de ne pas assez prendre de distance par rapport aux idées séculières, d’être des « paladins de justice sociale » avec une croix. Certains, cherchant l’insulte la plus violente de leur vocabulaire, ont même insinué qu’ils étaient de gauche.

En réalité, que s’est-il passé ? Rien d’extraordinaire en réalité : l’orthodoxie n’est pas un charisme possédé par un groupe de personnes infaillibles. C’est acquis depuis la Réforme. Elle est le fruit de différents débats internes à l’Église sur la bonne doctrine, entre hérésies et corrections, jusqu’à ce que l’Église se réunisse et se mette d’accord par des synodes. The Gospel Coalition a proposé divers traitements de la justice sociale dont certains ont été hasardeux, voire mauvais. Il appartient à d’autres de la corriger jusqu’à ce que la doctrine soit justement exprimée. Le problème n’est pas dans les « mauvais » articles.

Il est dans la modération de The Gospel Coalition. En effet, le monde évangélique est ainsi structuré qu’il n’y a plus personne qui soit légitime pour réellement faire taire ce site si jamais il dérivait mortellement.

  1. Du temps de Carl F.H. Henry, les fondamentalistes étaient un bloc soudé dès qu’il s’agissait de dénoncer les hérésies. Il travaillait dans un espace très étroit entre crédibilité intellectuelle et adhésion au conservatisme. Aujourd’hui, le fondamentalisme n’a presque plus d’influence. Les néo-évangéliques n’ont plus les féroces zélotes fondamentalistes pour les ramener sur le droit chemin en cas d’erreur.
  2. Le monde évangélique est devenu beaucoup plus perméable au libéralisme. Quand Carl Henry parlait des « non-évangéliques », il s’agissait d’un monde intellectuel tout à fait séparé des autres évangéliques. Aujourd’hui, les libéraux et évangéliques se mélangent partiellement, et même les catholiques veulent faire comme eux.  L’œcuménisme inter-évangélique fait donc face au risque d’un tournant libéral qui n’était pas d’actualité dans les années 50 ou 60. Or The Gospel Coalition suit cette voie « broadly Reformed ». Mais comme le montre l’exemple de la PCA, il n’y a pas d’Eglise réformées qui soit hors d’atteinte du libéralisme.

En somme, ce qu’il manque à The Gospel Coalition, qui les ancrerait davantage dans l’orthodoxie et ferait taire les mauvaises langues, c’est d’être honnête dans leur adhésion à une confession de foi et une tradition élaborée. Qu’ils cessent d’être « vaguement réformés » et qu’ils soient explicitement baptistes particuliers.

Même si vous rejetez ma proposition en disant que toutes ces accusations sont sans fondement, il reste le problème exposé par Richard J. Mouw : quand vient le temps de faire de la théologie culturelle ou politique, il n’y a pas d’évangéliques, il n’y a que des anabaptistes, des baptistes et des réformés.

Il faudra un jour faire son choix. Moi, je suis réformé. Et vous ?


Illustration de couverture : Broadway et la Saint Paul’s Chapel à New York au XVIIIe siècle.

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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3 Commentaires

  1. Pepscafe

    Bonjour !

    Merci pour cet article, très intéressant.

    “Sinon, …..ces dernières années, leurs articles sur la justice sociale (le sujet chéri de Carl F.H. Henry) ont déclenché des polémiques. On leur a reproché de devenir libéraux, de ne pas assez prendre de distance par rapport aux idées séculières, d’être des « paladins de justice sociale » avec une croix. Certains, cherchant l’insulte la plus violente de leur vocabulaire, ont même insinué qu’ils étaient de gauche (……)The Gospel Coalition a proposé divers traitements de la justice sociale dont certains ont été hasardeux, voire mauvais”.

    C’est à dire ? En clair ?
    En quoi ces “divers traitements de la justice sociale” pourraient-ils être taxés d'”hasardeux, voire mauvais ?”

    Question subsidiaire : cette proposition d’étude de l’économie “sous un angle chrétien” pourrait-elle être qualifiée de “gauche” par les détracteurs du traitement de la justice sociale de TGC ? ( https://phileosophiablog.wordpress.com/2019/09/06/comment-etudier-leconomie-sous-un-angle-chretien/) ? 😉

    En te remerciant,

    Bien fraternellement et excellente fin d’année,
    Pep’s

    Réponse
  2. Ricardo

    Merci pour cet article. Je suis également très béni par The Gospel Coalition (évangile 21) et je pense que je continuerais à l’être.

    “Même si vous rejetez ma proposition en disant que toutes ces accusations sont sans fondement, il reste le problème exposé par Richard J. Mouw : quand vient le temps de faire de la théologie culturelle ou politique, il n’y a pas d’évangéliques, il n’y a que des anabaptistes, des baptistes et des réformés.”

    Pouvez-vous expliquer la différence entre anabaptiste, baptiste et réformé ? Tim Keller est baptiste ?

    Merci.

    Réponse
    • Arthur Laisis

      Timothy Keller est réformé (ou plutôt presbytérien). Il est pasteur de la Presbyterian Church of America.

      Réponse

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