Bouche à bouche
12 février 2023

Cette prédication a été donnée aujourd’hui dans l’Église réformée évangélique de Marseille, pour conclure une série sur les épîtres johanniques (les autres sermons ayant été préparés par le pasteur du lieu, André Geske).


¹³J’aurais beaucoup de choses à t’écrire, mais je ne veux pas le faire avec l’encre et la plume. ¹⁴J’espère te voir bientôt, et nous parlerons de bouche à bouche. 15Que la paix soit avec toi ! Les amis te saluent. Salue les amis, chacun en particulier.

3 Jean 13-15.

Une fin abrupte

La troisième lettre de Jean est la plus courte de tout le Nouveau Testament (en nombre de mots, car si l’on considère le découpage en versets, elle en a deux de plus que la précédente). À peine nous sommes-nous familiarisés avec la situation présentée, les trois personnages que sont Gaïus, Diotrèphe et Démétrius, que l’auteur pose déjà sa plume, préférant continuer la discussion de vive voix, c’est-à-dire sans que nous puissions en profiter. Face à ces derniers versets, nous pouvons donc avoir des sentiments assez mêlés : il y a à la fois de la joie et de la déception. Et également une impression de trivialité ; commençons par là.

Une fin banale

Rien, dans les mots qui concluent cette lettre, n’est particulièrement étonnant ou difficile à comprendre. Au contraire, ce que dit Jean est en fait typique du formulaire épistolaire de l’époque. En examinant les lettres de l’antiquité gréco-romaine, nous trouvons en effet souvent plusieurs éléments caractéristiques à la fin d’une lettre :

  • Une référence à l’écriture de la lettre, par exemple, pour en donner le motif, ou pour indiquer qui est le scribe, notamment face au problème des pseudépigraphes.
  • L’annonce de la venue de l’auteur — ou éventuellement, et fréquemment dans le Nouveau Testament, l’envoi d’un de ses émissaires.
  • Des salutations : l’auteur et les siens saluent leurs destinataires, et leur demandent parfois aussi de saluer d’autres personnes.

Rares sont les lettres du Nouveau Testament où ne trouvions pas en conclusion au moins un de ces trois éléments1. Dans au moins cinq autres lettres, de trois auteurs différents2, nous trouvons les trois réunis :

J’irai chez vous quand j’aurai traversé la Macédoine […] Tous les frères vous saluent. Saluez-vous les uns les autres par un saint baiser. La salutation est de ma main à moi, Paul.

1 Corinthiens 16,5, 20-21.

Je vais chez vous pour la troisième fois. Toute affaire se réglera sur la déclaration de deux ou de trois témoins […]. C’est pourquoi absent, j’écris cela, afin que, présent, je n’use pas de sévérité […]. Saluez-vous les uns les autres par un saint baiser. Tous les saints vous saluent.

2 Corinthiens 13,1, 10, 12.

C’est en me fiant à ton obéissance que je t’écris, sachant que tu feras même au-delà de ce que je dis. En même temps, prépare-moi un logement, car j’espère vous être rendu, grâce à vos prières. Épaphras, mon compagnon de captivité en Christ-Jésus, te salue, ainsi que Marc, Aristarque, Démas, Luc, mes compagnons d’œuvre.

Philémon 21-23.

Je vous ai écrit brièvement. Sachez que notre frère Timothée a été relâché. S’il arrive assez tôt, j’irai vous voir avec lui. Saluez tous vos conducteurs et tous les saints. Ceux d’Italie vous saluent.

Hébreux 13,22-24.

Quoique j’aie beaucoup à écrire, je n’ai pas voulu le faire avec le papier et l’encre ; mais j’espère aller chez vous, et vous parler de vive voix, afin que notre joie soit complète. Les enfants de ta sœur, l’élue, te saluent.

2 Jean 12-13.

Bien sûr, c’est le dernier parallèle qui est le plus frappant ; à peu de choses près, les mots sont les mêmes. Si nous avions ces mots une seule fois, nous aurions pu croire à une circonstance particulière, à un départ précipité par exempe, mais ce n’est pas le cas. Non seulement cette formule est banale dans son contenu, mais même sa forme semble être celle dont l’apôtre est coutumier ; il ne l’a guère adaptée au contexte particulier de ce billet. Le fait même que ces deux brèves missives (2 Jean et 3 Jean) soient de longueur semblable peut suggérer que Jean était simplement arrivé à la fin de son papyrus. C’est un peu comme lorsque nous nous rendons compte que nous arrivons à la fin d’une carte postale, et que nous devons finir un peu abruptement notre propos ; ou lorsqu’un prédicateur se rend compte qu’il prêche déjà depuis trop longtemps, et décide de sacrifier une partie de ce qu’il voulait dire, ou de le garder pour un échange informel après le culte. Il ne faudrait donc pas s’aventurer à tirer trop de conclusions des formules finales de Jean : en un sens, elles ne sont avant tout que cela, des formules convenues et polies. Cela ne veut pas dire pour autant qu’elles ne sont pas sincères ; de la même manière, écrire « J’espère te voir bientôt » à quelqu’un à la fin d’une carte postale n’est en général pas hypocrite, même si vous n’avez encore aucune idée du moment où se présentera une occasion de lui rendre visite. Le voyage dont Jean parle était peut-être davantage une velléité qu’un projet déjà bien avancé. En fait, le fait même qu’il ait pris la peine d’écrire est peut-être justement dû à ce caractère incertain — et à l’époque, écrire, avec l’encre et la plume, et envoyer du courrier étaient évidemment des tâches plus compliquées, plus longues et plus chères qu’aujourd’hui, quoique l’Empire romain disposât déjà d’un système de postes assez efficace.

Une fin heureuse

Cela dit, l’espoir est là. Jean lui-même pourrait se déplacer ! Voilà une fin heureuse pour Gaïus. Nul doute qu’il aura plus de bonheur à recevoir Jean en personne qu’à lire sa courte lettre. Nous ne savons pas s’ils se sont déjà vus précédemment, mais l’autorité de Jean dans la communauté fait de cette visite un privilège, et le bon témoignage que Jean a reçu de Gaïus et de Démétrius fait qu’il les aime déjà dans la vérité.

L’ancien, à Gaïus, le bien-aimé, que j’aime dans la vérité.

3 Jean 1.

Il n’est sans doute pas la peine d’insister beaucoup sur ce point ; les privations des confinements imposés de 2020 jusqu’à l’an dernier nous ont rappelé, s’il était nécessaire, combien il est bon de pouvoir se retrouver physiquement, combien les activités à distance n’ont pas toujours la même qualité qu’une interaction réelle et directe avec une personne. C’est encore plus vrai pour des personnes qui sont isolées ou qui souffrent ; et c’est là une première application, toute simple et toute concrète, que nous pouvons tirer de ce texte : nous visiter les uns les autres ; visiter les personnes âgées, malades, isolées. Jean et Gaïus vont pouvoir communier « en présentiel », et cela vaut bien des lettres.

C’est aussi une très bonne nouvelle pour cette Église, ou ces Églises en difficulté. Je dis ces Églises, car la rupture paraît déjà presque consommée entre le clan de Jean et celui de Diotrèphe : la visite à Gaïus semble en tout cas plus probable que celle à Diotrèphe (comparer εὐθέως bientôt du v. 14 à ἐὰν ἔλθω si je viens, au v. 10, qui semble encore moins certain). Le fait qu’une de ses tentatives de médiation soit déjà restée lettre morte, ou en tout cas que Diotrèphe ne le reçoive pas, n’est pas de bon augure. Il semble qu’ils ne rendent pas ou plus un culte à Dieu ensemble. En tout cas, cette visitation apostolique, cette visite d’une personne ayant une grande autorité, un grand charisme, est un signe fort qui est envoyé, et la meilleure chance, sans doute la dernière, pour l’Église de revenir sur de bons rails.

Une fin décevante

Gaïus et ses confrères ont donc dû se réjouir en lisant la fin de cette lettre. Mais nous ? Cet entretien de vive voix, si appréciable pour eux, est pour nous perdu. Et nous pouvons donc légitimement être un peu déçus… J’aurais beaucoup à t’écrire, dit Jean, mais pourquoi n’a-t-il pas voulu nous écrire ne serait-ce qu’un peu plus ? Sa brièveté est handicapante. Nous aimerions bien en avoir plus ; nous pourrions mieux comprendre la lettre, ses circonstances, avoir la fin de l’histoire. Avouons que la lettre telle que nous l’avons reste difficile à comprendre, avec aussi peu d’éléments. Quelles fonctions occupaient Gaïus, Diotrèphe, Démétrius ? Étaient-ils dans la même Église, dans des Églises voisines ? Quels étaient les plans de Jean (s’il en avait) pour résoudre cette situation, si Diotrèphe s’entête ? etc. Nous sommes réduits à des conjectures, et elles sont nombreuses chez les commentateurs. Voilà un de ces silences décevants pour le chrétien de notre époque : nous avons l’impression que la Bible a voulu taire certains sujets. Elle pourrait être plus facile, plus claire, plus complète.

Et c’est loin d’être le seul endroit où nous pouvons avoir cette impression ; il y a plusieurs autres passages déceptifs dans l’Écriture : déjà dans les livres historiques de l’Ancien Testament, par exemple, où l’on nous parle d’annales et de chroniques qui ne nous sont pas parvenus, parce qu’ils n’ont pas été recopiés, qu’ils n’importaient peut-être plus aux juifs de l’époque une fois qu’ils avaient le livre des Rois et celui des Chroniques. D’ailleurs, Jean a aussi écrit une lettre précédente à cette Église, que nous n’avons pas non plus3. Nous savons bien que, même dans les Évangiles, même là où il est question du cœur de notre salut, nous n’avons qu’une partie de la prédication et des miracles du Christ lui-même. C’est d’ailleurs Jean qui nous le dit à la fin du sien :

Jésus a fait encore, en présence de ses disciples, beaucoup d’autres miracles qui ne sont pas écrits dans ce livre.

Jean 20,30.

N’est-ce pas là un peu enfoncer le couteau dans la plaie ? Jean a vu plein de choses… qu’il a décidé de ne pas nous écrire ! Pour le chrétien, le verset le plus frustrant de tous est peut-être celui-ci, à la fin de l’Évangile selon saint Luc, lors de l’apparition de Jésus aux disciples d’Emmaüs :

Et, commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait.

Luc 24,27.

Que nous aimerions bien avoir cette prédication du Christ lui-même, sur lui-même, dans l’ensemble de l’Ancien Testament ! Cela permettrait de faciliter la tâche des pasteurs, et sans doute de corriger ou de compléter quelques interprétations sur les personnages qui sont des figures de Jésus-Christ dans l’Ancien Testament, ou sur les prophéties qui annoncent sa venue et son œuvre. Or nous n’avons pas un mot de ce sermon-là.

Alors, qu’est-ce que cela veut dire que de croire que la Bible est claire, qu’elle est suffisante, face à de telles situations ? Cela ne signifie pas en tout cas qu’il y a tout ce qui est possible et imaginable dans la Bible. Peut-on seulement deviner la fin de l’histoire ? Le fait que nous ayons gardé cette lettre de Jean, l’insertion de ce texte dans le canon montre peut-être ce que l’Église qui l’a reçu en a fait. Mais pas forcément, plusieurs copies d’un même texte peuvent circuler. Il faut nous y résoudre : nous ne connaissons pas le fin mot de cette histoire.

Et si, finalement, ce que la fin un peu prématurée de cette lettre nous enseignait de plus important était que l’oralité avait un rôle et un statut particulier dans le christianisme ? Même en protestantisme, où nous attachons tant d’importance à l’Écriture, à sa clarté et à sa suffisance, c’est une réalité que nous ne devons pas sous-estimer. Et c’est ce dont nous allons traiter maintenant.

Une religion de la parole

L’oralité a au moins trois rôles principaux : elle est le canal privilégié pour nous faire venir à la foi, pour nous faire témoigner de notre foi, et pour consolider notre foi.

L’oralité à l’origine de la foi

La révélation de Dieu est d’abord orale. Avant Moïse, nous ne savons pas si quoi que ce soit a été écrit, et l’histoire nous enseigne de toute façon que l’écriture n’a pas existé de toute éternité. Certes, le livre de l’Exode nous dit que les tables de la Loi ont été écrites du doigt de Dieu (Exode 31,18), mais tout le reste de l’Écriture au moins n’a été qu’inspiré oralement par le Saint-Esprit. La Bible n’est pas tombée du ciel ; ce qui est descendu du ciel, c’est une Parole orale. Il en est ainsi non seulement dans l’histoire du salut de l’humanité, mais aussi dans l’histoire de notre salut à nous. C’est en général par la parole de Dieu communiquée oralement (qu’elle soit l’Écriture elle-même ou sa prédication, puisque nous avons vu dans la Confession helvétique postérieure4 que la prédication pouvait elle aussi être « parole de Dieu ») que nous venons à la foi en Christ Jésus. C’est une vérité assez importante pour que Paul ait daigné la mettre… par écrit !

Ainsi la foi vient de ce qu’on entend, et ce qu’on entend vient de la parole de Christ.

Romains 10,17.

Et ce qui est vrai de l’Ancien Testament est aussi vrai du Nouveau : le message du Christ précède la mise par écrit de sa vie et de son enseignement, qui le suivra de quelques décennies. Lorsque Paul écrit ce verset, sa diffusion est déjà très avancée, et il ose même dire qu’elle est terminée en un sens. Il continue en effet ainsi :

Mais je dis : N’ont-ils pas entendu ? Au contraire ! Leur voix est allée par toute la terre, et leurs paroles jusqu’aux extrémités du monde. 

Romains 10,18.

La foi vient de la parole qui a été entendue, plus souvent que lue. Et je peux en témoigner moi-même, qui ai pourtant un profil assez intellectuel et suis porté à la lecture : c’est par des lectures qu’a commencé mon parcours de conversion, mais c’est l’assistance au culte, l’écoute de la Parole qui m’ont permis de faire un vrai pas de foi.

La Tradition, avec un grand T, car c’est la tradition de Dieu, précède donc en un sens l’Écriture. Cela ne veut pas dire pour autant que c’est l’Église qui a fixé à son gré le contenu des Écritures ; elle n’a fait que le reconnaître, et une fois reconnu, ce canon s’impose à elle comme la norme suprême de tout ce qui est cru.

L’oralité comme expression de la foi

L’oralité est importante non seulement dans la conversion, mais aussi dans la réponse qu’adresse le croyant à son Dieu. La réponse orale à la Parole est d’abord orale ; à côté de la diffusion de la Bible, il y a toute la longue histoire d’un christianisme analphabète, de la diffusion de la foi dans les milieux populaires. Et c’est encore le cas dans bien des régions, chez certains groupes linguistiques qui ne disposent pas de la Bible dans une langue qui leur soit compréhensible. Pas la peine d’ailleurs d’aller chercher aussi loin : c’est aussi une réalité chez les enfants qui ne sont pas encore en âge de lire ? L’oral est là aussi le canal que le Saint-Esprit choisi pour leur planter les germes de la foi.

Ce n’est donc pas un hasard si l’oral a une aussi grande importance dans notre culte ; dans la prédication, mais aussi dans le chant, dans des prises de paroles collectives, comme nous venons de le faire en récitant ensemble le Symbole des apôtres. Il ne faudrait certes pas oublier les autres sens ; la foi peut aussi venir par la vue (Parce que tu m’as vutu as cru, Jean 20,29) ou même par le goût (Goûtez et voyez combien l’Éternel est bon, Psaume 34,9, cf. aussi 1 Pierre 2,3), comme nous le faisons lors de la Cène. Mais l’ouïe reste le sens privilégié de notre adoration : on dit souvent, en général pour s’en moquer, qu’un réformé aveugle ne manque presque rien du culte, alors qu’un réformé sourd en manque presque tout. Il faut sans doute travailler à y remédier, mais ce n’est pas complètement infondé. C’est le moyen, c’est le sens que Dieu a privilégié pour nous amener à lui.

L’oralité au secours de la foi

C’est vrai que l’Écriture est la meilleure source, la plus fiable. Il n’y a pas de tradition fiable sur le destin de cette Église, parce que l’apôtre Jean n’a pas écrit davantage. S’il y a eu une tradition orale pour nous raconter la suite, elle se sera perdue au fil des siècles, sans doute assez tôt, parce qu’au fond cela ne nous importait pas beaucoup.

Comme l’écrivait récemment Étienne Omnès, dans une prédication qui n’existe ironiquement qu’à l’écrit, au titre provocateur « L’Écriture ne suffit pas », Dieu n’a pas voulu remplacer l’oralité par l’Écriture, mais a prescrit ces deux moyens de manière complémentaire. À quoi l’Écriture seule ne suffit-elle pas ? C’est Dieu lui-même qui le dit, qui en donne la raison et en fournit le remède :

Maintenant, écrivez ce chant. Apprends-le aux Israélites, mets-le dans leur bouche, et ce chant sera pour moi un témoin contre les Israélites. 20Car je ferai entrer ce peuple sur la terre que j’ai promise par serment à ses pères, une terre qui ruisselle de lait et de miel ; il mangera, il sera rassasié, il engraissera ; puis il se tournera vers d’autres dieux et les servira, il me bafouera et rompra mon alliance. 21Quand de nombreux malheurs et des détresses l’atteindront, ce chant répondra devant lui en témoin, car il ne sera pas oublié de sa descendance. Je connais, en effet, ses dispositions, qui déjà se manifestent aujourd’hui, avant même que je l’aie fait entrer dans le pays que j’ai promis par serment.

Deutéronome 31,-19-21.

Dieu fait certes écrire un chant, mais il demande surtout au peuple de l’apprendre, par cœur, afin que tous puissent le chanter. Ce chant devra rappeler au peuple son Dieu (pour son salut ou pour son jugement), dans les moments où Israël abandonnera l’Éternel. Car Israël abandonnera l’Éternel, Dieu ne se pose pas même la question ; la question n’est pas de savoir si cela arrivera, mais quand. Frères et sœurs, nous avons là une autre application possible de ce texte : valorisons l’oralité, notamment le chant, et plus encore le chant de la parole de Dieu, dans notre piété personnelle et communautaire. Soyons conscients des forces et faiblesses respectives de chacun de ces deux modes de révélation :

Ainsi, chaque témoin a les forces que l’autre n’a pas : l’écrit est immuable ; l’oral se transmet bien mieux. L’écrit est objectif ; l’oral est présent à tout moment sur le cœur de chacun, accessible en une seule pensée, et ne disparaît pas dans un autodafé.

Étienne Omnès, article cité.

Ce qui est vrai pour la persécution — on se souvient du temps où, à l’époque des guerres de religion ou du Désert, il était interdit de posséder chez soi une Bible ; et il y a encore bien des pays, musulmans ou communistes, où introduire une Bible de l’étranger est un délit, et où l’oralité a encore plus d’importance pour évangéliser — est aussi et peut-être surtout vrai pour nos moments de faiblesse, ceux où nous éloignons de Dieu sans que nous n’ayons à affronter la moindre persécution. Comme le dit encore mon camarade :

Lorsque nous chuterons, et que nous serons attaqués de toutes parts par le doute, le découragement, la fatigue et la frustration, nous ne serons pas d’humeur à entamer une étude biblique.

Ibid.

Voilà donc comment la Bible nous parle de l’importance d’une catéchèse orale, d’avoir un modèle des saines paroles, comme le dit Paul. L’Écriture en est le support naturel, mais même quand il s’adresse à Timothée, son proche collaborateur, que l’on imagine très instruit dans les saintes Écritures, Paul conseille encore de travailler sa mémoire orale :

Retiens dans la foi et dans la charité qui est en Jésus-Christ le modèle des saines paroles que tu as reçues de moi.

2 Timothée 1,13.

C’est utile face à nos découragements, ce le sera aussi face aux faux enseignements.

Sur ce fondement, Jean lui aussi a jugé que c’est en allant la rencontrer et lui parler qu’il avait les meilleures chances de résoudre le problème de cette Église. Jean peut donc aussi nous servir de modèle. Jean a compris que le christianisme n’était pas une religion du livre, mais une religion de la Parole. Mais Jean a lui aussi un modèle en faisant cela, en allant à notre rencontre. N’est-ce pas aussi ce que Dieu a fait et continue de faire avec nous ? Le christianisme est donc également une religion de la rencontre.

Une religion de la rencontre

Quel Dieu rencontrons-nous ? Nous pourrions multiplier les qualificatifs, mais je ne veux pas reprendre tous les attributs traditionnels ici. Je n’en relèverai que trois qui me semblent particulièrement importants à garder à l’esprit dans le contexte de notre lettre.

Rencontrer le Dieu infini

Nous rencontrons d’abord Dieu dans son infinité, le Dieu infini. Les dimensions limitées de l’Écriture — la Bible est longue, certes, mais elle se termine, et certains de ses livres se terminent plus tôt que prévu5 — renvoient donc à notre propre finitude. Dieu est incompréhensible, non pas qu’on ne puisse rien en comprendre ; mais on ne peut pas tout saisir de lui. Essayez un peu d’imaginer un livre infini ! Jean a d’ailleurs essayé, à la toute fin de son Évangile (nous avions vu tout à l’heure la première fin, avant l’épilogue du chapitre 21) :

Jésus a fait encore beaucoup d’autres choses ; si on les écrivait en détail, je ne pense pas que le monde même pût contenir les livres qu’on écrirait.

Jean 21,25.

C’est par grâce, par condescendance divine, que Dieu a donc opéré une sélection dans ce qu’il a voulu nous donner à connaître. Il a choisi certains miracles, certaines paroles et événements historiques, certains faits de l’histoire de l’Église que nous rapporte Jean.

Cela témoigne aussi de l’incomplétude du langage humain à en rendre témoignage. Dieu est ineffable en un certain sens : parler de Dieu avec perfection nous est impossible. On ne peut pas faire le tour de la question ! C’est par grâce, par des accomodements (par exemple les anthropomorphismes, quand Dieu utilise des manières humaines de parler) que nous pouvons comprendre quelque chose de lui.

Rencontrer le Dieu révélé

Notre Dieu est donc un Dieu qui s’est révélé. Depuis l’origine, Dieu veut se faire connaître et être reconnu ; ce n’est toutefois pas évident, à cause de sa sainteté et de notre péché :

Tu ne pourras pas voir mon visage, car l’homme ne peut me voir et vivre.

Exode 33,20.

Nous connaissons la solution à ce problème ; c’est Jésus-Christ, le seul homme qui ait jamais vu Dieu (Jean 1,18), qui nous le fait connaître. C’est par lui que Dieu se révèle, révèle qu’il est plus qu’un premier moteur ou qu’un grand horloger. L’Église elle aussi doit être plus qu’une machinerie en vue du salut, qu’un guichet du salut. Dieu attend de nous aussi une condescendance de tous les instants, pour aller mieux connaître notre prochain, pour nous mettre à son niveau et partir à sa rencontre. Dieu qui nous parle face à face veut que nous fassions de même avec notre prochain ; et Jean promet à Gaïus qu’ils pourront bientôt s’entretenir « face à face », ou plus littéralement encore, « bouche à bouche » (στόμα πρὸς στόμα).

Et Jésus lui-même nous donne cet exemple. Lui qui était au ciel, il a fait le déplacement pour venir en ce monde. Lui dont la condition était celle de Dieu, il s’est dépouillé lui-même et est devenu semblable aux hommes, puis s’est humilié plus que tout autre. Il est allé jusqu’à s’offrir en sacrifice, dans cette rencontre avec notre humanité. Il est pourtant omniprésent, capable d’agir à distance, ce qu’il fait parfois ; nous le voyons par exemple en Luc 7, où il guérit sans même se déplacer le serviteur du centenier ; mais plus souvent, nous voyons aussi qu’il se déplace, qu’il prend le temps, qu’il fait le voyage, qu’il va jusqu’à toucher les malades. Jésus comprend l’importance du contact physique.

Rencontrer le Dieu personnel

C’est par amour que Dieu s’est révélé, notamment en Jésus-Christ. C’est par amour qu’il fait ce déplacement, cette rencontre jusqu’à nous. C’est parce qu’il s’est révélé à nous qu’il peut aussi nous appeler ses amis.

Je vous ai appelés amis, parce que tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître.

Jean 15,15.

Sans la révélation, nous ne pourrions jamais être les amis de Dieu. Et c’est aussi le mot que Jean choisit pour saluer ceux qui sont restés fidèles à l’Évangile et à sa personne dans cette Église : les amis te saluent. Salue les amis. Certes, c’est aussi un mot qui laisse sous-entendre qu’il y a des ennemis, le clan de Diotrèphe, que Gaïus ne pourra peut être pas saluer tout le monde dans cette Église. Mais voilà tout de même encore un beau modèle pour entretenir des relations entre Églises : y avoir des amis, y voir des amis, saluer des Églises amies. Tout cela est possible à cause d’un Dieu qui nous connaît, chacun par son nom.

C’est pour lui [le berger des moutons] que le gardien ouvre la porte ; les moutons entendent sa voix ; il appelle ses propres moutons par leur nom et les mène dehors.

Jean 10,3.

Jean demande qu’on salue chaque chrétien par son nom, parce que Dieu lui-même, le premier, nous appelle par notre nom. Nous avons un Dieu incarné, un Dieu qui parle qui s’est donné un nom sur la terre, un nom au-dessus de tout nom, et qui vient rencontrer des individus et des communautés, en Jésus-Christ. L’essentiel pour nous est de ne pas manquer cette rencontre. Les disciples d’Emmaüs ont fait cette rencontre, et c’est ce qu’il y a d’essentiel dans leur histoire ; peut-être est-ce pour cela qu’on ne nous raconte pas le sermon qui l’a suivie. Prions donc nous aussi, qui avons fait cette rencontre, pour remercier le Dieu infini de s’être révélé à nous dans la personne de Jésus-Christ.

Éternel, tu es un Dieu qui as voulu te faire connaître à nous, tu nous as révélé tout ce dont nous avions besoin pour le salut et pour une vie fidèle à ta Bonne Nouvelle. Nous rendons grâce pour le témoignage de Jean, de Gaïus, de Démétrius, et de tous tes autres serviteurs fidèles. Nous rendons grâce pour tous ceux qui ont annoncé et annoncent ton Évangile, que ce soit avec l’encre et la plume ou de vive voix. Toi qui n’as pas dédaigné venir à notre rencontre en Jésus-Christ, continue de t’entretenir avec nous, face à face, bouche à bouche, par ton Saint-Esprit.

Seigneur Jésus, tu nous connais par notre nom, tu as inscrit notre nom sur le livre de vie. Toi en qui le Père a mis toute son affection, tu nous as appelés par notre nom au jour de notre baptême. Donne-nous aussi d’aimer et de saluer nos frères par leur nom et dans ton doux nom.

J’espère te voir bientôt. Amen.


Illustration : Le Dominiquin, Saint Jean l’Évangéliste, huile sur toile, vers 1625 (Londres, National Gallery).

  1. Je n’en trouve aucun en 1 Timothée, Jacques et Jude.[]
  2. Si nous ne considérons pas l’épître aux Hébreux comme étant de la main de Paul.[]
  3. Certains commentateurs (par exemple Houlden, A Commentary on the Johannine Epistles, New York, 1973, p. 140) voient dans les « choses nombreuses » (πολλά) dont Jean parle à la fin de sa deuxième épître le contenu de la première ; Jean n’aurait pas pu faire le voyage, et se serait finalement résolu à exposer son enseignement par écrit ; 1 Jean serait donc postérieur à 2 Jean. Brown (The Epistles of John. A New Translation with Introduction and Commentary, New York, 1982, p. 694) critique cette hypothèse en raison du caractère formulaire de 2 Jean 12. Quoi qu’il en soit, cette solution n’est pas possible pour 3 Jean, qui traite un problème de relations humaines plus que de christologie.[]
  4. « Par conséquent, lorsque, à présent, cette Parole de Dieu est annoncée dans l’Église par des prédicateurs légitimement appelés, nous croyons que c’est la véritable Parole de Dieu qu’ils annoncent, et que les fidèles reçoivent. » (chapitre 1)[]
  5. Que l’on pense par exemple à la finale de l’Évangile de Marc.[]

Arthur Laisis

Linguiste, professeur de lettres, étudiant en théologie à la faculté Jean Calvin et lecteur dans les Églises réformées évangéliques de Lituanie. Principaux centres d'intérêts : ecclésiologie, christologie, histoire de la Réforme en Europe continentale. Responsable de la relecture des articles du site.

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