Malebranche sur l’argument augustinien pour l’existence de Dieu
23 avril 2024

Voici un extrait de l’œuvre principale de Nicolas Malebranche, De la Recherche de la vérité, où il donne une version de la preuve augustinienne de l’existence de Dieu : Dieu est le fondement de la vérité objective (idées, propositions, etc.). La preuve est qu’il cite à plusieurs reprises Augustin qui est bien connu pour avoir formulé cet argument. Il le fait dans un passage où réexplique pourquoi nous avons besoin d’une vision en Dieu pour voir les idées (pour pouvoir connaître des choses). Malebranche est un prêtre catholique et un philosophe du courant rationaliste qui a beaucoup suivi Descartes, il est très connu pour son occasionnalisme. L’occasionnalisme affirme qu’il n’y a que Dieu qui a un pouvoir de causer des effets, les créatures n’en n’ont pas, c’est donc Dieu qui fait constamment tout en elles.


Il n’y a personne qui ne convienne que tous les hommes sont capables de connaître la vérité ; et les philosophes même les moins éclairés, demeurent d’accord que l’homme participe à une certaine Raison qu’ils ne déterminent pas. C’est pourquoi ils le définissent animal rationis particeps, car il n’y a personne qui ne sache du moins confusément, que la différence essentielle de l’homme consiste dans l’union nécessaire qu’il a avec la Raison universelle, quoiqu’on ne sache pas d’ordinaire quel est celui qui renferme cette raison, et qu’on se mette fort peu en peine de le découvrir. Je vois, par exemple, que deux fois deux font quatre, et qu’il faut préférer son ami à son chien ; et je suis certain qu’il n’y a point d’homme au monde qui ne le puisse voir aussi bien que moi. Or je ne vois point ces vérités dans l’esprit des autres, comme les autres ne les voient point dans le mien. Il est donc nécessaire qu’il y ait une Raison universelle qui m’éclaire, et tout ce qu’il y a d’intelligences. Car si la raison que je consulte n’était pas la même qui répond aux Chinois, il est évident que je ne pourrais pas être aussi assuré que je le suis, que les Chinois voient les mêmes vérités que je vois. Ainsi la raison que nous consultons quand nous rentrons dans nous-mêmes, est une raison universelle. Je dis : quand nous rentrons dans nous-mêmes, car je ne parle pas ici de la raison que suit un homme passionné. Lorsqu’un homme préfère la vie de son cheval à celle de son cocher, il a ses raisons, mais ce sont des raisons particulières dont tout homme raisonnable a horreur. Ce sont des raisons qui dans le fond ne sont pas raisonnables, parce qu’elles ne sont pas conformes à la souveraine Raison, ou à la Raison universelle que tous les hommes consultent.

Je suis certain que les idées des choses sont immuables, et que les vérités et les lois éternelles sont nécessaires. Il est impossible qu’elles ne soient pas telles qu’elles sont. Or je ne vois rien en moi d’immuable ni de nécessaire, je puis n’être point ou n’être pas tel que je suis, il peut y avoir des esprits qui ne me ressemblent pas ; et cependant je suis certain qu’il ne peut y avoir d’esprits qui voient des vérités et des lois différentes de celles que je vois ; car tout esprit voit nécessairement que 2 fois 2 font 4, et qu’il faut préférer son ami à son chien. Il faut donc conclure que la raison que tous les esprits consultent est une Raison immuable et nécessaire.

De plus il est évident que cette même Raison est infinie. L’esprit de l’homme conçoit clairement qu’il y a ou qu’il peut y avoir un nombre infini de triangles, de tétragones, de pentagones intelligibles, et d’autres semblables figures. Non seulement il conçoit que les idées des figures ne lui manqueront jamais, et qu’il en découvrira toujours de nouvelles, quand meme il ne s’appliquerait qu’à ces sortes d’idées pendant toute l’éternité : il aperçoit même l’infini dans l’étendue, car il ne peut douter que l’idée qu’il a de l’espace ne soit inépuisable. L’esprit voit clairement que le nombre qui, multiplié par lui-même produit 5, ou quelqu’un des nombres entre 4 et 9, entre 9 et 16, entre 16 et 25, etc., est une grandeur, un rapport, une fraction dont les termes ont plus de chiffres qu’il ne peut y en avoir d’un pôle du monde à l’autre. Il voit clairement que c’est un rapport tel qu’il n’y a que Dieu qui le puisse comprendre, et qu’il est impossible de l’exprimer exactement parce qu’il faut pour l’exprimer une fraction dont les deux termes soient infinis. Je pourrais apporter beaucoup de semblables exemples, dont on peut conclure, non seulement que l’esprit de l’homme est borné, mais que la raison qu’il consulte est infinie. Car enfin l’esprit voit clairement l’infini dans cette souveraine raison, quoiqu’il ne le comprenne pas. En un mot, il faut bien que la raison que l’homme consulte soit infinie, puisqu’on ne la peut épuiser, et qu’elle a toujours quelque chose à répondre sur quoi que ce soit qu’on l’interroge.

Mais s’il est vrai que la raison à laquelle tous les hommes participent est universelle; s’il est vrai qu’elle est infinie; s’il est vrai qu’elle est immuable et nécessaire, il est certain qu’elle n’est point différente de celle de Dieu même; car il n’y a que l’être universel et infini qui renferme en soi-même une raison universelle et infinie. Toutes les créatures sont des êtres particuliers : la raison universelle n’est donc point créée. Toutes les créatures ne sont point infinies; la raison infinie n’est donc point une créature. Mais la raison que nous consultons n’est pas seulement universelle et infinie, elle est encore nécessaire et indépendante, nous la concevons en un sens plus indépendante que Dieu même; car Dieu ne peut agir que selon cette raison, il dépend d’elle en un sens, il faut qu’il la consulte et qu’il la suive. Or, Dieu ne consulte que lui-même; il ne dépend de rien. Cette raison n’est donc pas distinguée de lui-même: elle lui est donc coéternelle et consubstantielle. Nous voyons clairement que Dieu ne peut punir un innocent, qu’il ne peut assujettir les esprits aux corps, qu’il est obligé de suivre l’ordre. Nous voyons donc la règle, l’ordre, la raison de Dieu; car quelle autre sagesse que celle de Dieu pourrions-nous voir, lorsque nous ne craignons point de dire, que Dieu est obligé de la suivre ?

Mais après tout, peut-on concevoir une sagesse qui ne soit pas la sagesse de Dieu ? Salomon, qui parle si bien de la sagesse, en distingue-t-il deux sortes ? Ne nous apprend-il pas que celle qui est co-éternelle à Dieu même et par laquelle il a établi l’ordre que nous voyons dans ses ouvrages, est celle-là même qui préside à tous les esprits, et que consultent les législateurs, pour faire des lois justes et raisonnables ? Il suffit de lire le huitième chapitre des Proverbes pour être persuadé de cette vérité. Je sais bien que l’Écriture sainte parle d’une certaine sagesse qu’elle nomme sagesse du siècle, sagesse des hommes. Mais c’est qu’elle parle des choses selon l’apparence ou selon le sentiment ordinaire; car elle nous apprend par ailleurs que cette sagesse n’est que folie et abomination non seulement devant Dieu, mais devant tous les hommes qui consultent la raison.

MalebrancheRecherche de la vérité (annexes, dixième éclaircissement), Paris, 2006, pp. 117-120 (version en ligne). 


Illustration : Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée, huile sur toile, 1889 (New York, Museum of Modern Art).

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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