Isaac Jaquelot (1647-1708), pasteur champenois, a poursuivi son ministère en exil après la révocation de l’édit de Nantes en 1685. Après avoir été à Heidelberg, La Haye et Bâle, il rejoint Berlin où il prêche au Grand Électeur, Frédéric-Guillaume de Prusse, protecteur des huguenots. Défenseur de la théologie naturelle, il se déclare remontrant (arminien) et accorde un grand rôle à la raison, ce qui sera source de disputes avec d’autres grandes figures réformées du temps comme Bayle et Jurieu. Ce sermon sur une parabole de l’évangile de Matthieu est adressé personnellement à l’électeur de Prusse ; nous en avons très légèrement modernisé la langue, l’édition originale pouvant être consultée ici.
Le royaume des cieux est encore semblable à un marchand qui cherche de belles perles. Et qui en ayant trouvé une de grand prix, s’en va, vend tout ce qu’il a, et l’achète.
Matthieu 13,45-46.
Sire,
Le fils de Dieu disait autrefois aux Juifs que le royaume des cieux n’avait aucune apparence de grandeur ni de gloire mondaine ; qu’il en était tellement dépourvu, ce céleste royaume, qu’il était même au milieu d’eux sans qu’ils s’en aperçussent.
En effet, ce sauveur des hommes naquit dans la bassesse, vécut dans l’obscurité, mourut d’un supplice accompagné de toute la honte publique. Son ministère s’exerça avec simplicité, ses disciples furent des hommes grossiers et idiots, ses sectateurs sortirent pour la plupart du commun peuple. Pour vrai, Seigneur, tes voies ne sont pas nos voies, ni tes pensées ne sont point non pensées. Tu as pris plaisir de confondre la sagesse des hommes, et de les conduire au salut par des routes inconnues à l’esprit humain, dignes néanmoins de la profondeur adorable de ton conseil et de tes décrets éternels. C’est par cet endroit que Jésus-Christ considérait le royaume des cieux dans la parabole que je vous ai lue : dans celle qui la précède, le royaume des cieux est comparé à un trésor, mais un trésor caché dans un champ. Ici il est semblable à un marchand qui cherche de belles perles, et qui en ayant trouvé une de grand prix, vend ce qu’il a pour l’acheter. Voici trois idées qui demandent chacune quelques réflexions ; l’une est une idée de négoce, il est parlé d’un marchand ; l’autre regarde les choses de ce négoce, c’est une perle de grand prix ; la troisième concerne ce qu’il fait pour l’acquérir, il vend ce qu’il a.
Dieu veuille faire servir ces réflexions à nous donner les dispositions nécessaires pour cette sainte et heureuse acquisition. Ainsi soit-il.
Le marchand
Ce marchand qui cherche de belles perles est l’emblème d’un homme qui, peu satisfait des biens de la terre, parce qu’il en connaît par son expérience et par son propre sentiment le faible, le néant et la fragilité, s’applique à la recherche de biens plus excellents et plus exquis. L’idée de négoce en renferme nécessairement deux autres : l’une est une idée de vigilance et d’activité ; l’autre une idée de connaissance et de discernement, pour savoir le prix des choses qui entrent dans le commerce. De même aussi pour juger du véritable bien de l’homme, il faut chercher, il faut examiner, il faut agir, il faut de la vigilance ; éprouvez toutes choses, nous dit le Saint-Esprit, mais il faut agir avec une droiture d’esprit et de cœur, pour retenir ce qui est bon. (1 Thessaloniciens 5,21). Il faut apporter un jugement délivré de cette prévention et de ces préjugés qui nous font souvent condamner ce que nous ne connaissons pas ou rejeter ce que nous devrions le plus estimer.
Combien voit-on de malheureux chrétiens, indignes de ce nom, qui demeurent immobiles dans la place où la naissance les a mis, qui professent sans savoir pourquoi la religion de leurs pères, de laquelle ils ignorent la nature, les promesses et la vérité ; j’ajouterais encore les lois et la sainteté, si la raison, la conscience permettait aux hommes d’être ignorants jusqu’à ce degré d’aveugelement et de stupidité. Est-ce donc qu’on pourrait espérer les biens du ciel, sans les connaître et sans les chercher ? Pourrait-on se promettre les faveurs de la bonté et de la miséricorde de Dieu lorsque Dieu est à l’égard de ces faux chrétiens, de ces chrétiens de nom, un Dieu plus inconnu qu’il ne l’était aux Athéniens. Car encore ces païens le servaient au hasard, et lui avaient érigé un autel, au lieu que ces mauvais chrétiens le déshonorent par leur ignorance et l’outragent par le mépris qu’ils font dee ses lois, dont ils violent la sainteté avec autant de fierté et d’insolence que de sécurité et d’endurcissement.
Ils doivent savoir que la seule parabole de notre texte les exclut entièrement du royaume des cieux. Il est semblable à un marchand qui est toujours en action quand il s’agit de son profit. Il faut veiller et prier, comme Jésus-Christ l’ordonne, il faut travailler à son salut avec une sainte frayeur, comme un apôtre le dit. Il y a dans le négoce d’heureuses conjonctures qu’on ne saurait négliger qu’avec perte. La vigilance est dans cette profession une qualité de tous les temps et de toutes les saisons. De même aussi dans la dispensation de la grâce, il est d’heureux moments qu’on doit mettre à profit : cherchez, nous crie l’Oracle céleste, cherchez le Seigneur pendant qu’il se trouve, invoquez-le, quand il est près de vous (Ésaïe 55,6) pour vous exaucer.
Tantôt dans la prospérité, notre cœur, touché d’un vif sentiment des bienfaits de Dieu, nous incite à renouveler ou à fortifier notre engagement à son service ; il faut écouter sa voix. Tantôt l’adversité nous met devant les yeux les révolutions continuelles des choses du monde, et nous en fait sentir vivement l’instabilité ; alors tout nous invite à chercher des biens plus solides et une espérance mieux établie. Il faut suivre ces mouvements.
Il y a des moment où, étant en retraite avec nous-mêmes, nous nous sentons obligés de faire un bon usage de la santé que Dieu nous conserve ; il faut écouter ces bons conseils. En d’autres temps, les maladies nous contraignent saintement de penser à la mort et à l’éternité. Enfin, la conscience la plus assoupie se réveille de temps à autre pour nous représenter notre devoir, ou pour nous annoncer les jugements de Dieu. C’est à nous de faire notre profit de toutes ces remontrances. C’est un gain qui se présente que nous ne devons pas négliger, de peur que nous ne puissions plus le recouvrer, selon cet avertissement du Saint-Esprit, aujourd’hui, si vous entendez la voix de Dieu, n’endurcissez pas vos cœurs (Psaume 95,7-8). Il parle, c’est à nous d’être attentifs ; il frappe, c’est à nous d’ouvrir, de peur qu’il ne se retire, et qu’il ne jure en sa colère que nous n’entrerons point dans le séjour de sa gloire et de son repos.
La perle
Après cette idée de vigilance et d’action, le négoce nous en produit une autre, de connaissance et de discernement. La parabole nous parle d’un marchand de perles, c’est-à-dire d’un trafic où l’on pourrait facilement être trompé et ruiné par l’achat de faux bijoux. Il est nécessaire dans cette sorte de commerce d’user de grande pénétration pour discerner ces raretés de la nature que le luxe et l’orgueil ont rendu si précieuses, d’avec ces pièces contrefaites par la fraude et par l’industrie des hommes.
La vie humaine est un négoce où chacun s’efforce de se rendre heureux. Mais hélas ! qu’il y a peu d’hommes qui aient cette justesse d’esprit, leurs sens bien disposés pour discerner le bien et le mal. La plupart se laissent éblouir et tromper par de faux brillants et poursuivent un bonheur contrefait, qui n’a rien qu’une apparence vaine et trompeuse. Les biens de ce monde sont comme ces perles fausses, qui n’ont ni solidité ni poids, et dont tout l’éclat n’est attaché qu’à la superficie ; vain éclat ! fausse lueur ! incapable de soutenir l’épreuve ni les injures du temps.
Je ne m’arrêterai pas à examiner en détail les biens de ce monde, ni à vous en montrer les défauts. Pour peu qu’on fasse réflexion sur la connaissance qu’on en a, et principalement sur l’expérience, on trouvera que la recherche, la poursuite, l’acquisition de ces biens est ordinairement accompagnée de peines, d’agitation, et souvent de crimes et d’iniquités ; que leur possession etst inséparable de crainte, d’inquiétudes et de soucis ; le bonheur — ou la fortune des mondains pour me servir de leurs expressions — est un poste toujours exposé à l’envie, c’est comme une place investie de l’ennemi, il faut veiller incessamment à sa défense et à sa conservation. En vérité, quand il n’y aurait que cela, tant de trouble et d’inquiétude ne paraît guère compatible avec un véritable bonheur.
Mais afin de nous convaincre tous que la religion chrétienne est la seule voie pour parvenir à la béatitude, je n’avancerai ici qu’un seul raisonnement, qui est incontestable et sans réplique. J’établis ce raisonnement sur cette proposition, à laquelle je vous supplie de faire attention. C’est que le bonheur de l’homme, ou plutôt de la nature humaine, emporte avec soi et suppose nécessairement ces deux principes. Le premier est qu’il doit appartenir à l’homme tout entier, c’est-à-dire, au corps et à l’âme, mais surtout à l’âme, comme à la plus noble partie, qui doit répandre ses influences sur le corps. En doutez-vous ? Consultez l’expérience : il n’est pas rare de voir un homme content et paisible en lui-même, avec un corps faible et malsain ; mais c’est une chose inouïe qu’un homme puisse être heureux avec un esprit agité, inquiet, troublé et chagrin. Par conséquent tous les biens qui ne touchent que le corps, ne sauraient être la cause ni le fondement d’un solide bonheur ; il est trop imparfait et trop incomplet pour être honoré de ce nom. Le goût de l’esprit, le sentiment de la conscience, est tout autre que celui du corps, il faut des biens d’une autre espèce pour le satisfaire.
Le second principe qui nous fera connaître en quoi consiste le vrai bonheur de l’homme, c’est que ce bonheur doit regarder tous les hommes, de tout âge, de tout sexe, de toutes qualités, en tout temps et en tout lieu ; ajoutons dans le temps et dans l’éternité. Car puisque nous savons que nous craignons cette éternité, nous devons voir nécessairement quelque liaison avec elle. Les bêtes, que la mort détruit entièrement, ne la craignent ni ne la connaissent.
Ces principes posés, il vous est facile de comprendre, sans que je m’étende ici davantage, que ni les richesses, ni les dignités, ni la gloire, ni les plaisirs de ce monde ne sauraient former le bonheur de l’homme, puisqu’ils ne supposent pas plus le repos de l’homme qu’il est impossible qu’ils appartiennent également à tous les hommes. Au contraire, une mesure égale de biens, d’honneur et d’autorité renverserait la société de fond en comble. Poussons la pensée un peu plus loin, nous trouverons que le parfait bonheur de l’homme appartient à une autre vie, parce que la vie présente n’en peut être susceptible. Concluons donc que la religion seule nous découvre et nous procure ce véritable bonheur, par cette paix de l’âme dont elle nous fait jouir, fondée sur la connaissance de Dieu et sur l’espérance que nous avons en ses promesses. Voilà ce royaume des cieux qui est nommé de la sorte, parce que la connaissance que l’Évangile nous donne de Dieu, de ses promesses, de ses lois, et du culte que cet Évangile nous prescrit, tout est céleste et divin. Qui dit le royaume des cieux, dit ce qu’on peut concevoir de plus sublime et de plus excellent. C’est une perle de grand prix, pour l’acquisition de laquelle on ne fait pas difficulté de vendre ce qu’on a pour en jouir. C’est ma dernière réflexion.
Les biens vendus
Il y a deux sortes de choses qui nous appartiennent : nos pensées, nos résolutions, nos desseins et nos désirs sont à nous en propre, et de notre dépendance. Outre cela, on possède les biens de la fortune, ou pour parler plus juste, les biens de ce monde, dans la mesure qu’il a plu à Dieu de nous les dispenser. Voilà deux sortes de biens qu’il faut quitter : commençons à parler des derniers.
Il n’y a pas toujours même nécessité d’abandonner les biens du monde pour acquérir la vérité. Quand Dieu nous laisse jouir de repos et que la possession des biens de ce monde n’apporte pas un obstacle invincible à la profession ouverte de la vérité, ni à la pratique de la piété selon les mouvements de la conscience, nous devons en jouir et en faire un bon usage. Mais quand l’orage de la persécution fait effort pour nous engager à trahir notre conscience et notre devoir, alors il faut écouter la voix céleste qui nous ordonne, comme à Abraham, de quitter notre patrie pour aller où la providence de Dieu nous appellera. Lorsqu’on vous persécutera en une ville, fuyez en une autre. (Matthieu 10,23) Parce que le sentiment de nos propres faiblesses doit nous donner cette juste frayeur de la persécution, qui peut nous faire commettre ces deux crimes également condamnés dans la parole de Dieu ; l’un, de craindre les hommes plus que Dieu : car Jésus-Christ nous déclare formellement que ceux qui le renonceront, ou qui auront honte de sa vérité devant les hommes, jusqu’à n’oser la professer, qu’il les reniera (Matthieu 10,33) pour être à lui, en présence de son Père. L’autre crime serait de préférer les biens du monde aux biens du ciel ; un apôtre s’est expliqué là-dessus de même que Jésus-Christ d’une manière fort expresse. Jésus-Christ condamne les pharisiens de ce qu’ils aimaient leur propre gloire plus que la gloire de Dieu (Jean 5,44), et son apôtre déclare que ceux qui avaient renoncé le Sauveur qui les avait rachetés sont tombés dans cette apostasie parce qu’ils ont aimé le présent siècle plus que le siècle à venir (2 Timothée 4,10).
Bénissez Dieu, Monsieur Frédéric, de ce que vous n’avez pas été exposé à ce furieux orage1, qui a désolé en tant d’endroits l’Église de Dieu. Béni soyez-vous, Sire, au nom du Dieu vivant, pour la protection puissante et la retraite favorable2 que vous avez accordées à tant de persécutés. Bénis soient ces rois, ces princes, ces États et toutes ces personnes qui ont si charitablement recueilli les débris de cette tempête. Mais Monsieur Frédéric, si vous n’avez pas été obligé d’abandonner effectivement vos biens, vous devez savoir que vos cœurs n’en doivent pas être remplis, et qu’en tout temps ils n’y doivent pas être attachés comme à leurs idoles. Il faudrait, pour être en de si mauvaises dispositions, ignorer entièrement la prééminence des biens célestes, d’un bonheur éternel sur les biens, sur la fausse béatitude de cette vie mortelle. Il faut les posséder comme ne les possédant point. (1 Corinthiens 7,30)
L’autre abandon que nous devons faire pour posséder le royaume des cieux, c’est de renoncer à nous-mêmes et à toutes nos passions, quand elles se dérèglent assez pour nous faire perdre la voie du salut. Mais cette matière est si importante que nous sommes obligés d’en remettre l’explication à un autre temps, et de finir.
Application
Le premier usage qu’on doit faire des vérités que nous avons expliquées, c’est qu’il faut travailler pour chercher le royaume des cieux, et pour en connaître l’excellence et le prix. Les perles et les pierres précieuses sont des biens d’une espèce toute singulière. Ceux qui n’en connaissent pas la valeur traitent d’entêtement et de chimère l’estime qu’on en fait et la somme qu’on emploie pour leur achat. De même aussi ceux qui ne connaissent pas l’excellence du royaume des cieux regardent les douceurs de la piété et l’espérance d’une autre vie, comme des chimères dont on se repaît sans preuves et sans fondement. Parler de quitter sa patrie, d’abandonner ses biens, pour la profession de sa foi, c’est selon eux une grande simplicité, et une pure extravagance. Pourquoi cette malheureuse et criminelle ignorance ? c’est parce qu’on n’étudie guère les vérités de l’Évangile et qu’on méprise les devoirs de la piété. C’est parce que ces gens ne connaissent rien d’autre chose d’eux-mêmes que leur corps. Car s’ils avaient quelque idée de leur âme, s’ils faisaient quelque bon usage de leur raison pour se connaître eux-mêmes, ils trouveraient par leur propre sentiment qu’être en repos avec soi-même, que jouir de la tranquillité de son âme et de sa conscience, c’est sans contredit le bien le plus précieux qu’on puisse posséder dans cette vie ; et de plus, ils reconnaîtraient que ce bien inestimable ne peut venir que d’une confiance bien fondée en Dieu et de l’espérance d’un bonheur éternel.
Puisque, enfin, si on est bien persuadé qu’il y a un Dieu, créateur des cieux et de la terre, pourrait-on douter qu’il puisse nous ressusciter d’entre les morts, pour rendre à chacun selon ses œuvres ? Le Fils de Dieu, qui nous a promis qu’il reviendrait pour juger les vivants et les morts, nous a fait assez comprendre qu’il exécuterait sa promesse. Puisque conformément aux prédictions qu’il avait faites, il a exercé ses jugements sur les Juifs qui l’avaient rejeté, leur Temple, le siège de leurs sacrifices et le centre de leurs plus augustes cérémonies, ayant été détruit sans qu’ils aient pu le rétablir depuis plus de seize siècles. Pensons souvent à ses choses, M. Frédéric, étudions-les, méditions-les. Rentrons souvent et nous-mêmes, cherchons Dieu dans notre âme, dans notre conscience, elle nous apprendra à le trouver. Que ceux qui ne connaissent pas Dieu, qui même ne veulent pas s’instruire, vivent dans la débauche et dans le crime, je n’en suis pas surpris : ils suivent leur principe. Ils veulent risquer leur damnation, qu’ils la risquent. Mais pour nous, à qui Dieu fait annoncer sa grâce et son salut, vivons dans sa crainte, attirons sur nous ses bénédictions, en travaillant à faire sa volonté, pour jouir de la béatitude qu’il nous a promise. Dans cette espérance, à ce grand Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, soit honneur et gloire dans tous les siècles, Amen.
Illustration de couverture : Carl Georg Adolph Hasenpflug, Le Gendarmenmarkt à Berlin, huile sur toile, 1822 (collection privée).
- Allusion à la révocation de l’édit de Nantes.[↩]
- Allusion à l’édit de Potsdam.[↩]
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