Le péché de désespérer de son péché — Søren Kierkegaard
19 avril 2024

Le texte suivant est issu de La Maladie à la mort (danois Sygdommen til Døden, parfois traduit en français sous le titre de Traité du désespoir) dans la traduction de Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau (éd. Gallimard, 1949 ; une autre traduction, de Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, est disponible dans ses œuvres complètes). Il a été publié sous le pseudonyme d’Anti-Climacus en 1849. Œuvre pionnière de l’existentialisme chrétien, le traité reprend l’association entre désespoir et péché ; la dernière partie du texte, dont est issu cet extrait, traite de la continuité du péché, c’est-à-dire de l’état de celui qui demeure dans le péché, abandonne toute perspective de pardon et renonce au christianisme.


Le péché est du désespoir, et ce qui en élève l’intensité, c’est le péché nouveau de désespérer de son péché. On voit facilement que c’est là ce qu’on entend par élévation d’intensité ; il n’est pas question d’un autre péché comme, après un vol de cent rixdales, un second de mille rixdales. Non, il ne s’agit pas ici de péchés isolés ; l’état continu de péché est le péché, et ce péché s’intensifie dans sa nouvelle conscience.

Désespérer de son péché exprime que le péché s’est enfermé dans sa propre conséquence ou veut s’y tenir. Il refuse tout à fait d’avoir affaire au bien, il redoute la faiblesse d’écouter parfois une autre voix. Non, il est décidé à n’écouter que lui-même, à n’avoir affaire qu’à lui-même, à s’enfermer avec son moi, à se cloîtrer derrière une clôture de plus, enfin, à s’assurer par le désespoir de son péché contre toute surprise ou poursuite du bien. Il a conscience d’avoir coupé tous les ponts derrière lui et d’être ainsi inaccessible au bien comme le bien l’est à lui ; au point que, le voulût-il dans un moment de faiblesse, tout retour lui serait impossible. Pécher, c’est se détacher du bien ; mais désespérer du péché, c’est un second détachement et qui presse du péché comme d’un fruit les dernières forces démoniaques ; alors, dans cet endurcissement ou raidissement d’enfer, pris dans sa propre conséquence, on s’oblige à tenir non seulement pour stérile et vain tout ce qui a nom repentir et grâce, mais encore à y voir un danger, contre quoi l’on s’arme avant tout, exactement comme fait l’homme de bien contre la tentation. En ce sens, Méphisto, dans le Faust, n’a pas tort de dire qu’il n’est pire misère qu’un diable qui désespère ; car le désespoir, ici, n’est qu’une faiblesse qui prête l’oreille au repentir et à la grâce. Pour caractériser l’intensité de puissance jusqu’où monte le péché, quand on désespère, on pourrait dire qu’au premier degré on rompt avec le bien, et, au second, avec le repentir.

Désespérer du péché, c’est tenter de se maintenir en tombant de plus en plus ; comme l’aéronaute monte en jetant du lest, le désespéré qui s’acharne à jeter tout le bien par-dessus bord (sans comprendre que c’est un lest qui élève, quand on le garde) tombe, en croyant monter — et il est vrai qu’aussi, de plus en plus, il s’allège. Le péché par lui-même est la lutte du désespoir ; mais, les forces épuisées, il faut une autre élévation de puissance, un nouveau resserrement démoniaque sur soi-même ; et c’est le désespoir du péché. C’est un progrès, une croissance du démoniaque, qui, évidemment, nous enfonce dans le péché. C’est un essai de donner au péché une contenance, un intérêt, d’en faire une puissance, en se disant que les dés sont jetés pour toujours, et qu’on restera sourd à tout propos de repentir et de grâce.

Edvard Munch, Désespoir, 1894.

Le désespoir du péché n’est pas dupe, toutefois, de son propre néant, sachant bien qu’il n’a plus de quoi vivre, plus rien, l’idée même de son moi ne lui est plus rien. C’est ce que Macbeth lui-même (II,3) dit en grand psychologue, après avoir tué le roi — et désespérant maintenant de son péché :

Von jetzt gibt es nichts Ernstes mehr im Leben;
Alles ist Tand, gestorben Ruhm und Gnade.
1

There’s nothing serious in mortality:
All is but toys: renown and grace is dead.

Désormais, il n’y a plus de sérieux dans la vie ;
Tout n’est plus que futilités ; mortes sont la gloire et la grâce.

Le magistral de tels vers est le double coup des derniers mots (Ruhm und Gnade). Par le péché, c’est-à-dire en désespérant du péché, il est en même temps à une distance infinie de la grâce… et de lui-même. Son moi, tout égoïsme, culmine en ambition. Le voici roi et, cependant, en désespérant de son péché et de la réalité du repentir, c’est-à-dire de la grâce, il vient de perdre son moi ; incapable même pour lui-même de le soutenir, il est exactement aussi loin d’en pouvoir jouir dans l’ambition que de saisir la grâce.

Dans la vie (si vraiment le désespoir du péché s’y rencontre ; on y trouve en tout cas un état que les hommes appellent ainsi) on en a, d’habitude, une vue erronée, sans doute parce que le monde ne nous offrant guère qu’étourderie, légèreté, niaiserie pure, toute manifestation un peu plus profonde nous émeut et nous fait dévotement tirer notre chapeau. Soit par trouble ignorance de lui-même et de ce qu’il indique, soit par vernis d’hypocrisie, ou grâce à son astuce et sophistique coutumière, le désespoir du péché ne déteste pas de se donner le lustre d’être du bien. On veut y voir alors le signe d’une nature profonde, qui prend naturellement son péché fort à cœur. Un homme, par exemple, s’est adonné à quelque péché, puis, il a résisté longtemps à la tentation et fini par la vaincre… À présent, s’il retombe et lui cède, la grisaille qui l’envahit n’est pas toujours du chagrin d’avoir péché. Elle peut tenir à bien autre chose, être aussi bien une irritation contre la Providence, comme si c’était elle qui l’eût laissé retomber, et qui n’aurait pas dû le traiter si durement, puisqu’il avait si longtemps tenu bon. Mais, n’est-ce pas raisonner en femmelette que d’accepter ce chagrin les yeux fermés, de passer sur l’équivoque incluse en toute passion, expression de cette fatalité qui fait que l’homme passionné, parfois jusqu’à en devenir fou, peut s’apercevoir, après coup, avoir dit le contraire de ce qu’il croyait dire ! Cet homme vous protestera peut-être, avec des mots de plus en plus forts, de toute la torture de sa rechute, comme elle le rejette au désespoir. « Jamais je ne me le pardonnerai », dit-il. Tout cela pour vous traduire tout le bien qu’il y a en lui, toute la belle profondeur de sa nature. Or ce n’est qu’une mystification. J’ai, exprès, dans ma description, inséré le « jamais je ne me le pardonnerai », un de ces mots, justement, qu’on entend d’ordinaire en pareille circonstance. Ce mot-là, en effet, vous remet tout de suite d’aplomb dans la dialectique du moi. Jamais, il ne se le pardonnera… mais Dieu alors voulait le faire, aurait-il la méchanceté, lui-même, de ne pas se pardonner ? En réalité, son désespoir du péché — surtout quand il fait rage d’expressions en se dénonçant (sans y penser le moins du monde), quand il dit qu’il « ne se le pardonnera jamais » d’avoir pu ainsi pécher (paroles presque à l’opposé de l’humble contrition qui, elle, prie Dieu de pardonner) — son désespoir indique si peu le bien, qu’il indique, au contraire, plus intensément le péché, dont l’intensité vient de ce qu’on s’y enfonce. En fait, c’est quand il tenait bon contre la tentation, qu’il s’est jugé devenir meilleur qu’il ne l’est réellement ; il est devenu fier de lui-même, et sa fierté est intéressée maintenant à ce que le passé soit parfaitement révolu. Mais sa rechute rend soudain à ce passé toute son actualité. Rappel intolérable à sa fierté ; de là cet attristement profond, etc. Tristesse évidemment qui tourne le dos à Dieu, qui n’est qu’une dissimulation d’amour-propre et d’orgueil. Quand il devrait d’abord lui rendre d’humbles grâces pour avoir si longuement secouru sa résistance, et lui avouer ensuite et s’avouer à soi-même que ce secours déjà excédait son mérite, enfin s’humilier sous le souvenir de ce qu’il fut.

Ici, comme partout, l’explication des vieux textes édifiants déborde de profondeur, d’expérience, d’instruction2. Ils enseignent que Dieu permet parfois aux croyants un faux pas, et la chute en quelque tentation… justement afin de l’humilier et ainsi de le fortifier davantage dans le bien ; le contraste de sa rechute et de ses progrès dans le bien, peut-être considérables, est de tant d’humiliation ! et de se constater identique à lui-même lui est une telle douleur ! Plus l’homme s’élève, plus il souffre lorsqu’il pèche ; et plus il y a de risque si l’on manque le virage ; la moindre impatience même en a. Peut-être de chagrin sombrera-t-il dans la plus noire tristesse… et quelque fou de directeur d’âme sera tout prêt alors d’admirer sa profondeur morale, toute la puissance du bien sur lui… comme si c’était du bien ! Et sa femme, la pauvre ! se sent-elle humiliée près d’un pareil mari, sérieux et craignant Dieu, et que le péché chagrine tant ! Peut-être tient-il même des propos plus trompeurs encore, peut-être au lieu de dire : je ne pourrai jamais me le pardonner (comme s’il était déjà pardonné des péchés lui-même : pur blasphème), peut-être dit-il seulement que Dieu ne pourra jamais le lui pardonner. Hélas ! ici encore il ne fait que se leurrer. Son chagrin, son souci, son désespoir ? simple égoïsme (comme cette angoisse du péché, où c’est l’angoisse elle-même qui vous y jette, parce qu’elle est de l’amour-propre qui veut s’enorgueillir de soi, être sans péché)… et la consolation est son moindre besoin, et c’est pourquoi les doses énormes qu’en administrent les directeurs d’âmes ne font qu’empirer le mal.


Illustration de couverture : Vilhelm Hammershøi, Le soir au salon (Aften i stuen), huile sur toile, 1904 (Copenhague, Statens Museum for Kunst).

  1. Søren Kierkegaard lisait et citait Shakespeare en allemand, dans la traduction de Friedrich Schlegel.[]
  2. Allusion possible aux livres piétistes de Tauler et Arndt.[]

Arthur Laisis

Linguiste, professeur de lettres, étudiant en théologie à la faculté Jean Calvin et lecteur dans les Églises réformées évangéliques de Lituanie. Principaux centres d'intérêts : ecclésiologie, christologie, histoire de la Réforme en Europe continentale. Responsable de la relecture des articles du site.

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