Knowledge, Reality, and Value — Michael Huemer
15 septembre 2023

Knowledge, Reality, and Value est une introduction à la philosophie très récente par l’un des meilleurs vulgarisateurs de ce domaine. Elle est assez complète et est la plus accessible (que je connaisse pour l’instant) parmi celles qui adoptent le point de vue de la philosophie analytique ; elle est donc très portée sur les débats et sujets actuels. C’est le premier livre que je conseillerais à quelqu’un qui voudrait se mettre à mettre à la philosophie à partir de zéro, qui ne sait pas trop ce que c’est, ou qui la trouve ennuyeuse.

Points forts

Très accessible

On y trouve un style très accessible car :

  • Facile : pas de phrases à rallonge inutile, chaque mot et idée technique sont expliqués.
  • Décontracté : l’auteur ne suit pas des normes académiques qui rendent parfois les livres ennuyeux pour les débutants ; il publie dans une maison d’édition autonome et non académique, il est donc libre d’adopter en toute liberté le ton qu’il veut.
  • Et même humoristique, ce qui le rend agréable et même amusant à lire ; voici quelques pépites (des paraphrases approximatives à partir mes souvenirs) : « Kant que les professeurs de philosophie utilisent pour torturer leurs étudiants et les faire pleurer », « Kant avait un style d’écriture terriblement horrible », « Les gens font moins d’enfants dans les pays riches car ils préfèrent utiliser leur temps entre autres pour jouer à Call Of Duty. », « Imaginiez que vous voyez un bébé et que vous essayez de convaincre quelqu’un à côté d’appeler le bébé par votre nom. Imaginons même que vous y parvenez. Du coup, vous êtes le bébé et le bébé est vous, Wouhou ! ».

Mais assez complet et rigoureux pour autant

Ce qui est intéressant, c’est que même si Huemer a fait le maximum d’efforts pour être compréhensible, le livre ne perd pas en qualité pour autant. Il est assez complet1 et reste constamment en dialogue avec la littérature académique de pointe. Il brasse les principaux domaines :

  • La logique2 : qu’est-ce qu’un argument « correct » (sound en anglais), quelle est la différence entre propositions et arguments, quelles sont les erreurs de logique à éviter (l’ad hominem, l’ad populum, le biais de confirmation, le biais de sélection, la généralisation hâtive, etc.) ?
  • L’épistémologie3 : l’analyse de la connaissance (comment définir le savoir, par opposition à la croyance ?), le débat entre fondationalisme et cohérentisme, et le scepticisme du monde extérieur (comment savoir que nos sens sont fiables et donc que le monde extérieur existe vraiment ?).
  • La métaphysique4 : la philosophie de la religion, seulement le théisme/l’athéisme/l’agnosticisme, cette section présente les arguments les plus populaires comme le fine-tuning, le kalam, l’argument de la contingence, le problème du mal… Sont aussi traités le libre-arbitre (existe t-il vraiment ou est-il simplement une illusion ?) et l’identité personnelle (quelle est ou quelles sont les propriétés qui font que quelqu’un ou quelque chose reste le même du début à la fin de son existence malgré les changements qu’il subit ?).
  • L’éthique5 : la méta-éthique (que signifient nos phrases sur le bien et le mal, est-ce qu’il existe une morale objective ?), l’utilitarisme (est-ce que la fin justifie les moyens ?) contre le déontologisme et l’éthique animale (est-ce qu’on a des devoirs envers les animaux ? Si oui, lesquels ? etc.).

Un auteur à la fois rigoureux et très pédagogue

Michael Huemer est un auteur prolifique et très connu dans le monde anglo-saxon, notamment pour sa pédagogie et son accessibilité. Il a écrit énormément de livres et d’articles sur de nombreux sujets. Par exemple, Understanding Knowledge qui est la meilleure introduction d’épistémologie à ce jour, Skepticism and the Veil of Perception contre le scepticisme de sens qui affirme qu’on ne peut s’y fier pour acquérir des connaissances car ils sont trompeurs (ex : Descartes, Malebranche), Ethical Intuitionism qui défend le réalisme moral6, Dialogue entre un carnivore et un végétarien sur le véganisme, des livres de philosophie politique pro-anarchie The Problem of Political Authority et Justice before the Law ainsi que Approaching Infinity et Paradox Lost sur la métaphysique. Et enfin son blog où il publie régulièrement.

Limites

Des prises de position progressistes

L’auteur n’hésite pas à présenter et à défendre ses propres positions : il prévient d’office le lecteur au début du livre. Il est cependant assez « progressiste » : pro-immigration, anarchiste en politique, agnostique7 sur l’avortement, sceptique (athée ou agnostique) sur Dieu, végan éthique8… La plupart de ces vues sont problématiques pour un chrétien car elles contredisent la Bible et la tradition chrétienne. Par exemple, la Bible et les chrétiens de tout temps ont déclaré que la vie était sacrée et que c’était le cas aussi pour les enfants avant la naissance, que l’État était une institution établie par Dieu9, n’ont jamais défendu l’immigration inconditionnelle, etc.

En soi, ce n’est pas si grave si on le lit en prenant des pincettes. Il communique bien l’état d’esprit à avoir quand on fait de la philosophie : une démarche rigoureuse et un esprit critique. C’est bien ça en soi le plus important. On notera cependant qu’il défend certaines thèses classiques comme le réalisme moral, le réalisme naïf10 (contre le scepticisme des sens) et le fondationnalisme11. Que des positions intuitives, qui collent avec la philosophie d’Aristote, qui accordait aussi beaucoup d’importance au bon sens.

Pauvreté historique

Il manque une profondeur historique ; certes, beaucoup de philosophes modernes et contemporains sont mentionnés (Bertrand Russell, G. E. Moore, Ludwig Wittgenstein, Gettier, Descartes, Emmanuel Kant, David Hume, John Locke, Thomas Reid, etc.). Par contre, il y a très peu de mentions de philosophes antiques et médiévaux12. Il y a aussi par conséquent des gros trous sur des positions traditionnelles phares de ces périodes. Par exemple, ni la loi naturelle ni l’éthique de la vertu ne sont mentionnées une seule fois dans toute la partie sur l’éthique, alors que ce sont des théories qui ont occupé une place très importante dans l’histoire de la philosophie avec Platon, Aristote, les stoïciens, les médiévaux, même jusque chez les modernes.

Parfois elliptique, voire méprisant

Sur certaines positions avec lesquelles il n’est pas d’accord, on a l’impression que l’auteur ne se confronte pas avec leurs meilleurs représentants, par exemple lorsqu’il disqualifie l’argument de la contingence car il conduirait au nécessitarisme13. On aurait voulu le voir davantage discuter avec les plus grands spécialistes de cet argument comme Alexander Pruss et Joshua Rasmussen. Je comprends néanmoins qu’il manque de place pour cela dans un ouvrage d’introduction.

De même pour le chapitre sur l’éthique animale qui est en résumé une défense du véganisme éthique, à savoir qu’il est immoral de consommer presque toujours de la viande d’animaux maltraités (dans les usines humaines)14. L’auteur ne cite aucune alternative ni de sources académiques de la position opposée, la traitant seulement de ridicule. J’ai du mal à croire qu’il n’y ait absolument aucun défenseur sérieux… mais peut-être est-ce le cas ?


Illustration de couverture : Reinhold Völkel, Dans le Café Griensteidl’à Vienne, aquarelle, 1896.

  1. Même si certains sujets ne sont pas abordés, comme l’esthétique (comment définir et comprendre la beauté).[]
  2. La logique étudie les règles qui concernent les arguments, que faut-il pour qu’un argument soit correct, les différents types de preuves (déduction, induction, abduction, raisonnement par l’absurde, etc.).[]
  3. L’épistémologie est la matière, la discipline de la philosophie qui étudie la connaissance. Quelles choses pouvons-nous connaître (et celles que nous ne pouvons pas connaître) ? Comment, de quelle manière nous les connaissons : par nos sens ? Par notre intuition sans avoir besoin de nos sens ? Avec certitude ? Ou juste avec une certaine probabilité ?[]
  4. La métaphysique ou l’ontologie est la matière de la philosophie qui étudie ce que sont les choses qui existent (leur « identité », leurs propriétés communes et distinctes : les hommes, les animaux, les plantes, les cailloux, les atomes, les anges, Dieu, etc.).[]
  5. Cette discipline étudie tout ce qui tourne autour du bien et du mal.[]
  6. Position qui affirme qu’il existe des valeurs morales objectives vraies sans dépendre d’avis subjectifs.[]
  7. C’est-à-dire qu’il ne sait pas qui a raison.[]
  8. Je suis ouvert à la correction si je me trompe.[]
  9. Romains 13[]
  10. C’est-à-dire que nos sens sont fiables et qu’ils nous donnent une connaissance immédiate et directe du monde sensible.[]
  11. La position en épistémologie (dans la terminologie de la philosophie analytique) selon laquelle nos connaissances ont besoin pour être justifiées, de reposer sur des connaissances qui n’ont pas besoin d’être justifiées, « des fondements »[]
  12. Hormis quelques fois dans la partie de philosophie de la religion.[]
  13. L’avis que tous les événements qui ont survenus sont nécessaires, qu’ils n’auraient pas pu se passer autrement, en somme : l’absence de toute contingence dans notre monde. C’est la fameuse critique de Peter van Inwagen contre le principe de raison suffisante dans son Essai sur la liberté.[]
  14. À part bien sûr, quand on meurt de faim et qu’il n’y a aucune autre viande disponible.[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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