Understanding Knowledge — Michael Huemer
28 octobre 2023

Understanding Knowledge de Michael Huemer est une introduction à l’épistémologie (la discipline de la philosophie qui étudie la connaissance : ce qu’elle est et nos moyens d’y accéder) telle qu’elle est pratiquée dans le courant de la philosophie analytique. Comme dans son introduction plus générale à l’ensemble de la philosophie (Knowledge, Reality, and Value), Huemer a essayé d’être le plus accessible et le plus synthétique possible.

Vous avez jeté un coup d’œil à des articles ou des livres à la fois de niveau académique et très récents de philosophie d’auteurs anglo-saxons et vous n’avez pas compris grand-chose ? Ou alors, vous avez quand même saisi des choses. Mais vous en ressortez plus confus qu’avant avec plein de notions que vous mélangez sans avoir une vue d’ensemble sur ce qui les différencie ou les relie. C’était exactement mon cas depuis que je m’intéressais au débat académique qui oppose le théisme à l’athéisme (les arguments pour et contre l’existence de Dieu), en particulier le naturalisme qui est sa version la plus puissante et développée. Ce qui impliquait de lire des grands noms de la philosophie analytique1 comme Alvin Plantinga, Richard Swinburne, Alexander Pruss, Graham Oppy, Quentin Smith, etc.

Quelle est la différence entre l’évidentialisme et le fondationalisme ? Quel lien aussi avec le cohérentisme ? Quels philosophes du passé adhéraient à telle ou telle de ces positions ? Que veut dire l’internalisme et l’externalisme, et encore une fois, comment réellement y répartir les philosophes d’avant ? À quel niveau de ces taxonomies se situe le fiabilisme (la défense que la croyance en Dieu est une « croyance basique » ou « croyance de base », en gros intuitive et immédiate qu’on n’a pas besoin de justifier par le raisonnement) de Plantinga ? Qu’est ce qui explique que la méthodologie de Swinburne basée sur le théorème de Bayes (en probabilités) pour défendre le théisme tient la route ? Ou en général toute méthodologie qui l’emploie ? Quel lien entre les probabilités (donc en général les mathématiques) et l’épistémologie ? Comment justifier qu’on puisse utiliser les premiers pour justifier d’autres théories que les scientifiques ? Quelle place ont les defeaters d’arguments parmi toutes ces notions ?

C’est pour répondre à ces questions, que depuis quelques années, je cherchais une introduction qui présenterait tout ce jargon sûrement élémentaire pour un philosophe analytique professionnel mais déroutant pour la plupart d’entre nous. C’est ce livre de Huemer qui m’a permis de sortir de ce labyrinthe sans fin.

Un livre à la fois synthétique et complet

Niveau synthèse, il a bien sélectionné tous les sujets les plus importants mais on a quand même un livre vraiment complet. C’est assez impressionnant étant donné le nombre énorme de sujets et de problématiques qui existent :

  • Internalisme vs externalisme ;
  • Fondationnalisme vs scepticisme vs infinitisme vs cohérentisme ;
  • Les différentes analyses (ou définitions) de la connaissance/conditions nécessaires et suffisantes pour définir la connaissance (fiabilisme, théorie des defeaters, etc.) ;
  • Le scepticisme (global et local) ;
  • Empirisme vs rationalisme ;
  • La philosophie des sciences : Qu’est-ce qu’une — bonne — théorie scientifique ? Creuse et évalue les différents avis comme ceux de Karl Popper, Thomas Kühn avant de défendre un réalisme classique. Comment résoudre le problème de l’induction formulé par David Hume ? Cette partie est bluffante : Huemer essaye d’y répondre avec avec la loi des grands nombres avec des mathématiques de pointe.
  • L’épistémologie morale : en gros de la méta-éthique, la nature du bien et du mal ;
  • L’épistémologie des croyances religieuses : Doit-on, et si oui comment, justifier ses croyances religieuses ? Quelle valeur accorder au témoignage et aux expériences religieuses ?

On en ressort bien équipé pour ne plus confondre toutes ces notions et ne plus mélanger les distinctions. C’était mon cas par exemple quand je mettais le fiabilisme, l’évidentialisme et le fondationalisme sur le même plan alors qu’ils situent chacun dans un débat différent. L’évidentialisme s’oppose au fidéisme alors que le fondationalisme aux trois concurrents que j’ai mentionné juste avant, et le fiabilisme aux autres définitions de la connaissance (par exemple la croyance vraie justifiée).

Un livre qui offre une défense du sens commun contre le scepticisme

Il est en particulier appréciable de trouver une défense d’avis intuitifs2 pour la plupart des gens mais que les philosophes à partir de la période moderne (avec entre autres Descartes et Locke par exemple) rejettent souvent à cause de leur scepticisme. Par exemple les croyances que nos sens sont fiables, qu’il est justifié de se fier à nos intuitions (bien évidemment en absence d’indices allant dans le sens contraire), qu’il existe des vérités morales indépendantes de nos points de vue (que le réalisme moral est vrai si l’on parle dans les termes de la philosophie analytique).

Un livre accessible mais qui reste parfois compliqué à cause de la complexité des sujets traités

Au niveau de l’accessibilité, Huemer, comme à son habitude, donne beaucoup d’exemples et un glossaire quasi-exhaustif à la fin très utile. On trouve aussi à la fin de chaque chapitre une conclusion qui est en fait un excellent résumé de tout ce qu’il y a abordé. Mais malgré ses efforts, des passages restent assez difficiles en raison de la complexité des sujets traités. Par exemple, la partie sur l’évaluation des différentes définitions de la connaissance (versus la simple croyance) qu’ont proposées les spécialistes depuis soixante ans reste indigeste à cause du contenu : une série de cas tordus3 et de notions très abstraites. Cependant je pense qu’on ne trouvera pas de meilleure vulgarisation pour l’instant. Le livre reste donc accessible mais pour certaines parties avec des efforts.

Seul point faible : une pauvreté historique

On retrouve la même limite que pour son introduction générale ; dans les notions abordées et les auteurs, Huemer ignore presque totalement les philosophes avant Descartes. Pas grand chose sur les philosophes antiques (Aristote et Platon qui auraient pourtant beaucoup de choses à dire) et rien sur les médiévaux. À part Ockham mentionné pour son fameux principe, très utilisé notamment en science et dans les enquêtes policières : le rasoir d’Ockham, qui stipule que « la solution la plus simple est souvent la meilleure » (source).

Conclusion : un livre d’épistémologie indispensable, également pour rentrer dans le débat académique théisme/athéisme

Pour finir, voici une dernière remarque qui fait écho à mon introduction. Je dirais que ce livre est indispensable à toute personne qui souhaite s’informer à propos du débat théisme athéisme au niveau académique tel qu’il est pratiqué chez les anglo-saxons dans le cadre de la philosophie analytique. Tous ces spécialistes prennent pour acquis et utilisent abondamment les termes techniques de l’épistémologie que j’ai nommés plus haut. Pour comprendre « la langue qu’ils parlent » et commencer à s’habituer, Understanding Knowledge est à ma connaissance le meilleur choix que vous avez pour commencer4.


Illustration en couverture : Louis Michel Dumesnil, La reine Christine de Suède, écoutant Descartes faisant une démonstration de géométrie, huile sur toile, 1900.

  1. C’est, en gros, un courant philosophique (principalement anglo-saxon) qui cherche à formaliser des arguments de manière très rigoureuse, précise et abstraite, beaucoup à la manière des mathématiques. On l’oppose souvent à la philosophie continentale (principalement européenne) qui a un style plus littéraire et « poétique » que mathématique.[]
  2. En philosophie classique, on parlera de sens commun.[]
  3. Pour résumer, on observe le même cycle depuis l’article d’Edmund Gettier de 1964 : 1) Les épistémologistes tentent de nombreuses reprises de donner des conditions nécessaires et suffisantes pour dire que quelqu’un S connaît une proposition p. 2) D’autres donnent des contre-exemples convaincants (des situations inspirés de la vie quotidienne souvent tordus et exotiques) qui prouvent que ces conditions ne sont pas suffisantes. Et enfin 3) On répète le cycle. Jusqu’ici il n’y a pas de consensus sur la bonne analyse de la connaissance à avoir.[]
  4. N’hésitez pas si vous avez une ou plusieurs autres bonnes introductions d’épistémologie à conseiller.[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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