En défense du christianisme culturel — Stephen Wolfe
30 mai 2023

A Case for Christian Nationalism est un livre de Stephen Wolfe paru en 2022, qui a provoqué beaucoup de réactions dans les médias évangéliques américains. L’auteur y défend une vision particulière de la chrétienté (car il y a plusieurs régimes de chrétienté possibles). Dans le chapitre 5, il défend le bien du christianisme culturel et s’oppose en particulier à Russel D. Moore, une figure importante des médias évangéliques, qui se réjouissait dans un article sur Christianity Today de la disparition de la culture chrétienne du Sud des États Unis. Wolfe s’oppose à lui pour défendre l’utilité du christianisme culturel.


La question relative au christianisme culturel n’est pas de savoir s’il peut conduire à l’hypocrisie religieuse, car j’affirme que c’est le cas. La question n’est pas non plus de savoir s’il contribue positivement à une vie agréable et paisible et s’il serait préférable en l’absence de toute préoccupation concernant l’hypocrisie religieuse. C’est ce qu’affirme explicitement Moore et, semble-t-il, la plupart des critiques du christianisme culturel. La question n’est pas non plus de savoir si le pouvoir social est un moyen d’accéder à la foi, car Moore et d’autres affirment que le pouvoir social1 en tant que force hostile est une condition nécessaire à l’épanouissement du christianisme. Je suis d’accord pour dire qu’il s’agit d’un moyen d’accéder à la foi, même si j’affirme qu’il devrait être considéré comme une force positive à cette fin.

La question est de savoir si la normalisation du christianisme dans la société prépare les gens à recevoir l’Évangile de telle sorte qu’ils sont (normalement) plus nombreux à parvenir à la vraie foi que si le christianisme culturel n’existait pas. Cette question est, à un certain niveau, une question empirique. Mais comme la vraie foi est invisible, nous ne pouvons pas additionner les nombres de sauvés. Néanmoins, il y a plusieurs raisons de répondre à cette question par l’affirmative.

La préparation, ou ce que l’on a appelé la præparatio evangelica, est largement reconnue dans la tradition théologique chrétienne. À l’origine, elle faisait référence à la fonction de la philosophie grecque dans la préparation à l’accueil de l’Évangile. Le principe sous-jacent s’applique toutefois également dans un contexte culturel chrétien : la plausibilité de l’Évangile facilite la réception de celui-ci. Les conditions ambiantes qui évoquent positivement le christianisme préparent à l’accueil de l’Évangile. Les relations humaines façonnent les gens vers la foi. Timothée avait sa mère et sa grand-mère, et Augustin avait sa mère Monique, ce qui illustre le rôle des relations naturelles dans la formation spirituelle. Pourquoi exclure les relations avec un magistrat ou avec les voisins ? Ni un voisin, ni une mère, ni un magistrat ne peuvent amener à la foi, mais ils peuvent préparer à la foi. Nous pouvons considérer la foi comme une chose individuelle, mais sa préparation et sa formation sont relationnelles et même sociales.

De nombreux chrétiens pensent aujourd’hui qu’une croyance n’est authentique que si, pour y adhérer, il faut renoncer à ses préjugés à l’égard de cette croyance. Il y a quelque chose de louable dans le fait de résister à ses idées fausses, mais cela concerne le caractère, et non la qualité de la croyance. Certaines, voire la plupart, de nos convictions les plus fortes sont celles que nous sommes disposés à entretenir. Ma conviction forte (et vraie) que ma mère est une femme gentille et généreuse, qui est bien étayée par des preuves et partagée par tous ceux qui la connaissent, n’est pas inauthentique ou affaiblie par ma prédisposition (étant son fils) à penser du bien de ma mère ou par le caractère commun de la conviction. Le fait de se préparer à croire quelque chose ne rend pas la croyance qui en résulte inauthentique ; en fait, il semblerait que cela rende la croyance plus authentique, car vous en ressentez la vérité. Les préjugés complètent la raison. À tout le moins, le fait d’être contre le monde sur certaines questions n’est pas une condition nécessaire à une croyance authentique.

Le principal problème de Moore avec le christianisme culturel est qu’il dissimule l’hypocrisie, laissant ainsi les gens en sécurité et à l’aise dans leur état non converti. Une société hostile révèle qui est converti et qui ne l’est pas. Il écrit : « Le christianisme prospère lorsqu’il est, comme l’a dit Kierkegaard, un signe de contradiction… Il est plus facile de parler d’un évangile aux perdus que de parler d’un évangile à ceux qui sont en quelque sorte sauvés ». En d’autres termes, des conditions sociales hostiles conduisent les faux chrétiens à abandonner la foi, ce qui permet de reconnaître facilement ceux qui ont besoin d’être encouragés dans la foi et ceux qui ont besoin d’être convertis à la foi. La société est un instrument qui permet de séparer visiblement les brebis des boucs.

Mais vivre dans l’hostilité, la désintégration sociale et la déracination, et soumettre les familles chrétiennes à des forces sociales hostiles et implacables, constituent un prix élevé à payer pour une distinction claire entre sauvés et perdus ; et une distinction claire n’est absolument pas nécessaire. Premièrement, la présomption que tous ou la plupart des membres d’une communauté partagent la foi chrétienne, au moins en termes d’assentiment, n’empêche personne de dénoncer l’assentiment sans foi et l’hypocrisie du cœur. En effet, les pasteurs admonestent régulièrement ces personnes en chaire, et les chrétiens, en tant que membres de la société civile, peuvent faire de même. Et dans des conditions de christianisme culturel, où les gens participent à des activités chrétiennes, les pasteurs et les chrétiens auront davantage d’occasions d’appeler les gens à la fidélité.

Deuxièmement, une distinction claire n’a rien à voir avec les opérations de la grâce. La Parole de Dieu est puissante et la lecture des Écritures, qu’elle soit privée ou publique, est soutenue par cette puissance. La Parole est « l’épée de l’Esprit » (Éphésiens 6,17) qui perce l’âme pour le salut. La prédication possède un pouvoir unique, ordonné par Dieu, comme l’affirme la Confession helvétique postérieure (ch. I) : la prédication de la parole de Dieu est la parole de Dieu. La puissance de la Parole n’augmente ni ne diminue selon que l’orateur sait qui est ou n’est pas vraiment converti.

Troisièmement, il est plutôt stupide, surtout à notre époque, de penser que l’hostilité à l’orthodoxie créera une distinction claire entre les sauvés et les non sauvés. Nous ne sommes plus à la fin des années 90 et au début des années 2000, lorsque les nouveaux athées contestaient la foi. Aujourd’hui, le régime américain, bien qu’hostile au christianisme historique, soutient certaines versions modernes du christianisme qui lui sont favorables ou inoffensives. Les prêtresses ont désormais des rubriques régulières dans les journaux nationaux, et les journalistes religieux font le buzz autour des églises et des dirigeants favorables au régime et dénigrent ceux qui sont jugés hostiles. Certains croyants sincères (bien que dans l’erreur, à mon avis) gagneront une certaine respectabilité ad hoc de la part du régime pour leur passivité ou leur volonté de critiquer la droite, et d’autres seront à cheval entre l’orthodoxie et l’hétérodoxie afin de soutenir activement le régime tout en servant d’exemples de « modération » ou d’une « troisième voie ». Le régime ne permettra tout simplement pas de distinguer clairement les régénérés des non-régénérés. Pourquoi ? Parce que le régime américain a réalisé après l’élection de 2016 que faire de l’orthodoxie chrétienne un ennemi juré est dangereux. Le bloc de vote évangélique est le bloc le plus efficace contre eux, et le régime a donc besoin de leaders apparemment orthodoxes en tant qu’initiés pour démanteler ce bloc. Il n’est pas surprenant que des gens comme Moore, au cours de la dernière décennie, aient élargi l’orthodoxie à la gauche politique et aient « critiqué » la droite politique, accusant leur théologie de refléter et de justifier la « masculinité militante blanche ».

Ainsi, une distinction claire entre régénérés et non régénérés n’est pas nécessaire et, à notre époque, la ligne de démarcation entre les deux est de plus en plus floue et utilisée dans l’intérêt du régime séculier américain. Si le coût de la foi en temps de persécution peut révéler l’authenticité de la foi, il ne révèle pas vraiment l’authenticité de la croyance, c’est-à-dire l’assentiment intérieur à des propositions. La persécution remet en question la foi d’une personne, et non son assentiment à des propositions, car une personne peut nier extérieurement ce à quoi elle adhère intérieurement. La persécution, si elle est dirigée contre ceux qui affirment des croyances orthodoxes, révélera la vraie et la fausse foi. Je le reconnais. Mais cela ne concerne que les effets directs de la forme ouverte de persécution, moins fréquente. Le plus souvent, la persécution naît d’une hostilité sociale plus générale et implicite à l’encontre de la foi chrétienne. Cette hostilité conditionne la société non seulement contre la foi elle-même, mais aussi contre l’adhésion à l’Évangile. Elle présente l’Évangile comme ridicule, invraisemblable, immoral, dangereux ou subversif. Or, puisque l’adhésion directe à l’Évangile est une condition préalable à la foi en l’Évangile (selon le protestantisme), l’hostilité sociale élimine une condition nécessaire à la foi. En conséquence, la société cherche à injecter dans les sentiments de chacun un préjugé anti-chrétien.

À l’inverse, le christianisme culturel fait le travail de guider les gens vers les conditions préalables à la foi : la connaissance et l’assentiment à l’Évangile. Bien que le christianisme culturel ne puisse pas sauver, il prépare les gens au salut en rendant plausible la vérité chrétienne. Par conséquent, dans de telles conditions, le travail du ministère ne consiste pas à convaincre les gens de la vérité du christianisme, mais de la nécessité d’une foi véritable en ces vérités — pour que les gens passent de l’assensus à la fiducia. Le ministère est moins un travail d’apologétique qu’un appel à la fidélité.

La crainte la plus légitime est que le christianisme culturel puisse en fait saper les appels à la fidélité — que les gens ridiculisent le travail du ministère parce qu’il les appelle à sortir de leur passivité et de leur indifférence à l’égard des choses célestes. Il s’agit là d’une crainte légitime, mais qui correspond à un abus du christianisme culturel. Et corriger cet abus est le rôle des magistrats, des ministres de l’Église et de tout membre sérieux de la société. Le christianisme culturel n’est qu’un mode de religion parmi d’autres, et chacun dépend des autres pour sa santé. Et comme le pouvoir social n’est pas maîtrisé par une figure centrale, il a souvent besoin d’être corrigé par les magistrats et les églises. Cependant, même dans ses abus, le christianisme culturel prépare les gens à recevoir le Christ et fournit les conditions d’une vie commode, et les gens sont mieux lotis dans ses abus que dans son absence.

Il y a donc de bonnes raisons d’affirmer que le christianisme culturel est un net positif pour la société civile, puisqu’il prépare efficacement les gens à la foi, entraîne (dans le cours normal de la Providence) un plus grand nombre de croyants et soutient les institutions civiles et sociales pour le bien commun.


Illustration : John Lewis Krimmel, Mariage à la campagne, huile sur toile, 1820.

  1. Par force sociale, Stephen Wolfe fait référence à la contrainte exercée par des faits sociaux. Un fait social (Durkheim) est une règle implicite issue des habitudes collectives (mœurs) d’une société qui exerce une contrainte sur les individus en définissant ce qui est acceptable et bon en société et ce qui est déviant et inacceptable.[]

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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