Pourquoi le sexe est-il si important ? (2/2) – Edward Feser
12 mars 2025

Voici une traduction d’un article du philosophe catholique thomiste Edward Feser. Dedans, il explique pourquoi le sexe est un sujet très important sur le plan moral, contrairement et en réaction à ce qu’affirme par exemple le philosophe Peter Singer (le sexe n’est pas une activité plus spéciale que conduire sa voiture). Pour cela il se base sur la morale sexuelle traditionnelle. Il s’appuie en particulier dans cette seconde partie sur l’analyse des filles de la luxure faîte par Thomas d’Aquin dans sa Somme Théologique. Vous pouvez retrouver ici la première partie de cet essai sur le sexe.


Dans un article précédent, j’ai identifié trois aspects du sexe qui lui donnent manifestement une signification morale particulière : c’est le moyen par lequel nous faisons de nouveaux êtres humains ; c’est le moyen par lequel nous nous complétons physiologiquement et psychologiquement en tant qu’hommes et femmes ; et c’est le domaine de la vie humaine où le côté animal de notre nature lutte de la façon la plus implacable contre son côté rationnel. Les défenseurs de la loi naturelle et les théologiens moralistes font référence aux fonctions procréative et unitive du sexe pour parler des deux premiers aspects. L’idée fondamentale de la théorie traditionnelle de la loi naturelle en matière de sexualité repose est que comme le bien pour nous est déterminé par les fins naturelles de nos facultés, il ne peut pas être bon pour nous d’utiliser nos facultés sexuelles d’une manière qui va véritablement à l’encontre de leurs fin procréative et unitive. Le troisième aspect sous lequel le sexe est moralement significatif, à savoir le fait que l’intensité unique du plaisir sexuel peut nous conduire à nous conduire de manière irrationnelle, est sans doute moins souvent abordé de nos jours. Alors parlons-en.

Thomas d’Aquin apporte un éclairage précieux sur cette question dans le passage de la Somme théologique où il analyse les huit « filles » ou effets de la luxure. Il faut garder à l’esprit que, lorsqu’il emploie le terme « luxure » de manière péjorative, il ne désigne pas simplement « l’excitation sexuelle », tout comme d’autres défenseurs de la loi naturelle et théologiens moralistes. Il n’y a rien de mal avec l’excitation sexuelle, même quand elle est intense. La théorie de la loi naturelle et la théologie morale utilisent plutôt « luxure » comme un terme technique qui désigne le désir sexuel désordonné d’une manière ou d’une autre. Mais en quel sens peut-il être « déréglé » ? Thomas d’Aquin écrit :

Le péché dans les actes humains est ce qui s’oppose à l’ordre de la raison. Mais l’ordre de la raison consiste à ordonner convenablement toutes choses à leur fin. (Somme Théologique II-II.153.2)

Par conséquent, un désir sexuel raisonnable ou bien ordonné est un désir « ordonné à sa fin » et « convenablement ». Ainsi, le désir sexuel devient irrationnel ou désordonné lorsqu’il est assouvi d’une façon inappropriée ou qui va à l’encontre de ses fins naturelles.

Selon Thomas d’Aquin, un désir sexuel désordonné parce qu’il frustre ses fins naturelles apparaît, par exemple, lorsqu’il a pour objet autre chose qu’un être humain du sexe opposé ou lorsqu’on empêche l’acte sexuel d’atteindre par l’insémination son point culminant naturel. Un exemple de désir sexuel désordonné dans sa manière d’être serait l’adultère.

Prenons un exemple : vous trouvez attirante une personne du sexe opposé qui n’est pas votre épouse. Jusqu’ici, il n’y a aucun péché. Des pensées et des images sexuelles à son sujet surgissent involontairement dans votre esprit. A ce stade, il n’y a toujours aucun péché. Mais si, au lieu de chasser ces pensées et de détourner votre attention, vous choisissez volontairement de les entretenir et de vous y complaire, alors il y a péché de luxure. Trouver une une autre personne attirante est en soi parfaitement naturel. De plus, dans un contexte approprié — par exemple, si vous étiez mariés à cette personne — il n’y aurait rien de mauvais à laisser cette attraction vous entraîner dans des fantasmes et une extrême excitation. Mais puisque vous êtes marié à quelqu’un d’autre, ces fantasmes et cette excitation deviennent désordonnés et pécheurs.

Pour l’instant, je ne chercherai pas savoir quels types de désirs et de comportements relèvent précisément de la luxure ou du désordre. Il ne s’agit pas ici de traiter des controverses sur la position de la loi naturelle sur les relations sexuelles extraconjugales, l’homosexualité, la contraception, etc. (J’ai abordé ces questions ailleurs, notamment ici.) En effet, notre sujet porte ici principalement non pas sur la luxure elle-même, mais sur ses « filles » ou effets — c’est-à-dire sur la manière dont un désir sexuel désordonné peut entraîner d’autres désordres moraux.

Je ferai encore une remarque préliminaire : affirmer qu’un autre désordre moral découle de la luxure ne signifie pas qu’il en résulte invariablement et totalement. Nous parlons ici de tendances. Plus les désirs sexuels d’une personne sont désordonnés sur une longue durée et d’une manière conséquente, plus celle-ci risque de tomber dans les autres désordres moraux dont parle Thomas d’Aquin. En revanche, si ce désordre est beaucoup moins désordonné ou si la personne fait des efforts pour le corriger, les désordres secondaires auront moins de chances d’apparaître ou seront moins graves qu’ils ne l’auraient été autrement.

Les filles de la luxure

Parmi les huit « filles de la luxure », les quatre premières concernent l’intelligence, tandis que les quatre dernières concernent la volonté. La première d’entre elles ou le premier effet, est ce que Thomas d’Aquin appelle la « l’aveuglement de l’esprit » par lequel « La « simple intelligence » qui appréhende une fin comme bonne […] est entravé par la luxure ». On peut saisir ainsi ce que Thomas avait en tête : l’intelligence a pour fin naturelle ou cause finale la compréhension de la vérité. Or, la vérité est un « transcendantal », tout comme le bien, et les transcendantaux sont convertibles entre eux. Autrement dit, vérité et bien désignent en réalité la même chose, mais sous différents points de vue. L’intelligence se porte donc naturellement vers la compréhension du bien autant que vers celle de la vérité. (Pour une discussion sur les transcendantaux, je vous renvoie à mon livre Aquinas, pp. 31-36.)

Or, lorsque pour une raison ou une autre nous prenons plaisir dans une chose ou lors d’une activité, nous sommes fortement enclins à vouloir penser qu’elle est bonne, même si elle ne l’est pas. De même, lorsque nous trouvons une idée séduisante, nous sommes fortement enclins à la juger vraie et raisonnable, même si elle est fausse et absurde. Tout le monde sait la chose suivante : il n’est pas nécessaire d’être thomiste pour comprendre. L’alcoolique ou le consommateur de cocaïne se plaît tellement dans son vice qu’il refuse d’écouter ceux qui l’avertissent du danger. L’idéologue adore tellement son idée favorite qu’il cherche toutes les preuves susceptible de la confirmer tout en ignorant les preuves flagrantes qui vont dans le sens contraire. L’aspirant acteur ou écrivain sans talent est si enthousiasmé par la perspective d’obtenir fortune et gloire qu’il ne voit pas qu’il ferait mieux de changer de carrière. Et ainsi de suite. Le fait que prendre plaisir à ce qui est en réalité mauvais ou faux puisse altérer la capacité de l’intelligence à discerner le bien et le vrai est un fait bien connu de la vie quotidienne. Le fait que prendre plaisir à ce qui est en réalité mauvais ou faux puisse entraver l’intelligence dans sa capacité à discerner le bien et le vrai est bien connu dans la vie quotidienne.

Rien ne permet de penser que la sexualité échappe à cette logique. Bien au contraire — et c’est précisément ce qu’avance Thomas d’Aquin —, le plaisir sexuel est exceptionnellement intense, ce qui le rend plus susceptible que d’autres plaisirs d’entraver notre capacité à discerner le bien et le vrai. Cela se produit lorsque nous nous complaisons dans quelque chose de mauvais. En particulier, satisfaire régulièrement ses désirs d’accomplir des actes sexuels désordonnés fait qu’il est de plus en plus difficile de reconnaître qu’ils sont désordonnés.

D’une part, le plaisir qu’une personne retire à plusieurs reprises de ces actes donne la fausse impression qu’ils sont bons. D’autre part, il la pousse à rechercher des raisons pour justifier que ces actes sont bons ou au moins « inoffensifs » (harmless) tout en la rendant réticente à écouter, ou même à considérer sereinement les raisons de penser qu’ils sont mauvais. Ainsi, se livrer à des comportements sexuels désordonnés finit par entraver la capacité à discerner le vrai et le bien, surtout en matière de morale sexuelle. En résumé, le vice sexuel vous rend stupide.

Même à ce stade, il n’est pas nécessaire d’être thomiste pour comprendre. Tout le monde sait que les excès au niveau du plaisir sexuel peuvent rendre quelqu’un aveugle aux effets néfastes probables d’un tel assouvissement de ses désirs. En particulier, chacun connaît des exemples comme celui du patron ou du professeur dégoûtant qui harcèle sexuellement ses subordonnés ou ses élèves malgré les risques qu’il prend pour sa famille ou sa carrière, de la femme qui se berce d’illusions en croyant que l’homme marié avec qui elle a une relation quittera sa femme pour l’épouser, ou encore de l’utilisateur de pornographie qui refuse d’admettre qu’il est dépendant.

Bien sûr, pour le thomiste, beaucoup de choses sont des comportements sexuellement désordonnés alors que plein de gens aujourd’hui ne les perçoivent plus ainsi. D’un point de vue thomiste, cette façon de penser est en partie la conséquence d’une erreur intellectuelle courante. En effet, une fois qu’on comprend correctement le cadre métaphysique général qui sous-tend la théorie traditionnelle de la loi naturelle — l’essentialisme, le réalisme téléologique, etc. —, il devient évident que l’approche de la loi naturelle en matière de morale sexuelle est parfaitement raisonnable et qu’il est presque impossible d’y échapper. Qui plus est, ce cadre lui-même est non seulement tout à fait défendable, mais aussi (comme je l’ai fait valoir en long et en large) difficile à réfuter lorsqu’il est bien compris. Le problème est dû au fait que, dans la vie intellectuelle contemporaine, la plupart des gens ignorent tout de cette métaphysique et de la théorie traditionnelle de la loi naturelle qui en dépend ou alors n’en connaissent que des caricatures grossières. Raison pour laquelle ils ne parviennent pas à comprendre les fondements rationnels de la morale sexuelle traditionnelle.

Mais le thomiste est tenu de juger qu’une simple erreur intellectuelle n’est pas le seul problème. Le désaccord ne se limite pas à un plan purement intellectuel : les gens d’aujourd’hui ne se contentent pas en général de rejeter ce que la théorie de la loi naturelle juge être désordonné. Ils adoptent aussi en général des comportements que la théorie de la loi naturelle qualifie de désordonnés. Or, si ces comportements ont tendance à entraver la capacité à discerner le vrai et le bien, en particulier en ce qui concerne la sexualité, alors il en découle qu’on peut expliquer le rejet largement répandu de la morale sexuelle traditionnelle autant par la corruption « cognitive » (cognitive corruption) que Thomas d’Aquin appelle « aveuglement de l’esprit » que par de simples erreurs intellectuelles de bonne foi. Dès lors, il n’est guère surprenant que ceux qui se comportent conformément aux règles de la morale sexuelle traditionnelle ne croient pas qu’elles reposent sur quelque fondement rationnel solide que ce soit. Bien au contraire, c’est précisément ce que la théorie de la loi naturelle prédit.

C’est à la lumière de ce constat qu’il faut évaluer le refus de certains philosophes universitaires contemporains d’examiner ne serait-ce que les arguments en faveur de la morale sexuelle traditionnelle. Ceux qui adoptent cette attitude prétendent que ces arguments ne méritent pas d’être pris au sérieux car ils ne seraient que rien d’autre que des formes « d’intolérance ». Or, cette position pose un problème évident : elle repose sur un raisonnement manifestement fallacieux. Ou bien elle suppose ce qu’elle cherche à prouver, la question étant précisément de savoir si la morale sexuelle traditionnelle est « intolérante » ou si elle est justifiable sur le plan rationnel. Ou bien elle s’appuie sur un ad hominem fallacieux, un sophisme qui consiste à rejeter les arguments sur la base des motivations prétendument peu recommandables de ceux qui les présentent.

Il y a cependant une autre difficulté : on peut contrer cette stratégie qui consiste à rejeter les arguments en faveur de la morale sexuelle traditionnelle en les qualifiant de simples rationalisations « intolérantes » (mere rationalizations of « bigotry ») par une contre-accusation : ceux qui rejettent la morale sexuelle traditionnelle souffriraient de ce que Thomas d’Aquin appelle « l’aveuglement de l’esprit ». Le moraliste traditionnel pourrait répondre : « Bien sûr que vous rejetez ces arguments en les taxant d’intolérants ! Votre intellect est tellement obscurci par le vice sexuel que vous êtes incapable de discerner ce qui est bon et vrai en matière de sexualité, et vous ne cherchez même pas à le discerner ! ».

Bien entendu, si le thomiste se contentait d’accuser le camp adverse d’avoir l’esprit aveuglé, il commettrait lui aussi un raisonnement circulaire ou un ad hominem fallacieux.

Ce que cela démontre, cependant, c’est qu’il est impossible d’éviter un débat avec ceux avec lesquels vous êtes en désaccord au sujet de la morale sexuelle. Si le défenseur de la morale sexuelle traditionnelle veut éviter de se contenter d’un simple ad hominem basé sur un raisonnement circulaire, il doit alors avancer des arguments en faveur de sa position et répondre à ceux du camp adverse. De même, si celui qui critique la morale sexuelle traditionnelle éviter d’avoir recours à un ad hominem basé sur un raisonnement circulaire, il doit lui aussi présenter des arguments et répondre à ceux du camp adverse. C’est le camp qui se contente de lancer des invectives envers ses adversaires et qui refuse d’engager le débat qui est réellement intolérant.

Mais je divague. Les trois autres « filles de la luxure » qui concernent l’intellect découlent directement de l’aveuglement de l’esprit. La deuxième est ce que Thomas d’Aquin appelle « l’irréflexion ». Elle porte sur la façon dont le désir sexuel désordonné entrave « la délibération sur ce qu’il faut faire pour atteindre la fin ». Ce qu’il veut dire ici, c’est que, tout comme le plaisir en ce qui est désordonné peut nous aveugler sur les véritables fins de nos facultés sexuelles, il peut aussi nous aveugler sur les moyens qui permettent de réaliser ces fins.

La troisième fille de la luxure est ce que Thomas d’Aquin appelle « la précipitation ». Il semble désigner par là une défaillance de l’intellect qui ne se soucie même en premier lieu pas des fins et des moyens à considérer. En d’autres termes, alors que « l’aveuglement de l’esprit » conduit l’intellect à se demander quelles sont les fins de la sexualité mais à se tromper à leur sujet, et que la « l’irréflexion » le pousse à se demander quels sont les moyens qui permettent de réaliser ces fins mais à encore à se tromper à leur sujet, « la précipitation » traduit un désintérêt total pour les fins et les moyens appropriés. L’homme qui « se précipite » recherche simplement les plaisirs désordonnés auxquels il est devenu dépendant, dans une sorte de comportement sous-rationnelle (sub-rational), presque « machinalement ». Son activité intellectuelle à l’égard de la sexe n’atteint même plus un niveau de la rationalisation.

La quatrième fille de la luxure est « l’inconstance ». Ici, l’idée semble être que, même lorsque la personne pleine de désirs (lustful) n’a pas entièrement sombré dans « l’aveuglement de l’esprit », la « l’irréflexion » et « la précipitation», et qu’elle garde encore une certaine compréhension des fins et des moyens appropriés en matière de sexualité, celle-ci reste pour autant fragile. Le plaisir lié aux comportements sexuels désordonnés détourne sans cesse l’attention de l’intellect, empêchant ainsi la personne de percevoir et de rechercher avec constante ce qui est véritablement bon.

Or, selon Thomas, la volonté suit l’intellect. Il n’est donc pas surprenant que les filles de la luxure incluent quatre désordres de la volonté en plus des quatre désordres de l’intellect. Thomas décrit ainsi les cinquième et sixième filles de la luxure :

Du côté de la volonté, le désordre s’introduit dans deux actes. L’un est l’appétit de la fin. De ce point de vue, on cite « l’amour de soi », pour autant qu’il s’élance vers le plaisir de façon tout à fait désordonnée, et par opposition on cite « la haine de Dieu », pour autant que Dieu interdit le plaisir trop avidement désiré.(J’ai rajouté la première phrase car elle est indispensable pour comprendre la traduction française de cet extrait.)

On peut comprendre « l’amour de soi » de la manière suivante. La personne « irréfléchie » est totalement emportée par ses plaisirs sexuels désordonnés. Celle qui manifeste de « l’aveuglement de l’esprit » et de « l’inconstance » est également emportée par ces plaisirs, mais elle a réussi à élaborer  un ensemble de rationalisations pour justifier sa recherche de ces plaisirs désordonnés. Dans les deux cas, l’attention de la personne pleine de désirs s’est repliée sur elle-même, ses plaisirs et ses édifices intellectuels, au lieu de se tourner vers ce qui est réellement bon et vrai. L’esprit corrompu par la luxure cherche à plier la réalité à ses désirs plutôt qu’à se conformer soi-même à la réalité. C’est pourquoi l’idée même d’un ordre moral, naturel et objectif, en particulier en ce qui concerne la sexualité, devient insoutenable pour elle.

La conséquence naturelle de ce qui précède est ce que Thomas appelle la « haine de Dieu ». Car Dieu est l’Être même, et puisque l’être, tout comme la vérité et la bonté, est un transcendantal, il s’ensuit que Dieu est aussi la Vérité même et la Bonté même. Ces notions ne sont que différentes façons que nous avons de conceptualiser la même réalité divine. Ainsi, haïr ce qui en fait est vrai et bon revient ipso facto à haïr ce qui en fait est Dieu. Bien sûr, la personne submergée par son désir sexuel désordonné peut prétendre aimer Dieu. Si cette personne sait qu’elle est submergée par son désir désordonné et cherche à s’en libérer, cet amour est sincère. Elle conserve une certaine perception de ce qui est véritablement bon, souhaite renforcer sa compréhension de celui-ci et sa capacité à le rechercher. Mais supposons qu’elle aime ses désirs désordonnés, hait ceux qui l’appellent à s’en détourner et refuse même prendre au sérieux l’affirmation selon laquelle les satisfaire pourrait aller à l’encontre de la volonté divine. Dans ce cas là, son amour qu’il prétend avoir pour Dieu est donc bidon. Il n’aime pas vraiment Dieu, mais plutôt une idole qu’elle s’est fabriquée.

Les deux dernières « filles de la luxure » sont ce que Thomas d’Aquin appelle « l’attachement à la vie présente » et « l’horreur ou le désespoir de la vie future ». Selon lui, l’être humain, en tant qu’animal rationnel, possède à la fois des facultés corporelles (comme la nutrition, la croissance, la reproduction, la sensation, l’appétit et la locomotion) et des facultés incorporelles que sont l’intellect et la volonté.

Ce sont ces dernières, plus nobles, qui rendent l’âme immortelle et destinée à une existence au-delà de cette vie. Comme nos facultés animales et les plaisirs qui leur sont associés nous sont naturels, il n’y a rien de mauvais à les aimer. Mais quand Thomas par « d’attachement à la vie présente », il a en tête un amour excessif de ces plaisirs. Par son intensité, le plaisir sexuel désordonné a tendance à nous détourner des biens de l’intellect. Cela est en partie dû au fait qu’il nous aveugle et nous empêche de voir ce qui est véritablement vrai et bon. Mais c’est aussi dû au fait que même si la personne pleine de désirs parvient encore à percevoir la vérité et la bonté, il lui devient difficile de les rechercher, car le plaisir qu’elle pourrait en tirer lui semble bien fade comparé à sous l’emprise de laquelle se trouve.

Il est donc naturel pour la personne pleine de désirs de se désintéresser de la vie future et de rechigner à faire le nécessaire pour assurer son bien-être éternel. L’au-delà lui apparaît froid, abstrait et ennuyeux comparé aux plaisirs auxquels elle s’attache dans cette vie. Ainsi, il n’est pas étonnant que les théologiens chrétiens aient toujours souligné les dangers que les péchés sexuels font courir à une âme immortelle. Ce n’est pas parce que ces péchés sont les plus graves — ce n’est pas le cas — mais parce que le plaisir qui leur est associé fait qu’il est particulièrement facile d’y tomber dedans et, une fois qu’on s’y est habitués, il devient extrêmement difficile de s’en libérer. (Ainsi, les hommes d’Église qui veulent minimiser l’importance des péchés sexuels au nom de la compassion ne font en réalité preuve d’aucune véritable compassion.

L’excès inverse

Jusqu’à présent, nous avons parlé des péchés par excès en matière de plaisir sexuel. Mais il est crucial de garder à l’esprit que, comme dans d’autres aspects de la vie humaine, il existe des désordres par défaut tout autant que des désordres par excès. En parlant du plaisir en général, Thomas écrit :

Tout ce qui contrarie l’ordre naturel est vicieux. Or la nature a joint le plaisir aux activités nécessaires à la vie de l’homme. C’est pourquoi l’ordre naturel requiert que l’homme se serve des plaisirs de ce genre dans la mesure où c’est nécessaire à son salut, soit pour la conservation de l’individu, soit pour la conservation de l’espèce. Donc, si quelqu’un fuyait la jouissance au point de négliger ce qui est nécessaire à la conservation de la nature, il commettrait un péché, car se serait s’opposer à l’ordre naturel. C’est en cela que consiste le vice d’insensibilité. (Somme Théologique II-II.142.1)

Thomas d’Aquin souligne aussitôt qu’on peut renoncer au plaisir sans que cela soit vicieux, par exemple lorsqu’on choisit le célibat en vue du sacerdoce ou de la vie religieuse. Il existe aussi des cas particuliers où des époux décident ensemble de s’abstenir de relations sexuelles pour des raisons spirituelles. Mais il ne s’agit pas (ou il ne devrait pas s’agir) de considérer le plaisir sexuel comme mauvais, mais plutôt de le reconnaître comme un bien auquel on renonce pour quelque chose d’encore meilleur. Or, dans le cours des affaires humaines, les individus se marient et ont des relations sexuelles dans le cadre du mariage. Cela signifie que le plaisir sexuel fait simplement partie intégrante d’une vie humaine ordinaire. C’est inévitable, puisque, nous sommes par nature tout autant des créatures corporelles et animales que rationnelles.

Un « vice d’insensibilité » à l’égard du plaisir sexuel pourrait ainsi se manifester dans un mariage où l’un des conjoints refuse de faire l’amour, ne le fait qu’à contrecœur ou s’y prête avec un désintérêt total, de la même manière que quelqu’un accepterait sans protester de faire la vaisselle ou de sortir les poubelles. (Bien sûr, il arrive aux époux d’être malades, fatigué, stressé ou simplement pas d’humeur, et donc préfèrer de s’abstenir. Il n’y a rien de foncièrement mauvais en soi. Le problème se pose quand l’un des époux manifeste une aversion ou un désintérêt habituel pour le sex.)

Tout comme la volonté peut être trop peu attirée par le plaisir sexuel, l’intellect peut avoir une vision trop négative de celui-ci. Par exemple, certains théologiens chrétiens des premiers siècles se méfiaient du plaisir sexuel et le considéraient à tort comme une chose qui va de pair avec les relations sexuelles en tant que conséquence du péché originel. Thomas d’Aquin rejeta cette idée et, depuis son époque, les défenseurs de la loi naturelle, les théologiens moralistes et le Magistère de l’Église catholique ont adopté une vision de plus en plus positive du plaisir sexuel, le reconnaissant comme un moyen naturel de favoriser les fins procréatives et unitives du sex.

Mais alors, quel est donc le problème avec la sexualité ? Pourquoi sommes-nous si enclins à aux extrêmes en la matière ? Selon moi, cela s’explique en partie par la place singulière que nous occupons dans l’ordre des choses. Les anges sont incorporels et asexués, des créatures qui sont des intellect purs. Les animaux non humains sont entièrement corporels et ne dépassent jamais le stade de la sensation et de l’appétit. Nos plus proches cousins animaux se reproduisent sexuellement. L’homme, en tant qu’animal rationnel, est un point de bascule, ayant, en quelque sorte, un pied dans le domaine des anges et l’autre dans le règne animal. Et cette position est, d’un point de vue métaphysique, profondément étrange. Elle est à peine stable, et le sexe fait qu’il est particulièrement difficile de la maintenir. L’intensité unique du désir et du plaisir sexuels, ainsi que l’incomplétude corporelle des hommes et des femmes, nous rappellent sans cesse notre nature animale et nous tirent pour ainsi dire « vers le bas ». En parallèle, notre rationalité cherche naturellement à asseoir son contrôle, à nous tirer « vers le haut » et supporte mal le manque de discipline d’un désir aussi intense. Ce conflit est si épuisant que nous cherchons souvent à l’éviter en basculant entièrement d’un côté ou de l’autre. Mais cela est impossible, nous devenons ainsi continuellement frustrés. L’assistance divine surnaturelle qui aurait permis à notre nature de surmonter cette faiblesse et de maintenir aisément une harmonie entre rationalité et animalité a été perdue lors du péché originel.

Ainsi, nous avons tendance sur le plan comportemental soit à tomber dans une pudeur excessive, soit à tomber dans l’excès sexuel. Et sur le plan intellectuel, nous avons tendance à osciller entre deux erreurs opposées : le platonisme — qui considère l’homme comme un être essentiellement incorporel, une âme prisonnière du corps — et le matérialisme, qui réduit la nature humaine à sa seule dimension corporelle. La prééminence du platonisme dans la pensée chrétienne des premiers siècles explique sans doute son attitude parfois trop négative envers le plaisir sexuel, tandis que la domination du matérialisme de l’époque moderne explique sa tolérance excessive en matière de sexualité. La position aristotélico-thomiste est, bien entendu la plus équilibrée — en particulier, une anthropologie philosophique aristotélico-thomiste qui affirme que l’homme est une substance unique, dotée à la fois d’activités corporelles et incorporelles, et une théorie de la loi naturelle aristotélico-thomiste qui maintient la morale sexuelle traditionnelle tout en reconnaissant la bonté essentielle du sexe et du plaisir sexuel.


Illustration : Henri Bles, Paysage avec Sodome en feu, Loth et ses filles, 1530 (Musée national de Varsovie).

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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