Le christianisme de Mistral — André Lamorte
16 novembre 2022

À l’occasion du centenaire de la naissance du grand poète provençal Frédéric Mistral (1830-1914), figure tutélaire de la Provence récompensée notamment par le prix Nobel de littérature en 1904, le pasteur de l’Église réformée évangélique d’Aix-en-Provence, André Lamorte (1896-1980), donna une conférence sur les opinions religieuses du poète. Il y rappela notamment sa proximité avec certains auteurs protestants et pages d’histoire protestante, avant de souligner la présence inextricable d’un élément païen et d’un élément chrétien dans sa création. Alors que les Églises sortaient affaiblies de la guerre scolaire et de la Séparation qui avaient ponctué l’Avant-guerre, Lamorte prononça un vibrant plaidoyer pour une culture humaniste qui sût reconnaître qu’elle avait besoin de l’Évangile comme d’un indispensable complément.

Au-delà de l’hommage à Mistral, cette conférence illustre aussi comment une Église peut s’insérer et rayonner dans la vie culturelle d’une cité et de toute une région. Le pasteur Lamorte fut ensuite un des artisans du maintien des Églises réformées évangéliques en 1938, un des fondateurs et le premier doyen de la faculté de théologie d’Aix-en-Provence (aujourd’hui faculté Jean Calvin ; il y enseigna l’Ancien Testament à partir de 1941). Il adopta des positions baptistes qui le conduisirent à renoncer à sa charge d’enseignement en 1954, et œuvra ensuite surtout comme évangéliste1. Une rue d’Aix-en-Provence lui rend hommage.


Où en est la question du christianisme de Mistral ?

On a beaucoup écrit sur le poète, très peu sur le croyant. Après avoir consulté bien des documents, pris pas mal de renseignements ici et là-auprès de personnalités compétentes dont la plupart ont vécu près du poète, voire meme dans son intimité, nous pouvons dire que cette question présente, avec beaucoup de difficultés, un intérêt considérable, que cette question est, à ce jour, à peine ébauchée et très insuffisamment traitée par ceux qui s’y sont essayés.

Question difficile, car nous manquons de documentation, d’indications précises en dehors de l’œuvre publique de Mistral. L’œuvre publique de Mistral est une œuvre de poète ; si riche, si sublime même qu’elle soit, elle n’échappe ni aux charmes ni aux travers de la poésie : charmes incomparables d’une langue mélodieuse, aux abondantes images, au rythme enchanteur, à la grâce séduisante comme le ciel, riche comme le pays de Provence. Mais toute médaille a son revers, toute poésie a ses défauts, et le défaut commun à toute poésie, c’est que, quoiqu’en ait dit Boileau, elle est plus belle et plus aimable qu’elle n’est vraie, elle peut être belle et aimable sans être toujours pleinement vraie. La poésie, c’est une traduction souvent imparfaite, souvent exagérée de la vérité. Les exigences de la technique du vers, de la rime, du rythme, de l’art, en un mot, entravent malgré tout plus ou moins le poète, le contraignent à certains artifices, à certains détours. Elles l’obligent aussi à recourir à des images, à des évocations qui, si heureuses qu’elles soient, ne traduisent qu’insuffisamment, quand ce n’est pas à faux, sa secrète pensée. Mistral n’a sans doute pas échappé au piège de son art. Aussi bien, son œuvre nous apparaît-elle insuffisante pour nous renseigner sur la nature intime de sa foi. Il nous faudrait d’autres témoignages émanant du poète lui-même, il nous faudrait sa correspondance. Or, cette correspondance, ces témoignages, nous ne les possédons pas (du moins pas encore).

Question difficile donc, et question pleine d’intérét. Au point de vue religieux, Mistral se révèle, dans son œuvre, comme un croyant mitigé de mysticisme pur, de pur romanisme et de paganisme. Ce paganisme mistralien n’est-il qu’un artifice littéraire? Il se peut. Il reste, malgré tout, à dégager des chants mistraliens la part qui revient au pur christianisme.

Qu’a-t-on fait jusqu’ici pour éclairer le problème ?

La documentation catholique — la seule qui existe à ce jour sur ce sujet — ne nous offre guère que quelques rares allocutions ou sermons prononcés à la mémoire du poète, à l’occasion des fêtes provençales. Or, ce qui caractérise ces rares travaux, c’est beaucoup plus le parti-pris de nous présenter un Mistral, poète catholique, que le désir de découvrir la religion vraie de Mistral. Aucune méthode scientifique et objective. Qu’on en juge simplement par un modèle du genre, l’allocution prononcée à Maillane, en provençal, par M. l’abbé Pépin, le 8 septembre de cette année. Voici certains arguments de M. l’abbé Pépin en faveur de la thèse du catholicisme de Mistral.

Aquelo fe i’a fa canta Nosto-Damo de Gràci, de Maiano, e la Vierge Inmaculado dins d’estrofo que periran jamai ; car, èro l’enfant de predileicioun de la Bono Maire, lou grand Pouèto que, nascu lou 8 de setèmbre, lou jour de sa Nativita, avié acaba sa Mirèio lou bèu jour de la Candelouso, e que Santo Estello emparadisè pèr la fèsto de l’Anounciado.

L’Aiòli (dimenche 21 de setèmbre 1930)

Cette foi (catholique) l’a fait chanter Notre-Dame de Grâce, de Maillane, et la Vierge Immaculée en des strophes impérissables ; car, dit-il, il était l’enfant de prédilection de la Bonne Mère, le grand poète qui, né le jour de la Nativité, le 8 septembre, avait achevé sa Mireille le beau jour de la Chandeleur, et que sainte Estelle mettait en Paradis le jour de l’Annonciation.

Que ces diverses coïncidences de dates : la Nativité et la naissance de Mistral, la Chandeleur et la parution de Mireille, l’Annonciation et la mort du poète aient quelque chose de remarquable, nous voulons bien en convenir. Toutefois, il ne s’agit là que de coïncidences fortuites dont il serait puéril de vouloir faire des arguments de valeur. La preuve de la foi catholique de Mistral, si cette loi est vraie, doit être cherchée ailleurs que dans des spéculations aussi simplistes.

Voilà, en résumé, où en est à peu près, à l’heure actuelle, la question du christianisme de Mistral. Que Mistral ait été baptisé catholique, ceci est incontestable. Que Mistral ait eu des sympathies marquées pour la religion de ses pères, ceci est encore évident et nous n’en voulons pour preuve que l’extrait du procès-verbal de sa réception au sein de la compagnie des Pénitents blancs de Montpellier, en 19122; mais, que Mistral ait professé la foi catholique, qu’il ait été, en un mot, un pur catholique et qu’il soit mort en bon catholique, suivant les rites de cette Église, voilà qui réclame un examen plus sérieux.

Frédéric Mistral, écrivain provençal, prix Nobel de littérature 1904.

Interrogeons maintenant les textes, les mémoires et la tradition orale.

Ces diverses sources vont nous apprendre que le christianisme mistralien est loin d’être aussi simple, aussi particulariste que d’aucuns se l’imaginent. Elles vont nous révéler une nature religieuse certes, mais d’une religion personnelle et complexe, parfois déconcertante.

La poésie chrétienne de Frédéric Mistral

Interrogeons d’abord l’œuvre de Mistral. C’est là, dans le seul cadre des poèmes mistraliens, que le catholicisme pourra toujours, avec quelque chance de succès, revendiquer l’honneur d’un Mistral catholique.

Mistral, en effet, a magnifiquement exalté les traditions chrétiennes et catholiques de la Provence. En strophes inoubliables, il évoque dans Mireille, les Saintes Maries de Judée débarquant sur la plage de Camargue. Ainsi, il immortalise les légendes de Saint-Gènt, de Saint-Bénézet, de Saint-Cer et de tant d’autres. Ainsi donne-t-il une forme définitive a ces fabliaux naïfs, parfois malicieux, qui furent si chers à nos ancêtres et ou l’on voit Dieu, le Père, Jésus et les saints descendre sur la terre, y redresser les torts, y récompenser les bons, y punir les méchants.

On peut dire que toute l’œuvre de Mistral baigne dans un lumineux et très pur catholicisme traditionnel.

P. Devoluy, Foi et Vie, 1er septembre 1930, pp. 911-915.

Traditionnel, disons-nous, c’est-à-dire plus provençal que romain, car les saints que Mistral a chantés : Saint-Gènt, Saint-Bénézet, etc., n’ont jamais été canonisés que par la tradition du peuple de Provence.

Vivant dans son terroir, au milieu de paysans graves et fins, en contact permanent, intime avec eux, le sage de Maillane partagea leurs joies et leurs deuils, les suivit dans leurs pélerinages, prit part à leurs fêtes religieuses. Il était donc tout naturel qu’il composât des cantiques à leur usage ; il n’y manqua point. Ce fut même par un cantique qu’il débuta, à l’âge de 15 ans, dans cette littérature provençale qu’il a créée.

Ibid.

Certes, un certain paganisme semble s’allier parfois, dans les cantiques mistraliens, au pur catholicisme. Sante Estello nous apparaît comme une création de son esprit, comme Saint-Gènt fut une création de la Provence. Et l’étoile mistralienne se confond souvent, quand elle ne les remplace pas, avec Dieu, Jésus-Christ, le ciel. Pourtant, on peut dire, en lisant ses vers, que Mistral

incarne le catholicisme provençal si touchant, si attachant, doux aux humbles, d’une poésie directe et populaire. Voyez-le, par exemple, à Rome, en 1891. Il entre à Saint-Pierre et il est « confondu d’admiration pour ce temple », le plus extraordinaire qu’on ait bâti à la divinité. Il visite les chapelles « où tiendraient, dit-il, les plus grandes églises de Provence » ; il s’extasie devant toutes les splendeurs et les merveilles de l’art qui ornent l’église. Puis il ajoute :
« Il faut avouer pourtant qu’il y a telle chapelle, roussie du soleil et tout embaumée du thym des Alpilles qui inspirerait peut-être des sentiments plus religieux. »

Ibid.

Pierre Devoluy, qui nous rapporte ce fait, ajoute :

Tout Mistral catholique est là ; et c’est lui que nous retrouvons dans les admirables cantiques qu’il nous a laissés.

Op. cit., p. 915.

Mais, s’il transcrivait ainsi telle quelle cette religion de miracles et de superstitions de son époque, Mistral sut s’élever sans effort aux plus belles inspirations de la morale
chrétienne.

On connaît dans le chant X de Mireille les strophes magnifiques qui traduisent toute la pensée religieuse de Mistral :

O Sànti Marìo, 
Que poudès en flour 
Chanja nòsti plour, 
Clinas lèu l’auriho 
De-vers ma doulour!

Ô Saintes Maries
Qui pouvez en fleurs
Changer nos pleurs,
Inclinez vite l’oreille
Vers ma douleur.

Et les Saintes lui répondent :

Assolo-te, pauro Mirèio :
Sian li Marìo de Judèio […]

Urous adounc quau pren li peno,
E quau en bèn fasènt s’abeno

E quau plouro, en vesènt ploura lis autre ; e quau

Trai lou mantèu de sis espalo
Sus la pauriho nuso e palo ;
E quau ‘mé l’umble se rebalo

E pèr l’afrejouli fai lampa soun fougau !

E lou grand mot que l’ome óublido,
Veleici : La mort es la vido

E li simple, e li bon, e li dous, benura !

Emé l’aflat d’un vènt sutile
Amount s’envoularan tranquile,
E quitaran, blano coume d’ile

Un mounde ounte li Sant soun de-longo aqueira !

— Console-toi, pauvre Mireille,
Nous sommes les Maries de Judée. […]

Heureux donc qui prend les peines
Et qui — en faisant le bien — s’épuise

Et qui pleure en voyant pleurer les autres et qui

Jette le manteau de ses épaules
Sur la pauvreté nue et pâle
Et qui avec l’humble s’abaisse

Et pour celui qui a froid, fait briller son foyer.

Et le grand mot que l’homme oublie
Le voici : la mort c’est la vie.

Et les simples et les bons et les doux, bienheureux,

À la façon d’un vent subtil,
Au ciel s’envoleront tranquilles
Et quitteront, blancs comme des lys

Un monde ou les Saints sont sans cesse lapidés.

« Admirables paroles d’humilité, de résignation, et d’espérance chrétienne que le poète fit siennes, écrit M. Albert Finet3, puisqu’il fit écrire la dernière strophe sur la lettre de deuil annonçant à ses amis que Dieu avait rappelé à lui sa mère. »


Des protestants dans les mémoires de Mistral

L’œuvre de Mistral, voilà une des sources principales où nous pouvons évoquer la religion du poète. Il en est une autre, c’est le livre où le poète raconte ses mémoires.

Source rustique, pleine de la sève de la terre ; riche des traditions, des civilisations comprises et conservées. Source biblique : la rencontre de François Mistral et de Delaïde Poulinet. Source chrétienne enfin, et de quel aloi, dans la mort de son père.
« Mes enfants, nous dit-il, allons, je vois que je m’en vais… et à Dieu je rends grâce sur tout ce que je lui dois : ma longue vie et mon labeur qui a été béni.
Ensuite, il m’appela et me dit :
— Frédéric, quel temps fait-il ?
— Il pleut, mon père, répondis-je.
— Eh bien ! s’il pleut, il fait beau temps pour les semailles.
Et il rendit son âme à Dieu. »

A. Finet, op. cit., p. 907.

Dans ses Mémoires et Récits, ch. XIV, Mistral nous parle longuement d’un voyage aux Saintes-Maries qui se termine à Aigues-Mortes, avec, dit-il, sa tour de Constance, où sous Louis XIV, furent emprisonnées quarante protestantes qui y restèrent oubliées dans une horrible détention, jusqu’à la fin du règne, durant peut-être quarante ans.

Un jour, ajoute-t-il, longtemps après, avec deux belles dames du monde protestant de Nîmes, nous retournions visiter la grosse tour d’Aigues-Mortes, et, en lisant les noms des malheureuses prisonnières, gravés par elles-mêmes sur les pierres du donjon :
— Poète, nous dirent-elles, suffocantes d’émotion, ne vous étonnez pas de nous voir pleurer ainsi : pour nous autres huguenotes, ces pauvres femmes, martyres de leur foi, ce sont nos Saintes-Maries !

Telle est la position de Mistral vis à-vis du protestantisme. Il a, pour la religion des huguenots, un respect attendri, une sympathie que nous savons réelle et profonde. « Mistral professait que la diversité est un des attributs essentiels de la vie, dit Pierre Devoluy4 et il n’était pas homme à s’offusquer à priori qu’il y eût des diversités religieuses. »

Le premier protestant qu’il rencontra, étant tout enfant, au Mas-du-Juge, fut un enfant vaudois dont il avait gardé un vif souvenir… Mistral m’a parlé plus d’une fois de ce Pierre Juvénal, écrit Devoluy. — C’est lui, me disait-il, qui m’a révélé le premier qu’on pouvait s’adresser en provençal au bon Dieu. Jusque-là, j’étais convaincu que le français était seul admis au paradis.

Op. cit., p. 918.

Les marques de sympathie que Mistral a données aux protestants, à leurs traditions, à leurs idées historiques sont nombreuses ; et le dépouillement de sa vaste correspondance en témoignera hautement quand il pourra être fait, à partir de 1964. Rappelons seulement encore deux ou trois faits : Sait-on que Mistral fut, pendant vingt-cinq ans, l’hôte favori d’un foyer protestant nîmois, qu’il trouva dans ce foyer auprès de Dono Andriano, ses inspirations les plus élevées ? En juillet dernier, pendant les fêtes mistraliennes de Nîmes, une plaque apposée sur la maison de Dono Andriano fut inaugurée devant une foule immense, tandis que le président de l’Académie de Nîmes, M. le professeur Terrin, prononçait un discours dans lequel il relatait les liens étroits qui unissaient cette maison au poète. « Ici, dit M. Terrin, fut un foyer intellectuel dont Mistral était l’âme ; ici, il a reçu d’une femme d’élite, Dono Andriano, l’accueil qui inspire, qui exalte et qui réjouit… »

Et la plaque commémorative porte cette inscription : « Ici Frédéric Mistral accueilli par Dono Andriano rêva, chanta, retrempa son génie aux sources éternelles de la poésie. »

Rappelons encore les relations de Mistral avec l’écrivain protestant bien connu, Pierre Devoluy. Voici ce qu’en écrit Devoluy lui-même :

En 1901, Mistral voulut absolument me faire élire capoulié du Félibrige5. Les lettres qu’il m’écrivit alors, — et que je ne puis relire sans pleurer, tant elles sont brûlantes de la chaude, de la trop bienveillante, de l’émouvante affection qu’il m’avait vouée, — témoignent des résistances que je lui opposai alors, sachant d’avance à quelle dure, absorbante et ingrate tâche il me conviait. À bout d’arguments, je lui rappelai enfin que j’étais huguenot du Diois, dans l’ancien Marquisat de Provence, et que mon élection pourrait offusquer les nombreux prêtres catholiques qui faisaient partie du Félibrige et avec lesquels, d’ailleurs, j’avais d’excellents rapports :
— Huguenot ! me répondit-il en substance, raison de plus pour que vous acceptiez. Il est bon justement qu’on voit que le Félibrige n’est inféodé à aucune formule religieuse ni à aucun parti politique…

Rappellerons-nous enfin que la seule incarnation vraie de Mireille que Mistral ait rencontrée fut une protestante ? Dans une lettre du 12 avril 1902, Mistral écrivait à Devoluy :

… Écoutez un peu celle-ci : vous savez comment j’ai peint Mireille au premier chant de mon poême. Les peintres, depuis quarante ans, ont cherché à en trouver le type, et moi, quand ils me consultaient, j’étais assez embarrassé pour leur indiquer une jeune fille qui lui ressemblât. Eh bien ! la voulez-vous plus belle, comme manifestation de l’Étoile qui nous domine ? Ces jours derniers, en plein Maillane, est arrivée une fillette, petite domestique chez une de mes tantes, qui m’a retracé Mireille telle que je la vis dans mes rêves de vingt ans, tellement que la semaine prochaine je vais la conduire à Arles pour la faire photographier, vêtue en Arlésienne et resplendissante de jeunesse, de grâce, de candeur et de pure beauté. Et savez-vous d’où elle est ?… Elle est de Châtillon-en-Diois, votre pays, si je ne me trompe. Elle est protestante et s’appelle Rose …

Op. cit., p. 918 sq.

Allons-nous faire de Mistral un protestant ? Allons-nous essayer de revendiquer, dans l’inspiration et l’œuvre mistralienne, la part qui revient au protestantisme ? Non, tel n’est pas notre but. Mais n’est-ce pas ? que nous avons ici les preuves que le poète qui chanta les légendes dorées de sa Provence et son catholicisme traditionnel, avait un cœur débordant de bonté, de largeur de vues, singulièrement ouvert au souffle simplement chrétien d’où qu’il vînt, pourvu qu’il vînt des hautes cimes.

Pèire Devoluy, écrivain occitan et capoulié du Félibrige (1862-1932). Portrait anonyme pour les Medalhons felibrencs.

La foi buissonnière de Mistral

Pourtant, si nous voulons être impartiaux et aussi complets que possible, nous devons faire place ici-même à ce que j’appellerai la tradition orale, c’est-à-dire aux témoignages de ceux qui ont connu et approché Mistral. L’examen de cette tradition orale ne laisse pas de nous dérouter un peu de prime abord sur le christianisme mistralien.

En fait, Mistral n’allait jamais ou presque jamais à l’église. Il avait même souvent le mot pour rire lorsqu’il avait l’occasion de parler d’elle. On raconte qu’il reçut sur une carte la bénédiction papale. « Cette fois, dit-il, dans sa langue expressive, nous ne courons plus aucun risque. » « Le mercredi 18 mars 1914, Mistral se rendit à l’église de Maillane, par hasard, pour y voir la nouvelle cloche, nommée la Daiane, dont il devait être le parrain. Dès le seuil, le froid le saisit. En vain le curé insistait pour qu’il se couvrît. Il tint à lire, tête nue, l’inscription provençale qu’il avait composée : Cloche, voix de Dieu, à nos allégresses harmonise tes carillons, et pieusement sur nos amertumes étend tes glas, et longtemps, Daiane, sonne à Maillane, pour réjouir le cœur et nous tenir d’accord. »

Maurice Barrès qui nous rapporte ces détails dans son ouvrage Le mystère en pleine lumière6, ajoute :

En rentrant chez lui, il dit à Mme Mistral : « Me sarai aganta, je me serai attrapé [un rhume]. » Et la tradition rapporte par la voix des initiés que, faisant allusion là l’église où il se rendait si rarement, le poète aurait ajouté : « Pèr un co qui ié vau ! Pour une fois que j’y vais ! » Il avait une bronchite. Après sept jours de lit, Mistral s’éteignit doucement, sans souffrances, en murmurant simplement : « Que siéu bèn ! Que je suis bien ! »

Il avait 84 ans. Le ministre de l’Instruction publique d’alors7, celui-là même qui s’était écrié quelques mois auparavant : « D’un geste magnifique, nous avons éteint dans le ciel des lumières que l’on ne rallumera plus », mandait son secrétaire d’État pour dire de sa part aux funérailles de Mistral : « Séchons nos larmes : l’art est immortel, sa lyre passera en d’autres mains. » S’il ne s’est plus trouvé des doigts aussi experts que ceux de Mistral pour frôler sa lyre, des cœurs pieux ont du moins recueilli le fruit de son génie et ils célèbrent en ce moment son centenaire.

Dans le petit cimetière de son village, Mistral avait fait creuser sa tombe. Sur le modèle du gracieux pavillon de la reine Jeanne, aux Baux, il avait fait élever, au-dessus, un monument très simple. Au frontispice il inscrivait : Non nobis, Domine, non nobis, sed Nomini tuo atque Provinciæ Nostræ da gloriam [Non pas à nous, Seigneur, non pas à nous, mais à ton nom et à notre Provence donne gloire]8, unissant ainsi jusque dans la mort, son amour pour Dieu et son amour pour la Provence.

À ses obsèques, le maire de Maillane a conclu par ses mots : « Au revéïre dins la clarta celestialo dou mounde que finis pas ! » « Au printemps de 1914, dans un discours officiel et devant une telle affluence, cet au revoir n’était ni courant ni banal, dit M. Bruguière9, mais répondait bien à l’intime conviction de Mistral. »

Le mas du Juge, maison natale de Frédéric Mistral à Maillane (Bouches-du-Rhône).

Il nous faut conclure. Nous le ferons en essayant de dégager la véritable personnalité chrétienne de Mistral de cet ecclectisme pagano-chrétien que nous avons si souvent coudoyé dans son œuvre et de ce mélange, apparent tout au moins, de religiosité profonde et d’indifférence formelle, de mysticisme et d’absence de pratiques religieuses.

Quelqu’un qui a bien connu Mistral et qui fut un de ses meilleurs disciples, notre concitoyen M. Édouard Aude, le savant conservateur de notre bibliothèque Méjanes, a écrit :

En vérité, le secret de Mistral, c’est simplement le maintien des coutumes et surtout de la langue la tradition sous toutes ses formes… Son unique préoccupation, c’est de magnifier la Provence. S’il la voit chrétienne, il chante sa chrétienté, et s’il rencontre un vestige de Mithra, il célèbre le soleil. Jamais il ne s’est demandé quelle persistance du culte païen demeure dans le culte chrétien. Il laisse cela aux érudits, et pour son compte professe bonnement la religion de ses parents et grands parents.

« Mistral et la Religion », Le Christianisme au XXe siècle, 20 mars 1930.

Ce témoignage est d’autant plus intéressant qu’il émane d’un ardent disciple de Mistral, il nous rassure tout de suite sur l’état d’âme mistralien en nous révélant que Mistral n’a jamais essayé de faire la démarcation entre le paganisme et le christianisme. Pour lui, l’une et l’autre religion avait son charme quand il s’agissait d’exalter la Provence. Ce témoignage nous confirme également dans notre opinion que le christianisme de Mistral est foncièrement traditionnaliste.

Pourtant nous ne pouvons croire à son opportunisme religieux. Le fait que Mistral s’abstenait d’aller à l’église ne saurait prouver son manque de religiosité. Mistral qui était attaché par toutes les fibres de son âme et de son cœur aux traditions de sa petite patrie, Mistral ressemblait en cela à la grande majorité des hommes de son pays. Il n’avait pas la religion du sanctuaire. Rempli de bonté, d’humilité, de libéralisme de bon aloi, rêvant d’une grande cité félibréenne ouverte à tous : aux catholiques, aux protestants, aux juifs et aux libres penseurs, Mistral n’aurait jamais voulu refroidir ou blesser par certaines pratiques religieuses aussi bien que par certaines propagandes politiques, aucune des bonnes volontés qui venaient à son Félibrige. Telle est la façon dont, à mon avis, on doit interpréter les réserves de Mistral vis-à-vis du sanctuaire religieux.

Pasteur André Lamorte.

Mais il n’en reste pas moins vrai, croyons-nous, que Mistral possédait au plus haut degré, cette religion chrétienne au sein de laquelle il plongeait par toutes les racines de son être, religion sans formule, sans dogme, traduite souvent, au hasard de l’inspiration poétique, en images et en légendes du terroir, mais religion intérieure humble et cachée comme il voulait l’être lui-même, réelle et profonde comme l’exprima l’inscription qu’il grava sur son tombeau : Non pas à nous Seigneur, mais à toi seul la gloire ! Comme l’exprime encore cette lettre inédite, à Tavan (1893) : « Prie et sois courageux, sois pur, sois patient et résigné, si tu veux être digne de revoir les deux compagnes qui t’ont quitté10. »

Religion intérieure et religion éminemment chrétienne et biblique. « Place au Christ et au Décalogue, écrivait-il dans une lettre à Quintana. Place au Christ et au Décalogue. Hors de Lui et hors de là il n’y a que pourriture, sauvagerie et dissolution. »

Fortes paroles que celles-ci, témoignage irrécusable d’une expérience vécue et qui ne laissent place, nous semble-t-il, à aucune méprise à l’endroit du christianisme mistralien.

Le « catholicisme » de Mistral

En somme, l’œuvre et les Mémoires mistraliens envisagés à la lumière de la tradition orale, nous révèlent un Mistral catholique, catholique au sens ecclésiastique du terme par ses origines, par les traditions de sa race et de son pays, mais catholique surtout, au sens le plus élevé de son idéal félibréen, le plus beau, le plus vrai du terme καθολική katholikè : universel, au sens où le Christ lui-même l’entendait lorsque, priant pour ses disciples et demandant au Père de les préserver de l’orgueil de secte et de l’anathème, il disait : Qu’ils soient un, comme toi, Père, et moi, nous sommes uns11! Et ce n’est pas là l’une des moindres leçons que les Églises de France devraient tirer du centenaire de Mistral.

Le christianisme de Mistral n’a rien de sectaire, rien de sacerdotal, rien d’ecclésiastique. Il plonge ses racines dans le vieux sol biblique, il se nourrit des Évangiles et, en dépit de l’œuvre souvent ecclectique qui toujours entraîne le poète, il s’entretient aux sources pures de la prière et de la vie intérieure. Les rayons de l’étoile qui marquent le tombeau de Mistral plongent là dans l’invisible et portent jusqu’à Dieu l’émouvante beauté de la mystique chrétienne, le mystère de l’amour humain — combien chaste — qui s’épanouit dans l’amour divin12. Mais il est une autre leçon de l’ordre spirituel qui se dégage de l’œuvre et de la vie de Mistral — celle-ci s’adresse surtout aux universitaires et aux maîtres de nos écoles françaises : le christianisme n’est pas l’ennemi du progrès, de la science, de l’art ; le christianisme vraiment évangélique est le complément indispensable d’une culture intégrale de l’esprit, et si, seul, il nous ouvre les horizons sublimes de la destinée humaine, seul aussi il peut apporter au monde ce qu’aucune science ne lui apportera jamais l’harmonie et l’amour. Ceci Mistral l’avait compris, admirablement compris, lui qui écrivait : « Hors du Christ, il n’y a que pourriture, sauvagerie et dissolution… »

Tandis que j’écoutais hier soir, à la faculté des Lettres, deux de nos savants professeurs, le premier évoquant la haute culture classique de Mistral, le second déclarant en substance (faisant allusion aux solennités italiennes en l’honneur de Virgile et de Mistral) que le secret de l’union des peuples est dans l’humanisme, je songeais : « Si Mistral était là, lui, ce grand humaniste pour lequel le latin, le grec, l’hébreu même n’avaient guère de secret, s’il était là, me disais-je, n’aurait-il rien à ajouter ? »

Le grand poète qui pouvait graver sur son tombeau : Non nobis, Domine, non nobis, sed Nomini tuo atque Provinciæ Nostræ da gloriam, s’il savait chanter la beauté, la grandeur de la Provence, n’oubliait pas que la gloire de la créature n’est que le reflet d’une gloire plus haute et plus pure : la gloire de Celui qui l’a créée ! Et le salut de la pauvre humanité malade, désaxée, tourmentée par les luttes fratricides, s’il ne le cherchait pas dans le machinisme moderne, il ne le trouvait pas non plus dans l’humanisme séculaire, ou plutôt, si, il le trouvait dans le véritable humanisme, au sens large, au sens de Térence : Homo sum, dans un humanisme qui ne veut rien exclure du patrimoine moral de l’humanité et qui, par suite, respecte et honore comme il convient l’aventure la plus stupéfiante de l’histoire humaine, j’ai nommé : le christianisme.

Frères universitaires, l’un des vôtres, et non des moindres, l’a écrit tout récemment :

Nous venons tout autant de Jérusalem que d’Athènes et de Rome. Il a fallu le ridicule découpage des deux Frances13 pour qu’il soit interdit de parler de Dieu à l’école. La confiscation du problème chrétien et de son histoire par les chapelles et les sacristies est une des catastrophes morales de la France. Il y a quelques tentatives de progrès. Mais laïciser ne doit pas signifier mutiler. Le christianisme se donne pour surnaturel ; la plus élémentaire des probités intellectuelles est de le présenter comme il se donne, quitte à réserver son jugement personnel… En fait, l’occidental a été nourri dans une civilisation chrétienne. D’où le devoir pour l’humanisme occidental d’être aussi chrétien que gréco-latin. L’ignorance des faits bibliques et évangéliques dans les écoles officielles est un des scandales de notre culture…

Paul Arbousse-Bastide, Pour un humanisme nouveau, 1930, pp. 10-11.

Ils n’ont pas absolument tort ceux qui lui accolent (à la culture gréco-latine) l’épithète infamante de « bourgeoise ». La culture gréco-latine s’adresse à une minorité…

Op. cit., p. 11.

Il y a plus, cette minorité, après avoir reçu le patrimoine antique et se l’être assimilé plus ou moins heureusement, bien loin de se sentir participer à l’humanité qu’elle coudoie, à toute l’humanité de son temps, cette minorité privilégiée se sent profondément étrangère à la masse que pressent les difficultés de la vie.
D’où la sourde antipathie du peuple pour l’intellectuel et la gaucherie de l’intellectuel à l’égard du peuple. Voilà le drame des « humanités » contre l’humanité.
Enfin, la culture antique (si indispensable, si désirable que soit son maintien) ne peut prétendre épuiser l’idéal humain.
L’homme éternel n’est pas tout entier dans le bassin méditerranéen du monde gréco-latin.

Ibid.

Et l’humanisme ne saurait nier les problèmes d’ordre spirituel, les plus sérieux, les plus redoutables peut-être, qui surgissent dans le cœur de l’homme : problèmes de la destinée, des rétributions futures, de la vie après la mort. Mais l’humanisme, livré à ses seules ressources, apporte-t-il la réponse aux suprêmes angoisses de l’âme humaine ? Non, il ne le peut. Mais alors, comment n’admettrait-il pas ici, — si, suivant le mot de Térence « rien de ce qui est humain ne lui est étranger », — comment n’admettrait-il pas son complément : le christianisme, disons l’Évangile de Jésus-Christ ? Car seul l’Évangile du Christ peut réaliser ce que n’ont pu réaliser les stoïciens d’Athènes ou les juristes de Rome : seul il peut apaiser la détresse humaine. Seul, il peut faire briller, à travers les larmes et les iniquités de la terre, le soleil de justice, seul il peut faire passer au-dessus des tombeaux le souffle d’une invincible espérance.

Ainsi l’avait compris Mistral, l’humble Mistral, le grand chantre de la Provence, le sage de Maillane (doublement sage). Et voilà pourquoi sa mémoire peut être évoquée aujourd’hui dans tous les milieux sociaux, sans distinction d’opinions politiques ou religieuses. Et voilà pourquoi l’étoile mistralienne, humble image sans doute, mais image de l’étoile de Judée, brille aujourd’hui devant nous, symbole de la grande lumière de Dieu, annonciatrice de jours meilleurs à la clarté desquels s’effaceront les ténèbres du péché et de la mort, annonciatrice de ce monde nouveau où disparaîtront tous nos égoïsmes, toutes nos haines, toutes nos douleurs et où Dieu sera tout en tous.

(16 novembre 1930)

Le temple de l’Église réformée évangélique (rue de la Masse, Aix-en-Provence).

Illustration de couverture : Auguste Louis Roure, Le Ventoux vu des hauteurs de Malaucène, huile sur toile (palais du Roure, Avignon).

  1. Daniel Vernet, Le pasteur et professeur André Lamorte (1896-1980). Dans un monde en crise un homme de la Bible, témoin de Dieu, 1989, 134 pp.[]
  2. L’Arc-en-Ciel, bulletin de la Fédération des confréries de pénitents de langue d’oc, 1226-1926, mars 1929, 4 rue Fabre, Montpellier.[]
  3. A. Finet, L’hommage d’un profane, pp. 908-909 ; Foi et Vie, 1er septembre 1930.[]
  4. Op. cit., p. 917.[]
  5. Grand maître de cette association occitaniste. Frédéric Mistral fut le fondateur et premier capoulié.[]
  6. « Lettre à Gyp sur le printemps à Mirabeau », p. 173.[]
  7. René Viviani (1863-1925), agressivement anticlérical.[]
  8. Cf. Psaume 115,1.[]
  9. Cité par Maurice Barrès, Le mystère en pleine lumière, pp. 165-166.[]
  10. Lettres inédites transmises par M. Jouveau, professeur au lycée d’Aix, capoulié du Félibrige.[]
  11. Jean 17,21.[]
  12. A. Finet, op. cit., p. 909.[]
  13. Par « guerre des deux Frances », on entend à l’époque les débats sur la laïcité de l’école et la Séparation.[]

Arthur Laisis

Linguiste, professeur de lettres, étudiant en théologie à la faculté Jean Calvin et lecteur dans les Églises réformées évangéliques de Lituanie. Principaux centres d'intérêts : ecclésiologie, christologie, histoire de la Réforme en Europe continentale. Responsable de la relecture des articles du site.

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