Damien Labadie est chargé de recherches au Centre inter-universitaire d’histoire et d’archéologie médiévales (UMR 5648 CNRS). Ses recherches portent principalement sur l’histoire et la philologie du christianisme oriental antique.
L’écologie et le rapport de l’homme à son environnement naturel constituent l’une des questions les plus discutées – non sans passion ! – en ce premier quart du XXIe siècle. Les théologiens protestants contemporains, comme le luthérien Joseph Sittler (The Ecology of Faith, 1961 ; The Care of the Earth, 1964) ou le presbytérien Francis Schaeffer (Pollution and the Death of Man, 1970, traduit en français sous le titre La pollution et la mort de l’homme : un point de vue chrétien sur l’écologie, 2015) s’étaient déjà emparés du problème, dès les années 1960, en proposant une réflexion théologique originale. Mais les premiers réformateurs avaient, en leur temps, formulé de saillantes remarques sur la relation de l’homme à la nature, remarques qui n’ont rien perdu de leur fraîcheur. En particulier, Luther et Calvin, dans leur exégèse de Genèse 2,15 (L’Éternel Dieu prit l’homme, et le plaça dans le jardin d’Éden pour le cultiver et pour le garder) proposent des méditations et réflexions dont le lecteur d’aujourd’hui, même quelques siècles plus tard, pourra se nourrir avec profit.
En effet, aux yeux de Luther, la nature doit être entretenue, cultivée, en dépit de la chute, c’est-à-dire l’expulsion d’Adam du jardin d’Éden. Adam cultivait la terre avant la chute, mais avec agrément ; aujourd’hui l’homme doit continuer à cultiver et protéger la terre, mais dans la peine et le labeur. Cette conception reflète le pessimisme luthérien, fondé sur le récit biblique de la chute du premier homme, condamné à travailler la terre à la sueur de son front. Mais Luther est aussi un homme de son temps ; à une époque, au XVIe siècle, où les hommes disposaient d’outils encore rudimentaires, la nature, indispensable à leur subsistance, se révélait ingrate, rebelle à se laisser cultiver sans peine. Toutefois, Luther insiste sur l’interdépendance entre l’homme et la nature ; l’homme ne peut survivre sans la nature, de laquelle il tire sa nécessaire subsistance, mais la nature a besoin d’être entretenue, cultivée et protégée des déprédations. En somme, Dieu a offert la création à l’homme en l’investissant d’une double responsabilité (imperium) : faire fructifier la nature (operatio), malgré les peines que cela implique, mais aussi en prendre soin (custodia). La culture de la terre implique donc le soin de la terre, deux aspects inséparables.
Du point de vue du père de la Réforme française, Jean Calvin, il faut jouir modérément des fruits de la nature. Il n’en faut rien gaspiller, il faut faire preuve d’escharceté, à savoir de frugalité. En effet, pour Calvin, tout ce que produit la nature est un précieux présent, un cadeau de Dieu, duquel l’homme dépend entièrement. Gaspiller, exploiter, jeter ces précieuses ressources serait, selon lui, faire affront à Dieu, ni plus ni moins. Nous remarquerons, enfin, que Luther et Calvin condamnent tous deux l’oisiveté – dénigrant par la même occasion la pure contemplation monastique – et affirment avec insistance que la culture et la protection de la nature sont d’insignes missions que Dieu, dans sa providence, a confiées à l’être humain.
Nous proposons ci-dessous une traduction française du commentaire de Luther sur la Genèse 2,15, tiré du premier tome de son commentaire latin sur la Genèse paru en 1544 (et qui fut réédité plusieurs fois dans les années suivantes), suivi d’un texte de Calvin, dont nous avons modernisé l’orthographe française, sur Genèse 2,15, extrait de son commentaire sur la Genèse publié en 1554.
Martin Luther sur Genèse 2,15 (1544)
- Le Seigneur Dieu prit l’homme et le plaça dans le jardin d’Éden afin qu’il le cultivât et le gardât. Après que Dieu eut orné de diverses manières toutes les contrées de la terre, il prépara ensuite le jardin d’Éden, dont il désira qu’il fût l’habitation et le trône royal de l’homme et dont il lui confia le commandement (imperium) sur toutes les bêtes. Dès lors il le plaça dans le jardin comme dans une citadelle ou un temple, dont il était libre de sortir pour parcourir le reste de la terre, qui était aussi très fertile et plaisante, et jouer avec les animaux, autant qu’il le souhaitait.
- Il exigea d’Adam une double mission, à savoir qu’il devait travailler ou cultiver ce jardin, mais aussi le sauvegarder et le garder (ut operetur seu colat hortum hunc, et etiam ut tueatur ac custodiat). Quelques vestiges de ce commandement, que nous possédons à l’état de misérables restes, demeurent encore. En effet, jusqu’aujourd’hui, ces deux choses sont inséparables : non seulement cultiver la terre, mais aussi protéger ce qui a été cultivé. Mais ces deux choses sont corrompues d’une infinité de manières. Non seulement la culture, mais aussi la protection sont en tout point affectées de désagréments et de maux. La raison en sera suffisamment exposée dans le chapitre 31. Nous verrons là que la culture de cette terre est gênée et souillée par les épines et les ronces, par la sueur du visage et un malheur infini. Car, pour ne pas parler de la nécessité de produire de la nourriture, combien il est difficile, en raison des peines et des soucis, même d’éduquer un enfant !
- Si Adam était resté à l’état d’innocence (innocentia)2, il aurait cultivé la terre, planté des herbes aromatiques, non seulement sans inquiétude, mais presque par divertissement et avec extrême agrément. De même, ses enfants, dès la naissance, se seraient passé bien vite du lait maternel et, probablement, se seraient promptement dressés sur leurs pieds et auraient cherché leur nourriture sans peine et sans le secours parental, comme nous le voyons chez les poussins. Voyez donc la gravité de notre misère originelle !
- Si nous nous entretenons de la nourriture, non seulement nous la partageons avec les animaux, mais les hommes en dépossèdent d’autres hommes et s’en emparent illégalement. C’est pourquoi il est nécessaire d’ériger des murs, des haies et d’autres sortes de protection, qui sont à peine capables de préserver ce qui a été cultivé par un grand effort. Ainsi il nous reste le travail de la culture, mais il est si différent de ce qu’il fut au début. La raison en est que, non seulement il s’accompagne de grandes peines, mais aussi parce que la terre produit peu et comme à contrecœur. Pour Adam, elle produisait de plein gré et en grande abondance, qu’il semât dans le jardin ou dehors, ailleurs sur la terre. Il n’y avait nul danger de la part des voleurs et des meurtriers, tout était en paix.
- Nous pouvons donc nous faire une idée de la gravité du péché originel lorsque nous regardons les épines, les halliers, la sueur au visage, etc. De même que l’homme chuta spirituellement par le péché, de la même manière il chuta charnellement en manière de châtiment. Car le travail est un châtiment qui, à l’état d’innocence, était un jeu et un plaisir. Malgré l’accablement auquel nous contraint la misère de la nature, si quelqu’un possède un jardin agréable, qui ne nécessite pas qu’on le sème, ni qu’on le plante, ni qu’on le creuse, il y accorde de l’attention et éprouve quelque plaisir. Pourrait-on donc imaginer, dans ce jardin-là3 à l’état d’innocence, une attention et un plaisir encore meilleurs ?
- Il convient dès lors de rappeler que l’homme n’est pas fait pour l’oisiveté (ad otium), mais pour le travail (ad laborem), même à l’état d’innocence. Par conséquent, tout genre de vie oisif, comme celui des moines et des moniales, doit être condamné.
- De la même manière que nous disions que le travail et la culture se faisaient sans peine, de même la protection et la garde étaient fort plaisantes, alors qu’elles sont pleines de dangers dorénavant ; Adam aurait pu, par une parole, ou même un seul signe de la tête, faire fuir les ours et les lions. Or aujourd’hui nous avons des protections, mais elles sont tout simplement désastreuses ; nous devons les renforcer par des épées, des lances, des canons, des murs, des haies, des fossés… Et nous pouvons à peine vivre en paix avec nos êtres chers. Il ne nous reste donc que des vestiges, à peine visibles et presque éteints, de ce que furent la culture et la garde (tum operationis, tum custodiae).
- Certains expliquent ainsi ce passage : c’est Dieu qui doit cultiver et protéger. Mais le texte parle simplement de la culture et de la garde par l’homme. Il est dit, plus tard, que Caïn fut cultivateur4, et dans Job et l’Ecclésiaste, les rois sont appelés laboureurs de la terre, non seulement en raison de la culture, mais aussi en raison de la garde. Mais comme je l’ai dit, « cultiver » et « garder » sont des termes négatifs et difficiles, alors qu’ils désignaient, jadis, un jeu et un suprême plaisir pour l’homme.
(source : D. Martin Luther’s Werke. Kritische Ausgabe, 42. Band, Weimar, 1911, p. 77-78)
Jean Calvin sur Genèse 2,15 (1554)
Or le Seigneur prit l’homme [et le colloqua au jardin d’Éden pour le cultiver et le garder]. Moïse5 ajoute maintenant que la terre fut baillée6 à l’homme, à cette condition qu’il s’occupât à la cultiver. Dont il s’ensuit que les hommes ont été créés pour s’employer à faire quelque chose, et non pour être paresseux et oisifs. Il est vrai que ce labeur était bien joyeux et plaisant, loin de toute fâcherie et ennui. Toutefois quand Dieu a voulu que l’homme s’exerçât à cultiver la terre, il a condamné en la personne d’icelui l’oisiveté et nonchalance. Par quoi il n’y a rien plus contraire à l’ordre de nature, que consumer sa vie à boire, manger et dormir, sans aviser cependant que nous ferons. Moïse ajoute qu’Adam fut ordonné gardien de ce jardin pour montrer que nous possédons ce que Dieu nous a mis en main à telle condition que nous nous contentions d’en user frugalement et modérément, gardant ce qui est de résidu. Celui qui possède un champ en reçoit tellement le fruit annuel qu’il ne permette point que le fond se déchoie par négligence, mais qu’il mette peine de le bailler à ceux qui viendront après lui, aussi bien ou mieux cultivé qu’il ne l’a reçu. Qu’il vive tellement des fruits, qu’il n’en dégâte7 rien par excès, ni laissant corrompre ou périr par négligence. Or afin qu’une telle escharceté8 ait lieu et vigueur entre nous, et qu’il y ait telle diligence à entretenir les biens dont Dieu nous a donné jouissance, que chacun pense qu’il est dépensier de Dieu en tout ce qu’il possède. Par ce moyen il ne lui adviendra de se porter dissolument, ni de corrompre par abus ce que Dieu veut être gardé et entretenu.
(source : Commentaire de M. Jean Calvin, sur le premier livre de Moyse, dit Genèse, Genève, 1554, p. 35)
Illustration : Thomas Cole, Le jardin d’Éden.
- Allusion à Genèse 3, 17-19, où l’homme, chassé du jardin après sa faute, peinera à cultiver la terre : Il dit à l’homme : Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l’arbre au sujet duquel je t’avais donné cet ordre : Tu n’en mangeras point ! le sol sera maudit à cause de toi. C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l’herbe des champs. C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière.[↩]
- L’« innocence » décrit l’état avant la chute.[↩]
- Le jardin d’Éden.[↩]
- Genèse 4,2.[↩]
- Moïse est considéré, par les traditions juive et chrétienne, comme l’auteur de la Genèse et de tout le Pentateuque.[↩]
- Donnée.[↩]
- Gâter, détruire.[↩]
- Économie, épargne.[↩]
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