Cet article est une adaptation d’un travail rendu auprès de la faculté Jean Calvin, que je recommande.
Les personnages du livre de Job empruntent trois voies :
La voie du mal de faute
Les amis de Job tiennent la thèse que le mal est le châtiment du péché : L’exemple le plus tranchant est le chapitre 22, où Éliphaz accuse très directement Job d’avoir pratiqué le mal avec une quantité de détails aberrantes, au mépris de toute cohérence et de la réputation de Job. Mais en réalité, dès la première réplique d’Éliphaz au chapitre 4, il y a déjà ces mêmes accusations, mais implicites et suggérées. Ta piété n’est-elle pas ton assurance ? Ton espoir, n’est ce pas l’intégrité de tes voies ? Souviens-toi je te prie : quel est l’innocent qui a disparu ? Où les gens droits ont-ils péri ? (Job 4.6-7) Éliphaz n’est pas seul : Bildad tient la même thèse (Job 85-6), ainsi que Tsophar (Job 11,13-17). La différence entre eux n’est guère qu’une question de style.
La majeure partie du livre est en fait une controverse autour de cette thèse, quoiqu’il ne s’agisse pas d’une dispute scolastique et que la poésie impose sa propre logique. Le débat s’enlise vite dans le cycle suivant :
- Un ami de Job cite le principe général « Les méchants sont châtiés » et en conclut que Job a été méchant. Au fur et à mesure du livre, les amis le répètent en rendant la conclusion de plus en plus explicite.
- Job répond soit en disant qu’il est innocent, soit que les méchants ne sont pas toujours châtiés, soit que le jugement de Dieu n’est pas encore venu, et qu’il l’attend pour être innocenté justement.
Là où les deux camps se ratent, c’est que les amis de Job ont raison d’affirmer le principe général, et que Job a raison de contester son application particulière. Mais les amis de Job ont tort de l’appliquer de façon rigide à Job, et Job a tort lorsqu’il va remettre en cause le principe même de la justice divine.
La tradition réformée fait une distinction très utile ici, qui remonte au Moyen Âge, entre mal de peine et mal de faute. Le mal de faute est le malheur qui arrive à une personne particulière en châtiment d’un péché particulier. Le mal de peine est le malheur général qui arrive à l’humanité qui peut tantôt tomber sur l’un, tantôt sur l’autre, sans que la culpabilité particulière du malheureux soit en question. Jésus parle du mal de peine, commun à l’humanité, en Luc 13,2-5. De même, ses disciples demandent à Jésus si l’aveugle de naissance est dû à un mal de faute en Jean 9,2, comme les amis de Job. Jésus répond selon une voie qui évoquera celle d’Élihou, détaillée plus tard.
En utilisant ce vocabulaire, on peut dire que les amis de Job ont raison : on ne peut nier l’existence d’un mal de faute ; le malheur arrive aussi en châtiment de péchés particuliers. Mais ils ont tort de réduire tout malheur à un mal de faute : il existe un malheur général à toute l’humanité qui frappe tantôt l’un, tantôt l’autre sans considération de faute particulière.
De manière pratique, on peut distinguer entre les deux de la façon suivante : si la personne a conscience d’un péché particulier et qu’elle reconnaît le lien entre ce péché et ce malheur, c’est que c’est un mal de faute. Si le malheureux n’a pas idée de quel péché particulier déclenche ce malheur particulier, il ne faut pas la torturer avec des accusations et doutes indus.
La voie de l’incompréhensibilité de Dieu
Dieu lui-même prend la parole aux chapitres 38 à 41 et… n’explique rien du tout ! La confrontation avec Dieu que Job espérait se résume bien vite à un poème majestueux où l’impénétrabilité des plans de Dieu est mise en avant, et sa transcendance très soulignée. Il est bien supérieur, il est éternel, il est tout-puissant, il est bien plus sage, il est bien plus subtil, il est… et voici toute la réponse aux douleurs de Job.
Cependant, ces réponses ne terrassent pas Job, mais le restaurent. Certes, il est humilié et amené à la repentance (Job 40,1-5 et 42,1-6). Mais il est surtout restauré immédiatement après. Cette obscurité des plans de Dieu est d’ailleurs à double tranchant, puisque les amis de Job aussi se prennent un reproche, aussi tranchant et direct que celui qu’ils ont adressé à Job : en effet, eux aussi ont commis l’erreur de croire avoir tout saisi de Dieu, et que son action était réductible à ce qu’ils en comprenaient.
Cette voie n’est pas destinée à être appliquée telle quelle par nous pour ceux qui souffrent. Nous n’avons pas l’autorité et la majesté de Dieu qui permet de faire de ce discours humiliant un outil de restauration. Mais il y a des choses très positives à imiter dans cette approche :
- Rappeler à chaque partie — celle qui souffre et celle qui accompagne — qu’il ne faut pas se presser de parler et de justifier Dieu. Le silence est une très bonne voie aussi, et l’humilité la meilleure voie de toutes.
- Que l’essentiel n’est pas d’avoir une compréhension systématique de pourquoi le malheur A arrive dans la vie de B. L’essentiel est de pouvoir dire mon oreille avait entendu parler de toi, maintenant mon œil t’a vu (Job 42,5). Le malheur ne doit pas être un exercice de philosophie spéculative, mais l’occasion d’approfondir notre relation avec Dieu, et c’est cela que nous devons viser, selon nos moyens et opportunités.
Mais, encore une fois, si le même discours avait été prononcé par Éliphaz, il n’aurait pas convenu. Nous devons souligner que les voies de Dieu sont impénétrables mais non pour nous débarrasser de toute empathie. Nous ne devons le faire que pour encourager, édifier, et convaincre que le malheur n’est pas un obstacle à l’amour de Dieu, bien au contraire, que l’on peut espérer dans le malheur.
Notez cependant que ce discours a été préparé par le discours d’Élihou, et que ce dernier a fait une œuvre préparatoire importante à la bonne réception du discours de Dieu.
La voie d’Élihou
À la fin du débat entre les amis de Job et Job, et avant le discours de Dieu, Élihou intervient aux chapitres 32 à 37.
- Il rappelle à Job que le principe général du mal de faute demeure (Job 33) ;
- que même s’il était vertueux, il n’échappait de toute façon pas au mal de peine, qui vient d’une culpabilité générale de l’être humain (Job 34) ;
- qu’il invoque Dieu avec de mauvaises motivations, pour faire taire ses accusateurs plutôt que pour connaître vraiment son Dieu (Job 35).
- Enfin, il annonce l’intervention de Dieu, en rappelant à quel point il est redoutable et insondable et que l’humilité convient face à lui.
Grâce à ce discours préparatoire, Job est correctement recadré, et manifeste l’humilité et la repentance qui conviennent. Il est à noter en revanche que les amis de Job, non visés par le discours d’Élihou, ne manifestent ni humilité ni repentance avant Job 42. Parmi les discours humains, c’est celui que nous avons le plus intérêt à imiter, car il contient le traitement le plus équilibré que nous avons vu jusqu’ici : il distingue correctement mal de faute et mal de peine, réoriente vers Dieu et rappelle l’attitude de cœur qui convient.
Cependant, face à la souffrance il faut vraiment faire savoir faire preuve de prudence : Élihou n’aurait pas convenu pour reprendre un David, qui avait besoin d’une accusation directe et explicite parce qu’il avait fait un péché particulier attirant un malheur particulier. Dans ce cas, c’est la voie des amis de Job qu’il faut suivre.
Élihou n’aurait pas non plus convenu à quelqu’un qui aurait déjà une conscience forte de la souveraineté de Dieu et qui n’aurait pas besoin qu’on lui rappelât la distinction entre mal de faute et mal de peine. Ceux-là ont besoin d’une expérience plus directe de l’amour et de la puissance de Dieu, qui sont hors de portée des humains.
Conclusion
Il ne convient pas de privilégier par principe et rigidement une seule des approches de théodicée présentes chez Job :
- Même si les accusations explicites des amis de Job sont rarement une bonne idée, il existe des situations où il y a besoin de dire cet homme-là, c’est toi en tête d’un discours (2 Sam 12).
- Même si le discours de Dieu n’a toute sa force que dans la bouche de Dieu, son appel à l’humiliation et la repentance reste la meilleure option, et d’ailleurs celle qui mène à la restauration ultime de Job.
- Même si Élihou a le discours le plus équilibré de tous les personnages humains du livre, il existe des situations où il faut suivre un autre exemple.
C’est à la prudence guidée par le Saint-Esprit de trancher comment accompagner au mieux notre souffrance pour que la souffrance ne soit pas la cause de l’amertume, mais de l’humilité qui mène à la gloire.
Illustration : Gaspard de Crayer, Job sur le tas de fumier, huile sur toile 1619 (Toulouse, musée des Augustins).
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