Voici une traduction d’un article du philosophe catholique thomiste Edward Feser. Dedans, il examine les revendications de certains activistes transgenres selon lesquelles le sexe n’est ni binaire ni biologiquement déterminé, mais socialement construit. Il souligne que des philosophes progressistes, tels qu’Alex Byrne et Kathleen Stock, expriment des inquiétudes face à ces positions extrêmes, craignant qu’elles ne nuisent aux droits des femmes et ne compromettent les fondements du mouvement de libération homosexuelle.
Il montre enfin qu’une position libérale intermédiaire entre d’un côté, la position identificationniste des militants transgenres (le sexe comme étant auto-construit : ce à quoi je m’identifie) et de l’autre, la position traditionnelle de la loi naturelle (le sexe comme étant binaire et fixé par la nature) est une chimère. C’est l’une ou l’autre : il n’y a pas d’entre-deux possible, soit on est du côté de la révolution sexuelle, soit on est dans le camp des extrémistes et des intolérants selon les premiers. Il suffit de voir par exemple comment l’auteure d’Harry Potter pourtant pour les droits des homosexuels est traitée d’extrémiste et de traître au mouvement LGBT par des militants transgenres. Ainsi s’applique la célèbre et traditionnelle maxime mais d’une façon légèrement remaniée « La révolution sexuelle dévore ses enfants ».
Dans deux articles récents, nous avons examiné les critiques du philosophe Alex Byrne à l’égard de certaines affirmations de militants transgenres selon lesquelles le sexe ne serait pas binaire et serait une construction sociale. Byrne est loin d’être le seul philosophe à s’inquiéter des revendications de plus en plus étranges de ces militants – et de la véhémence avec laquelle ils les expriment. Kathleen Stock craint que ces idées ne nuisent aux femmes. Daniel A. Kaufman avertit qu’elles ne menacent rien de moins que l’existence même des droits civiques. Ces philosophes ne sont pourtant pas des conservateurs hostiles à la révolution sexuelle. Ils se définissent comme des progressistes et s’inquiètent des dérives extrémistes et de l’anti-intellectualisme au sein de leur propre camp. Et, comme pour donner raison à leurs détracteurs, certains militants ont tenté en retour de les faire licencier et sinon de les réduire au silence.
[Correction : Dan Kaufman a aimablement répondu à cet article dans la section des commentaires ci-dessous, et propose la clarification suivante : « Je crois à la fois en la justesse et la viabilité du projet libéral et moderne, à la Locke et Mill [mais] je ne me considère pas comme un progressiste de quelque sorte que ce soit. »]
L’extrême de l’identificationnisme
Kaufman qualifie « d’identificationnisme » la thèse selon laquelle une personne est ce qu’elle pense être, thèse qui sous-tend des affirmations comme celles critiquées par Byrne. Pour saisir les implications absurdes que Kaufman attribue à cette thèse, prenez l’exemple suivant. (Les détails de l’exemple viennent de moi, et non de Kaufman.) Supposons que Pat soit biologiquement masculin, avec des chromosomes mâles, des organes sexuels masculins, et ainsi de suite. Selon la vision traditionnelle ou intuitive(commonsense) du sexe, Pat est un homme, un point c’est tout. Supposons que Chris, quant à elle, soit biologiquement féminine, avec des chromosomes féminins et des organes sexuels féminins. La vision traditionnelle ou intuitive dirait que Chris est une femme, un point c’est tout. Supposons par ailleurs que Chris n’éprouve d’attirance sexuelle que pour les autres femmes. Le bon sens dirait alors que Chris est lesbienne – car, comme l’écrit Kaufman, « encore cinq minutes plus tôt, tout le monde savait ce qu’était une lesbienne : une femme homosexuelle. »
Mais, supposons que Pat « s’identifie » désormais non seulement comme une femme, mais aussi comme une femme attirée sexuellement uniquement par d’autres femmes. Malgré ce qu’est un homme selon le bon sens, Pat alors serait également une lesbienne ! Supposons par ailleurs que Chris ne soit en aucun cas attirée sexuellement par des « lesbiennes » comme Pat, et qu’elle trouve même répugnante l’idée d’être romantiquement ou sexuellement impliquée avec elles (étant donné qu’elles possèdent des organes sexuels masculins, etc.). Il s’ensuit, selon les militants transgenres identificationnistes critiqués par Kaufman, que Chris fait preuve “d’intolérance” vis-à-vis de Pat. Selon le point de vue de ces militants, le fait que Chris refuse de traiter des personnes comme Pat de la même manière qu’elle traiterait toute autre lesbienne constituerait une forme de discrimination injuste.
En réalité, ces militants affirment qu’il est immoral pour Chris (qui, selon le bon sens, est une femme) de ne pas être attirée sexuellement et romantiquement par des personnes comme Pat (qui, selon le bon sens, est un homme). Mais ce genre déclarations, souligne Kaufman, « était autrefois du ressort exclusif des fondamentalistes religieux et autres conservateurs sociaux et réactionnaires ! » En somme, selon Kaufman, les militants transgenres identificationnistes sapent la raison d’être du mouvement de libération gay, à savoir entériner des préférences comme celles de Chris.
De plus, Kaufman précise que les identificationnistes n’expliquent jamais en quoi il y aurait de l’intolérance dans l’ensemble des préférences de Chris mais pas dans celles de Pat. Ils maintiennent simplement de façon arbitraire que celles de Pat sont acceptables et doivent être affirmées, tandis que celles de Chris sont mauvaises et doivent être condamnées.
Stock craint que l’identificationnisme ne vide des concepts comme « femme » et « féminin » de leur sens, sapant ainsi les efforts déployés pour traiter les problèmes spécifiques auxquels les femmes sont confrontées. Elle écrit :
[Les femmes] sont particulièrement exposées … aux viols, aux agressions sexuelles, au voyeurisme et à l’exhibitionnisme ; aux harcèlements sexuels ; aux violences domestiques ; à certains cancers ; à l’anorexie et à l’automutilation, etc. Si l’on inclut dans les statistiques les femmes trans autoproclamées, ceci nous empêchera de bien comprendre les choses. L’auto-identification d’un homme dans la catégorie « femme » ou « féminin » ne le prédispose pas automatiquement à ces dommages. Pas plus que l’auto-identification d’une femme en dehors de ces catégories ne diminue pas les risques d’y être exposé. Nous avons besoin de données fiables dans un monde sexiste qui désavantage souvent les femmes en tant que telles.
Stock soutient également que permettre à toute personne s’auto-identifie comme une femme d’accéder aux endroits traditionnellement réservés aux aux femmes (vestiaires, prisons pour femmes, etc.) entraînerait inévitablement une augmentation des violences à leur encontre. Tout comme Kaufman, elle s’inquiète aussi du fait que l’identificationnisme rende si fluide le concept de « lesbienne » qu’il menace non seulement la compréhension de soi de celles qui se sont toujours considérées comme lesbiennes, mais aussi leurs « protections spéciales en tant que minorité discriminée » et leur « accès aux sources de financement d’organisations caritatives ».
En somme, tout comme Kaufman redoute que l’identificationnisme ne mette en péril le mouvement de libération gay, Stock craint qu’il ne représente une menace pour le féminisme. Kaufman va plus loin en affirmant que c’est aussi une menace pour l’égalité entre les races. Selon lui, les différences raciales et ethniques ne sont pas moins des constructions sociales les différences entre les sexes. Ainsi, si l’identificationnisme permet à une personne de devenir un homme ou une femme simplement en s’identifiant comme tel, il pourrait tout aussi bien permettre à quelqu’un de se déclarer membre d’une race ou d’un groupe ethnique uniquement par auto-identification.
La philosophe Rebecca Tuvel a présenté un argument similaire l’an dernier – et suscité une tempête d’indignation de la part de certains de ses camarades de gauche. Bien sûr, Rachel Dolezal a également suscité un tollé en affirmant être une femme noire. Pourtant, Kaufman soutient que si l’on accepte les prémisses identificationnistes, il ne peut plus y avoir aucune explication rationnelle pour expliquer cette indignation. Celui-ci écrit :
Les tentatives de Dolezal pour « s’identifier » comme noire se sont peut-être retournée contre elle, mais je dirais que c’est seulement parce qu’elle s’est jointe un peu trop tôt à la “fête identificationniste” (identificationist party). Une autre tentative du même genre, dans cinq ou dix ans, menée non pas de façon défensive mais offensive – à la manière de l’activisme de genre actuel (c’est-à-dire en accusant les critiques d’être intolérants et « violents », et en exigeant leur silence, voire pire) – aurait bien des chances d’aboutir.
Si cela se produit, ajoute-t-il, ce sera « le dernier clou dans le cercueil de la vision traditionnelle des droits civiques ». En effet, les notions de race et d’ethnicité, tout comme celle de sexe, auront été vidées de toute signification claire.
Le juste milieu libéral
Kaufman et Stock, tout comme Byrne, ne contestent pas l’idée selon laquelle que la notion de genre (opposée au sexe) est une construction sociale. Ils n’émettent donc pas d’objections à une position transgenre plus modérée. De plus, ils souhaitent défendre les positions libérales classiques sur le féminisme, la libération gay et la révolution sexuelle en général. Selon Kaufman, la différence entre leur position libérale modérée et l’extrémisme identificationniste qu’ils rejettent réside dans le fait que l’identificationnisme repose sur une « déformation arrogante de la vision moderne du moi ». Il écrit :
La version raisonnable de cette vision rejette l’idée prémoderne selon laquelle une personne se définit entièrement par la position qu’elle occupe dans un cadre social régi par une conception forte (thick) de la loi naturelle sur le plan normatif. Elle la remplace par l’idée selon laquelle notre identité découle (dans une mesure substantielle) de notre conscience intérieure et que nous pouvons donc la déterminer nous-mêmes. L’objectif ultime de cette idée était de donner un fondement à l’autonomie morale et politique de l’individu, condition nécessaire à la vie dans une cité démocratique moderne.
Mais l’identificationnisme va plus loin que cela et conduit à :
un rejet total de la réalité matérielle et sociale… Il affirme que l’individu se construit lui-même entièrement, que son identité repose uniquement sur sa conscience et sa volonté, indépendamment de la nature ou du consensus social. Il est en résulte un fondement instable et incohérent.
Kaufman perçoit dans cette position extrême une référence au dualisme de substance de Descartes, à la définition de la personne de Locke basée sur la « continuité de la conscience » et au « moi nouménal » de Kant – autant de théories qui considèrent essentiellement le corps et la matérialité comme extérieurs au moi. Lorsqu’on pense que l’on est lié à son corps et à la matérialité en général seulement de manière contingente, il devient plausible de penser que les organes génitaux, les chromosomes, etc. n’ont aucune pertinence pour définir ce que l’on est et que l’on peut se définir entièrement indépendamment d’eux.
À l’inverse, la position modérée défendue par Kaufman « ne nie pas l’existence des réalités matérielles en question, mais leur refuse une quelconque valeur morale ou politique légitime dans une société moderne et démocratique ». Kaufman, Stock et d’autres critiques de l’identificationnisme tiennent à affirmer que la biologie est en partie ce qui définit une personne, de façon à exclure l’idée extrême d’après laquelle on peut devenir homme ou femme simplement en s’identifiant en tant que tel, sans pour autant abandonner leur adhésion à la libération gay, au féminisme, à un activisme transgenre modéré et à la révolution sexuelle en général.
La grande question à un million d’euros est la suivante : cette position libérale intermédiaire entre d’une part, l’identificationnisme, et de l’autre « une conception forte (thick) de la loi naturelle sur le plan normatif », est-elle réellement tenable ? Or, la description de que donne Kaufman est si floue qu’elle n’inspire guère confiance. Il affirme qu’on ne devrait pas « définir entièrement » une personne en fonction de la position qu’elle occupe dans un cadre social régi par la loi naturelle, que notre identité découle de notre conscience de nous-mêmes seulement « dans une mesure substantielle », qu’il faut se méfier d’un « rejet total » de notre nature matérielle, et que nous ne sommes donc pas « entièrement auto-construits » (self-made).
Cela montre que l’identité d’une personne est au moins en partie déterminée par ce que Kaufman appelle les « réalités matérielles », c’est-à-dire des faits biologiques auxquels la tradition de la loi naturelle accorde une grande importance et que la position identificationniste ignore totalement. Kaufman veut accorder suffisamment de place à la biologie pour exclure cette dernière position, mais pas assez pour accepter la première. Mais où place-t-on la limite, et pourquoi à cet endroit précis ? Kaufman ne nous en dit pas plus.
Bien sûr, un seul article ne peut pas tout traiter. Mais la question ne porte pas sur simple détail ; elle remet en cause la possibilité même d’une position libérale intermédiaire. S’il n’y a aucune manière raisonnée ou non arbitraire de fixer cette limite, alors de deux choses l’une, soit adopter l’identificationnisme de bout en bout, soit reconsidérer l’idée que la position basée sur la loi naturelle était juste depuis le début.
La position intermédiaire est-elle tenable ?
Voici une façon de voir le problème. Il est notoirement difficile de définir les caractéristiques biologiques autrement qu’avec des termes fonctionnels. On ne peut pas décrire adéquatement l’œil sans faire référence à sa fonction visuelle, ni le cœur sans faire référence à sa fonction de pompe sanguine. Il en va de même pour les caractéristiques sexuelles. Par exemple, les organes génitaux masculins ont pour fonction de réunir les gamètes mâles et les gamètes femelles. Cette approche s’applique également à certaines caractéristiques psychologiques. Par exemple, la faim et la soif ont pour fonctions de nous inciter à manger et à boire afin de subvenir à nos besoins.
L’existence d’organismes qui ne remplissent pas correctement ou pas du tout une fonction biologique ne remet pas en cause cette fonction. Le fait que certaines personnes soient aveugles ne contredit pas l’idée que les yeux ont pour fonction de voir. Cela ne montre pas non plus que leurs yeux ont une fonction différente de ceux des personnes voyantes. Les yeux des personnes aveugles et des voyants ont exactement la même fonction. La différence tient simplement au fait que, pour diverses raisons (des lésions oculaires ou des détériorations du nerf optique, etc.), les premiers ne peuvent pas la réaliser correctement. De même, le cas de personnes atteintes de pica – une pulsion incontrôlable à ingérer des chose qui n’ont aucune valeur nutritive (comme de la terre ou du métal, etc.) – ne remet pas en cause le fait que la faim a pour fonction de nous pousser à assimiler des nutriments en mangeant. Cela ne montre pas non plus que la faim a une fonction différente chez les personnes souffrant du pica de celle chez les autres. La faim a exactement la même fonction chez tout le monde. La seule différence est qu’une anomalie psychologique empêche les personnes atteintes de pica d’accomplir cette fonction correctement.
Or, d’après la tradition de la loi naturelle, représentée par des penseurs comme Thomas d’Aquin (que Kaufman rejette comme l’extrême opposé de l’identificationnisme), on peut comparer l’intersexualité, l’homosexualité et d’autres pratiques similaires à la cécité, au pica ou à d’autres dysfonctionnements. Par exemple, d’après la position basée sur la loi naturelle, on peut comparer le fait de posséder des caractéristiques sexuelles ambigües, ni masculines ni féminines au fait de posséder des yeux ou des nerfs optiques endommagés. Cela ne remet pas en cause le fait que les organes sexuels ont pour fonction biologique de réunir les gamètes des deux sexes. Pas plus que cela ne montre que les organes sexuels des personnes intersexuées ont une fonction différente de ceux des autres individus. La seule différence, c’est que de telles personnes ont un défaut génétique ou une anomalie physiologique qui les empêche de réaliser pleinement ou tout court cette fonction.
De la même manière, d’après la position basée sur la loi naturelle attribue, le désir sexuel a pour fonction biologique de nous inciter à nous accoupler avec des gens du sexe opposé. L’existence de personnes avec des désirs sexuels en partie ou totalement homosexuels ne démontre pas le contraire. Pas plus qu’il ne prouve que le désir sexuel aurait une fonction différente chez des gens attirés par des personnes du même sexe. Au contraire, le désir sexuel a la même fonction chez tout le monde. La seule différence, c’est que les personnes attirées par le même sexe ne réalisent pas aussi bien cette fonction. Selon la position basée sur la loi naturelle, on peut comparer l’attirance pour des personnes du même sexe au pica.
C’est ainsi qu’Aristote établit explicitement cette comparaison dans son analyse des plaisirs désordonnés dans l’Éthique à Nicomaque (1148b 15 – 19a 20). C’est ainsi que Platon — malgré ses propres penchants homosexuels — soutient dans Les Lois (839a) que les relations sexuelles sont naturelles tant qu’elles permettent la procréation. Il considère ainsi que le plaisir sexuel est naturel quand il est assouvi dans les relations entre hommes et femmes, mais qu’il devient contre nature dans des relations homosexuelles (636c). Malgré la prédominance de l’homosexualité dans la culture grecque, les Grecs ne la percevaient pas comme une sorte d’identité ou d’orientation fondamentale, pas plus que la cécité ou le pica ne débouchent sur une sorte d’identité. Ils la considéraient simplement comme le fait d’avoir certains désir dont il fallait évaluer la bonté ou le mal, comme on le fait pour tout autre désir. Certains considéraient de tels désirs comme acceptables, tandis que d’autres comme Aristote et le Platon tardif, les jugeaient problématiques. La tradition médiévale de la loi naturelle fondée sur Platon et Aristote, a à la fois hérité de cette manière de comprendre le désir homosexuel et de l’appréciation négative de celui-ci. Pour les médiévaux, tout comme pour les Grecs, quand on parle d’homosexualité, il n’est pas question d’approuver ou de condamner une catégorie de personnes, mais simplement d’approuver ou de condamner un certain type de désir.
Cette position implique qu’aucun individu n’est véritablement homosexuel, si l’on entend par là une espèce d’état naturel ou une orientation fondamentale. Selon une analyse basé sur la loi naturelle, on ne peut pas comparer l’attirance pour les personnes de même sexe au fait d’être capable de voir (being sighted) ou à une inclination naturelle à manger et à boire, mais plutôt au fait d’être aveugle ou atteint du pica. Une personne aveugle, tout comme une personne voyante, s’oriente naturellement vers la vue (naturally oriented toward seeing) la personne atteinte du pica est naturellement programmée tout comme n’importe quelle autre personne pour manger des aliments qui assurent sa nutrition. De même, une personne attirée par les personnes de même sexe, comme tout être humain, s’oriente naturellement vers des relations avec des personnes du sexe opposé. Des dysfonctionnements physiologiques empêchent simplement la réalisation de la fin naturelle chez les personnes aveugles. Les dysfonctionnements psychologiques empêchent la réalisation de la fin naturelle chez les personnes atteintes du pica et chez les personnes homosexuelles. Selon une analyse basée sur la loi naturelle, tout le monde est naturellement orienté à voir (toward sight), à consommer des aliments nutritifs et à avoir des relations sexuelles de nature hétérosexuelle.
Or, le but de cet exposé est d’identifier la difficulté à laquelle se heurte la position libérale modérée de Kaufman, Stock, et al. Ils seraient bien sûr en désaccord avec l’analyse de l’homosexualité basée sur la loi naturelle. Le problème, c’est qu’il est difficile de comprendre comment ils pourraient l’être en accord avec leurs propres principes étant donné qu’ils rejettent l’identificationnisme. Encore une fois, Kaufman rejette l’identificationnisme parce qu’il dissocie complètement nos attributs « matériels » ou biologiques du moi (the self). Selon la position de Kaufman, les caractéristiques biologiques de quelqu’un peuvent objectivement faire de lui un homme, un point c’est tout. Le fait qu’une personne ne se sente pas comme un homme est, selon la position de Kaufman, sans rapport avec les faits biologiques. C’est pourquoi il rejette toute référence aux « pénis de fille », au fait que « le sexe n’est pas bimodal », et autres idées similaires.
Mais dans ce cas, pourquoi ne devrions-nous pas aussi dire que chaque personne est naturellement hétérosexuelle, qu’elle le ressente ou non ? Pourquoi la biologie primerait-elle sur l’identité ressentie dans le cas d’un homme se percevant comme une femme, mais pas dans celui d’un homme se percevant comme homosexuel ? Si nous disons que le premier est en réalité un homme, même s’il se considère comme une femme, pourquoi ne devrions-nous pas dire que le second est en réalité fait pour avoir des relations avec des femmes, même s’il considère qu’il est fait pour avoir des relations avec des hommes ? Ou, si nous disons que ce dernier a raison de penser qu’il est naturellement orienté vers des relations avec d’autres hommes, malgré les faits de la biologie, pourquoi ne devrions-nous pas dire que le premier a raison de penser qu’il est réellement une femme, malgré la biologie ?
Il semble donc que l’identificationniste touche ici un point intéressant. Le mouvement de libération gay a effectivement coupé l’orientation sexuelle auto-identifiée de la biologie. L’identificationniste souligne que, si nous faisons cela, nous devrions aussi, pour être cohérents, couper le sexe auto-identifié de la biologie. S’il se trouve que les arguments basés sur la fonction biologique n’ont aucun poids dans un cas, ils n’en auront pas non plus dans l’autre.
Kaufman, Stock, et al. peuvent répondre à cela de trois manières, bien qu’aucune ne semble vraiment prometteuse. La première serait de rejeter toute référence à la fonction biologique parce qu’elle ne serait qu’une simple façon de parler téléologique(En anglais littéralement façon de parler), sans implications philosophiques profondes. Cependant, sur le plan général de la philosophie de la biologie, je ne pense pas que ce genre d’initiative puisse fonctionner. Je soutiendrais que la notion de fonction biologique est à la fois inéliminable et irréductible. Autrement dit, nous ne pouvons expliquer les faits biologiques sans elle, pas plus que nous ne pouvons l’analyser en des termes non téléologiques.
Mais laissons cela de côté pour l’instant. Le problème pour les défenseurs de la position libérale modérée est que, pour que cette stratégie fonctionne, ils doivent non seulement abandonner la notion de fonction biologique, mais aussi le faire sans vendre la mèche à l’identificationnisme. Ce qui est selon moi chose impossible. Comme je l’ai mentionné dans mes articles sur Byrne, il est très difficile d’expliciter la différence biologique entre un homme et une femme en des termes non téléologiques. Il s’ensuit que si Kaufman, Stock, et al. en venaient à se débarrasser de toute référence à la fonction pour éviter d’accepter la position de la loi naturelle qui affirme que le désir homosexuel est dysfonctionnel, ils remettraient tout autant en cause l’argument selon lequel il existe une différence biologique objective entre l’homme et la femme.
Une deuxième stratégie consisterait à accepter la notion de fonction biologique tout en niant qu’il faille pour être cohérent accorder le même traitement aux affirmations sur le sexe qu’à celles sur l’orientation sexuelle. Selon cette approche, on pourrait reconnaître qu’il existe un fait biologique objectif qui détermine si une personne est un homme ou une femme, mais nier qu’il existe un fait objectif qui détermine si le désir sexuel a la fonction de nous pousser à nous accoupler avec des personnes du sexe opposé. Le problème de cette démarche est double : elle semble à la fois ad hoc et peu plausible sur le plan biologique. Quels critères pour la fonction biologique pourrait-on établir qui rendraient plausible l’idée selon laquelle les yeux servent à voir et la faim à nous inciter à manger, mais que le désir sexuel ne sert pas à nous pousser à nous accoupler avec le sexe opposé ? Pourquoi se donner la peine de chercher de tels critères arbitraires(gerrymandered), sinon pour avoir une hypothèse ad hoc et ainsi éviter à tout prix à la fois l’identificationnisme et la théorie de la loi naturelle ?
Une troisième stratégie pour la position libérale modérée consisterait à affirmer que l’orientation sexuelle ressemble davantage au genre qu’au sexe. Encore une fois, Kaufman, Stock , et al. n’ont pas de problème avec le militant trans qui dit que le genre est « auto-construit » (self-made). Comme Byrne, ils s’opposent seulement à l’idée que le sexe aussi est « auto-construit ». Par le biais du sexe, la biologie vous détermine à être soit un homme, soit une femme. Le genre, en revanche, est plus fluide. Une personne biologiquement masculine peut très bien s’identifier comme une femme. Or, Kaufman, Stock et al. pourraient alors soutenir qu’on pourrait établir une distinction similaire en matière d’orientation sexuelle. Ils pourraient admettre qu’en raison d’une réalité biologique, le désir sexuel est naturellement hétérosexuel, pour ensuite faire valoir que l’orientation sexuelle, tout comme le genre, est fluide et une construction sociale.
Mais cette stratégie est également vouée à l’échec, car reconnaître que le désir sexuel a, en tant que fait biologique, une fonction hétérosexuelle reviendrait à admettre que le désir homosexuel est biologiquement dysfonctionnel. Et une fois cette affirmation posée, il devient difficile de ne pas en déduire qu’un homme biologique qui se considère comme une femme souffre lui aussi d’une forme de dysfonctionnement. Mais une fois cela fait, il devient difficile de maintenir une distinction claire entre la biologie du sexe, le genre et l’orientation sexuelle, sans tomber précisément dans la séparation radicale entre les personnes et leur biologie que Kaufman cherche à éviter, une séparation d’inspiration cartésienne, lockéenne ou kantienne.
Comme je l’ai suggéré dans mes articles sur Byrne, les identificationnistes adoptent une position extrême parce qu’ils perçoivent que la distinction entre sexe et genre n’est en réalité pas nette. Plus la distinction biologique entre les sexes est solide, moins le genre semble fluide. À l’inverse, plus la distinction entre les genres est fluide, moins la distinction biologique entre les sexes semble solide. Par conséquent, si vous insistez sur la fluidité des différences de genre, vous serez obligés de nier l’existence de différences biologiques solides entre les sexes. Les militants trans identificationnistes pourraient répondre ainsi à Kaufman : « Ce n’est pas nous qui postulons une séparation cartésienne radicale entre la personne et sa biologie, c’est vous ! C’est précisément parce que nous voyons une continuité entre la personne et sa biologie que nous en concluons que, puisque le genre est une construction sociale, alors la biologie du sexe doit aussi être une construction sociale. »
Si ce raisonnement est correct, alors l’identificationniste n’est après tout pas tenu à une espèce de dualisme cartésien sur la nature humaine, mais plutôt à une forme d’antiréalisme biologique ou de constructivisme social. La tradition de la loi naturelle, en revanche, adhère à un réalisme solide au sujet de la biologie humaine. Qui sont donc ceux qui postulent une séparation radicale d’inspiration cartésienne, lockéenne ou kantienne dans la nature humaine ? Les défenseurs de la position libérale modérée, comme Kaufman, Stock et Byrne !
Le diagnostic de la loi naturelle
Encore une fois, il semble compliqué de voir comment trouver un juste milieu raisonné ou non arbitraire entre d’un côté l’identificationnisme et de l’autre la position de la loi naturelle. Si l’on rejette la position identificationniste comme étant incohérente ou biologiquement infondée, il faut alors reconsidérer la possibilité que la tradition de la loi naturelle ait eu raison. À l’inverse, si l’on rejette la position de la loi naturelle au nom de la révolution sexuelle, il semble alors nécessaire d’adopter l’identificationnisme de bout en bout. Si cela est exact, les identificationnistes sont alors sous un certain angle parfaitement logiques.
Sous un autre angle, en revanche, ils ne sont pas logiques – notamment lorsqu’ils défendent leur position de manière agressive et avec des attaques ad hominem, nuisant ainsi au débat philosophique fécond et à la liberté d’expression. Kaufman a raison de s’en plaindre et de s’en inquiéter. Il faut lui reconnaître le mérite d’avoir insisté à plusieurs reprises sur le fait que lancer des insultes et faire taire l’opposition sont des pratiques qui n’ont pas leur place en philosophie.
Comment expliquer l’agressivité et l’illibéralisme qu’on retrouve chez de nombreux identificationnistes ? La tradition de la loi naturelle nous donne une réponse.
Dans les Livres VIII et IX de La République, Platon est bien connu pour être critique vis-à-vis de la démocratie qu’il considérait comme la pire forme d’organisation politique après la tyrannie. Il voyait même en elle une tendance naturelle à dégénérer en tyrannie. Il reprochait principalement à la démocratie non pas ses éléments de procédure, mais plutôt le type de caractère égalitariste qu’elle favorisait. Selon Platon, la tendance égalitaire consiste à accorder la même importance à toutes les envies et à tous les modes de vie, ce qui entraîne un nivellement par le bas des standards. L’égalitariste devient progressivement incapable d’admettre que certains désirs ou modes de vie puissent être jugés inférieurs à d’autres. L’idée même lui devient insupportable. Comme il refuse de soumettre ses appétits à l’examen impartial de la raison, il finit petit à petit sous leur emprise. Or, le désir sexuel, en raison de son caractère particulièrement incontrôlable et parce qu’il se rapporte au plus intense des plaisirs, tend particulièrement à le dominer.
À mesure que les citoyens deviennent de plus en plus réticents à accepter des normes sociales ou des lois qui limitent l’assouvissement de leurs désirs, une société égalitaire tend à dégénérer en une guerre entre subjectivités concurrentes(war of competing subjectivities). Finalement, les personnalités appétitives(appetitive personalities) les plus rusées et les plus impitoyables trouveront des moyens d’imposer leur volonté aux autres. Et c’est ainsi que la démocratie commence céder la place à la tyrannie. D’après l’analyse de Platon, l’espèce de caractère d’homme tyrannique(tyrannical character type) n’est au fond rien d’autre qu’une version extrême de l’espèce de caractère d’homme dominé par ses désirs(appetite-driven character type), le produit d’une société égalitaire. Il est de plus particulièrement sujet à être gouverné par la luxure.
L’analyse de Platon donne donc à penser que plus un type de personnalité égalitariste(egalitarian personality type) est dominé par ses désirs sexuels, moins elle sera capable de soumettre ces désirs à un examen objectif et impartial, et plus elle sera impitoyable dans sa poursuite de ces derniers. Si Platon a raison, une société égalitaire adonnée à l’assouvissement de goûts sexuels toujours plus exotiques est également vouée à défendre ces goûts avec une intolérance croissante.
Thomas évoque quelques points supplémentaires quand il décrit ce qu’il appelle les « filles de la luxure » dans la Somme Théologique II-II.153.5 (que j’ai déjà présentées dans un article précédent). Selon lui, l’assouvissement excessif à ses désirs sexuels ou qui implique des actes qui sont contre-nature ou désordonnés, tend à conduire à « l’aveuglement de l’esprit ». Le plaisir sexuel, par son intensité, nous empêchent de penser de façon logique et calme au sujet du sexe, même dans des circonstances idéales. Mais lorsqu’une personne s’habitue à donner libre cours à plusieurs reprises à une activité sexuelle désordonnée, il est probable qu’elle refuse d’y réfléchir de manière rationnelle et devient de plus en plus incapable de le faire. L’idée même qu’il y ait un critère objectif en fonction duquel son assouvissement est désordonné lui devient insupportable. Et elle devient de plus en plus obstinée dans son assouvissement et hostile à tout ce qui pourrait le bloquer.
L’analyse de Thomas, comme celle de Platon, nous amènent donc à penser que plus les gens deviennent permissifs au sujet du sexe, moins ils seront disposés à en discuter calmement et rationnellement, et moins ils en seront capables.
Il ne fait aucun doute que certains répondront simplement en criant « Intolérant ! » à l’encontre de Platon et de Thomas, sans tenir compte de leurs arguments. Ce qui, bien entendu, ne ferait que confirmer leur diagnostic.
Illustration : Pierre Antoine Demachy, Robespierre et ses complices conduits à leur exécution, craie noire sur carton, 1794 (Musée national de Varsovie).
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