Cet article est une dissertation rendue comme devoir à la Faculté Jean Calvin, faculté que je recommande.
« Nous croyons que l’homme a été créé pur, sans la moindre tache et conforme à l’image de Dieu. » Par ces mots issus de la confession de foi de la Rochelle, nous voyons que les Églises réformées de France se font les héritières de la conception calvinienne de l’homme dans sa condition initiale. Mais à quel point est-ce une position proprement calvinienne ? Et en particulier, la conception de l’image de Dieu invoquée ici est-elle sans précédent, est-elle en rupture avec la conception scolastique ? Il a souvent été noté au XXe siècle à quel point Jean Calvin était en opposition à la scolastique médiévale. Aux yeux des réformés confessants du XXe, siècle c’était une qualité. Jean Cadier déplorait par exemple de voir que l’article 1 de la confession de foi de la Rochelle était une définition qui sentît la scolastique1.
Or, nous allons voir au cours de cette dissertation que sur le sujet de l’imago Dei, Jean Calvin était en continuité avec Thomas d’Aquin, et qu’il ne rejetait pas l’héritage médiéval. Si Jean Calvin apporte un authentique développement doctrinal dans le traitement sotériologique de l’imago Dei, d’un autre côté il récupère une grande partie de la métaphysique médiévale.
Nous choisissons de traiter de l’imago Dei parce que c’est un objet théologique facile à délimiter, reconnaissable et suffisamment technique pour qu’il y ait de quoi étudier les différences théologiques et méthodologiques. Nous choisissons Thomas d’Aquin parce qu’il est à ce jour la figure de référence pour définir la scolastique médiévale, et que dans le cadre bref d’une dissertation, il est un repère commode de comparaison.
Nous ferons donc la lecture critique de l’Institution de la religion chrétienne, livre 1, chapitre 15, sections 3 et 4 (début). En effet, ce sont les sections dans lesquelles Calvin lui-même explique traiter de l’image de Dieu en l’homme.
Que c’est qu’emporte, que l’homme a esté créé à l’Image de Dieu : où sont réfutées les expositions frivoles d’Osiander et de quelques autres ; et est monstre que combien que la gloire de Dieu reluise en l’homme extérieur, et que l’Image de Dieu s’estende à toute la dignité par laquelle l’homme est éminent par-dessus toutes espèces d’animaux, le siège souverain toutesfois d’icelle a esté au cœur et en l’esprit, ou en l’âme et ses facultez, liv.1, chap. 15, sect. 3, et liv. 2, chap. 2, sect. 4. L’Image de Dieu a au commencement reluy en Adam, en clairté d’esprit, droicture de cœur, et en intégrité de toutes parties : comme on peut cognoistre par la restauration de nostre nature corrompue, quand Christ nous reforme à l’Image de Dieu et autres argumens, liv. 1, chap. 15 sect. 4.
Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, introduction (nous soulignons).
La section du livre 2, chapitre 2 et section 4 est mise de côté, car moins pertinente pour la comparaison entre Jean Calvin et Thomas d’Aquin que nous souhaitons.
Dans une première partie, nous exposerons ce que Jean Calvin enseigne sur l’imago Dei en elle-même. Ensuite, nous exposerons ce que Thomas d’Aquin dit sur le même sujet dans sa Somme théologique. En troisième partie, nous ferons l’inventaire des différences et similarités. Dans la partie finale, nous ferons la synthèse et nous recentrerons sur Jean Calvin, et nous verrons comment la position calvinienne sur l’imago Dei est en continuité avec la tradition médiévale représentée par Thomas d’Aquin et ce qu’il faut en garder.
L’imago Dei chez Jean Calvin
Rejet des thèses d’Osiander
Jean Calvin affirme que l’imago Dei est dans l’âme humaine. Il ne s’agit pas d’exclure le corps de toute participation à l’image de Dieu, mais d’affirmer que l’imago Dei est de nature spirituelle avant tout. Il s’oppose ainsi à Osiander, un luthérien qui affirmait que l’imago Dei était portée par le composé de l’âme et du corps.
Combien que la gloire de Dieu reluise mesmes en l’homme extérieur, toutesfois il n’y a doute, que le siège d’icelle ne soit l’âme. Je ne nie pas que la forme corporelle, entant qu’elle nous distingue et sépare d’avec les bestes brutes, ne nous conjoigne tant plus à Dieu et nous face approcher de luy. Et si quelqu’un me veut dire que cela aussi soit comprins sous l’image de Dieu, que l’homme a la teste levée en haut, et les yeux dressez au ciel pour contempler son origine, comme ainsi soit que les bestes ayent la teste panchée en bas, je n’y contrediray point, moyennant que ce point demeure tousjours conclud, que l’image de Dieu, laquelle se voit en ces marques apparentes, ou bien démonstre quelque petite lueur, est spirituelle.
Calvin, IRC, 1.15.3.
Il s’oppose aussi à Osiander et d’autres qui disaient que l’image de Dieu est plus spécifiquement l’image de Dieu le Fils, et sa future nature humaine. Il expose cette position à réfuter ainsi :
Car aucuns trop spéculatifs, comme Osiander, la mettant confusément tant au corps qu’en l’âme, meslent, comme l’on dit, la terre avec le ciel. Ils disent que le Père, le Fils et le sainct Esprit ont logé leur image en l’homme pourcequ’encores qu’Adam fust demeuré en son intégrité, toutesfois Jésus-Christ n’eust point laissé d’estre fait homme : ainsi, selon leur resverie, Jésus-Christ, en sa nature humaine qu’il devoit prendre, a esté le patron du corps humain.
Ibid.
Il pose alors les objections suivantes :
- Si l’humanité de Jésus est dans l’homme et que l’image de l’Esprit est dans l’homme, alors l’humanité de Jésus est à l’image de l’Esprit, ce qui crée des absurdités et des incohérences : Jésus ne précèderait plus le Saint-Esprit, la chair humaine de Jésus représenterait le Saint-Esprit, etc.
- Adam n’est pas créé à l’image de l’humanité de Jésus-Christ, mais à l’image de Dieu.
Il déborde ensuite de son sujet pour attaquer d’autres positions de son temps. Il rejette la distinction entre « image » et « ressemblance ». Nous reviendrons plus en détail sur ce paragraphe dans la troisième partie.
Il y a aussi une dispute non petite touchant l’Image et Semblance, pource que les expositeurs cherchent en ces deux mots une diversité qui est nulle : sinon que le nom de Semblance est adjousté pour déclaration de l’image. Or nous sçavons que c’est la coustume des Hébrieux d’user de répétition pour expliquer une chose deux fois.
Ibid.
Sur l’étendue de l’image de Dieu en l’homme, Calvin admet que la domination de l’homme sur les animaux fait partie de l’imago Dei.
toutesfois je retien ce principe que j’ay amené n’aguères : c’est que l’image de Dieu s’estend à toute la dignité par laquelle l’homme est éminent par-dessus toutes espèces d’animaux.
Jean Calvin, IRC 1.15.3.
Voilà pour les réfutations par lesquelles il ouvre son traitement de l’image de Dieu.
Définition de l’image de Dieu
Mais alors quelle est la bonne définition de l’imago Dei ? Jean Calvin propose :
sous ce mot est comprinse toute l’intégrité de laquelle Adam estoit doué pendant qu’il jouyssoit d’une droicture d’esprit, avoit ses affections bien reiglées, ses sens bien attrempez, et tout bien ordonné en soy pour représenter par tels ornemens la gloire de son Créateur.
C’est la définition qui subsistera par la suite dans la tradition réformée, et notamment la confession de foi de la Rochelle, dans son article 92.À partir de l’âme dans laquelle elle réside, cette image de Dieu s’étend à tout le corps.
Et combien que le siège souverain de ceste image de Dieu ait esté posé en l’esprit et au cœur, ou en l’âme et ses facultez, si est-ce qu’il n’y a eu nulle partie, jusqu’au corps mesme, en laquelle il n’y eusl quelque estincelle luisante.
Jean Calvin, IRC, 1.15.3.
Enfin, et je le mentionne parce que Thomas d’Aquin traitera de la même question ensuite, il nie que les anges soient faits à l’image de Dieu :
Ce pendant il ne faut point estimer que les Anges n’ayent esté aussi bien créez à la semblance de Dieu : veu que nostre souveraine perfection, lesmoin Christ, sera de leur ressembler. Mais ce n’est pas en vain que Moyse, attribuant spécialement aux hommes ce tiltre tant honorable, magnifie la grâce de Dieu envers eux : et sur tout veu qu’il les compare seulement aux créatures visibles.
Ibid.
Ce qu’il en reste après la Chute
En ayant défini l’image de Dieu comme la juste disposition du cœur de l’homme, il apparaît vite que nous n’avons plus ces justes dispositions de ce côté-ci de la Chute. Mais Calvin précise que l’image de Dieu n’a pas été anéantie : elle est bien plutôt en ruine : toujours visible, apte à remplir une fraction de ses fonctions, mais globalement inutile à son but initial. Si je développe cette métaphore, notre imago Dei est à l’image d’une tour en ruine : elle fournit toujours une sorte de point de vue sur la ville et elle sert d’abri à différents squatteurs. Mais elle est totalement inapte à son vrai usage initial : la surveillance et protection de la ville, avec l’hébergement d’une garnison. À noter que, comme nous l’avons vu dans le cours, Jean Calvin fait par ailleurs la distinction entre dons naturels et surnaturels dans l’image de Dieu. Les dons naturels comprennent l’intelligence des choses naturelles et un sens moral basique par exemple, qui permettent qu’une certaine intelligence naturelle et une mesure de discipline extérieure persiste, même après la chute. Mais les dons surnaturels comme la vraie et entière justice sont abolis, ainsi que le dit Calvin : « cette sentence commune, qu’on a tirée de S. Augustin, me plaît bien : c’est que les dons naturels ont été corrompus en l’homme par le péché, et que les surnaturels ont été entièrement abolis. » (Jean Calvin, IRC, 2.2.12)
En résumé :
Parquoy combien que nous confessions l’image de Dieu n’avoir point esté du tout anéantie et effacée enluy,si est-ce qu’elle a esté si fort corrompue, que tout ce qui en est de reste est une horrible déformité.
Jean Calvin, IRC, 1.15.4.
L’œuvre du salut faite en Jésus Christ comprend donc aussi la restauration de cette image de Dieu en l’homme, à un niveau de conformité supérieur à celui d’Adam. Nous voyons cela au fait que la régénération restaure notre disposition à la justice.
Nous voyons que Christ est l’image trèsparfaite de Dieu, à laquelle estans faits conformes, nous sommes tellement restaurez, que nous ressemblons à Dieu en vraye piété, justice, pureté et intelligence.
Enfin, ayant terminé son exposition, il réfute très rapidement plusieurs propositions :
- La proposition d’Osiander que l’image de Dieu soit dans le corps et l’âme, cf. la citation ci-dessus : L’image de Christ en nous est l’ensemble des bonnes dispositions de l’âme.
- En 1 Corinthiens 11,7, il est écrit : L’homme est l’image de Dieu, tandis que la femme est l’image de l’homme. Cela amenait certains à dire que la femme n’était pas à l’image de Dieu. Calvin corrige en disant que cela se restreind à la police terrienne.
- Il rejette l’opinion d’Augustin sur l’idée que l’âme soit miroir de la Trinité. Selon cette spéculation est « mal fondée », puisqu’elle se base sur ce qu’il reste de l’image de Dieu en l’homme après la Chute. En un sens, il dit que le miroir n’est pas seulement fêlé, mais brisé et en miette, et ne peut plus être comme tel.
- Il rejette l’opinion de ceux qui réduisent l’image de l’homme à sa domination sur la Création. S’il domine sur la création, c’est parce qu’il a une qualité spirituelle qui le lui permet, c’est-à-dire la disposition à la justice.
Voilà pour l’Institution de la religion chrétienne, livre 1, chapitre 15 et section 3 et 4. Nous reviendrons là-dessus dans notre commentaire après avoir exposé le traitement de l’imago Dei que fait Thomas d’Aquin.
L’imago Dei chez Thomas d’Aquin
Plusieurs textes pourraient être utilisés à ce sujet, mais dans le cadre de cette dissertation, nous prendrons uniquement la Somme théologique, première partie, question 93, qui traite de l’image de Dieu en l’homme3. Il divise la question en neuf articles : les quatre premiers discutent son emplacement, les cinq derniers sa nature.
Article 1 : « Y a-t-il une image de Dieu en l’homme ? » Après avoir invoqué Genèse 1,26, Thomas d’Aquin établit une distinction entre ressemblance et image : ressemblance est une généralité qui désigne toute similitude entre deux objets, tandis qu’image est une ressemblance spécifique et plus précise. Cependant, il n’y a pas d’égalité entre l’image et l’objet.
Article 2 : « Y a-t-il une image de Dieu chez les créatures sans raison ? » En s’appuyant sur la distinction exposée dans l’article 1, on peut dire que le lion ressemble à Dieu par sa force, mais « seules les créatures dotées d’intelligence sont à proprement parler à l’image de Dieu. »
Article 3 : « L’image de Dieu est-elle davantage chez l’ange que chez l’homme ? » Puisque ce sont les natures intellectuelles qui sont à l’image de Dieu, et que l’ange a une nature plus purement intellectuelle que l’homme, alors l’ange est plus à l’image de Dieu que l’homme.
Article 4 : « L’image de Dieu est-elle en tout homme ? » Thomas répond que oui, puisque l’image de Dieu consiste surtout à imiter Dieu dans sa connaissance et son amour pour lui-même. Or, il distingue trois degrés :
- chez tous les hommes, c’est l’image créée : « l’homme a une aptitude naturelle à connaître et à aimer Dieu ; cette aptitude réside dans la nature même de l’âme spirituelle, laquelle est commune à tous les hommes4. »
- Chez les élus dans cette vie : « l’homme connaît et aime Dieu en acte ou par habitus, quoique de façon imparfaite ; c’est l’image par conformité de grâce. »
- Chez les saints dans la gloire : « l’homme connaît et aime Dieu en acte et de façon parfaite ; c’est ainsi qu’on rejoint l’image selon la ressemblance de gloire. »
Donc tous les hommes sont à l’image de Dieu, quel que soit leur statut spirituel. Mais remarquons tout de même qu’il reconnaît une gradation de perfection, et que la grâce fait un certain travail sur l’imago Dei. Notons aussi la définition qu’utilise Thomas d’Aquin : l’image de Dieu, c’est la capacité à connaître et aimer Dieu.
Article 5 : « L’image de Dieu existe-elle chez l’homme par rapport à l’essence, ou à toutes les Personnes divines, ou à une seule d’entre elles ? » Autrement dit : sommes-nous à l’image de l’essence divine, de la Trinité, ou seulement de Dieu le Fils ? Connaître et aimer Dieu est un acte des trois personnes divines et non de l’essence ou d’une seule d’entre elles. Donc l’image de Dieu en l’homme est faite à l’image de la Trinité.
Article 6 : « L’image de Dieu existe-t-elle chez l’homme selon l’esprit seulement ? » Thomas d’Aquin anticipe Osiander. Et Thomas d’Aquin répond selon les mêmes lignes que Jean Calvin : Le travail du Saint-Esprit sur l’image de Dieu ne se fait que dans l’âme, donc l’image de Dieu n’est que dans l’âme :
Saint Paul dit aux Éphésiens (4,23) : Renouvelez-vous par une transformation spirituelle de votre âme et revêtez l’homme nouveau. Cela nous fait entendre que notre renouvellement, qui se fait en revêtant l’homme nouveau, concerne l’âme spirituelle. Mais d’autre part, Saint Paul dit aux Colossiens (3, 10) : Vous avez revêtu l’homme nouveau, celui qui s’achemine vers la vraie connaissance en se renouvelant à l’image de son Créateur. Ainsi il rattache à l’image de Dieu le renouvellement qui s’accomplit lorsqu’on revêt l’homme nouveau. Être à l’image de Dieu appartient donc uniquement à l’âme spirituelle.
Thomas d’Aquin, ST, 1.93.6.
Il anticipe aussi une objection à laquelle répondra aussi Jean Calvin : l’homme est image de Dieu et il est aussi un corps. Donc il porte cette image aussi dans son corps. Thomas répond que c’est toutefois dans son esprit que l’image de Dieu a été imprimée en lui, « à la façon dont on appelle un denier une image de César ».
Article 7 : « Est-ce selon les actes que l’image de Dieu se trouve dans l’âme ? » Thomas dit que, puisque l’image de Dieu correspond aux personnes de la Trinité, dont le Verbe de Dieu, alors notre verbe intérieur, nos pensées sont aussi à l’image de Dieu.
Article 8 : « Est-ce par rapport à cet objet qu’est Dieu que l’image de la Trinité est dans l’âme ? » Autrement dit : si l’image de Dieu consiste à connaître et aimer Dieu, sommes-nous toujours à l’image de Dieu lorsque nous ne pensons pas à lui ? Sans entrer dans les détails de l’épistémologie thomiste, il faut comprendre que dans ce système doctrinal, l’âme connaît en se conformant à l’objet de connaissance. Ainsi, dans notre âme, « il y a image de Dieu dans l’âme en tant qu’elle se porte ou qu’elle est capable de se porter vers Dieu ».
Article 9 : « La différence entre image et ressemblance ». Contrairement à Calvin, Thomas d’Aquin poursuit la tradition augustinienne qui distingue image et ressemblance, et considère qu’il s’agisse de deux choses différentes. En fait, il opère deux distinctions entre ressemblance et image :
- La ressemblance en tant qu’elle précède l’image. La ressemblance est une conformité moins spécifique à l’original qu’une image. C’est ainsi que la force de l’homme ressemble à celle de Dieu, tandis que ses capacités spirituelles sont à l’image de Dieu.
- La ressemblance en tant qu’elle suit l’image. Elle est alors une qualité qui se rajoute à l’image, pour désigner le fait que l’on est « encore plus » à l’image de Dieu. Ainsi, les croyants dans la gloire ont une image de Dieu plus ressemblante que la nôtre.
Voici pour l’exposition rapide de Thomas d’Aquin. Comparons maintenant.
Différences et similarités
Commençons par préciser les différences d’intention : Jean Calvin et Thomas d’Aquin, outre la différence de temps et de lieu, n’ont pas les mêmes objectifs en écrivant les textes étudiés : Jean Calvin écrit une « somme de piété » destinée à exposer toute la doctrine évangélique pour une vie chrétienne conforme à la parole de Dieu. Thomas d’Aquin conçoit sa somme théologique comme un manuel pour ses étudiants dominicains en vue de les préparer à la prédication.
Différence de perspective également : Jean Calvin est dans la doctrine de la Création, dans laquelle il traite la question de ce que fut l’homme à l’origine. Thomas d’Aquin traite de l’homme en général, sans référence à son état premier. Nous le verrons plus tard, cette différence de traitement va expliquer beaucoup de différences apparentes.
Enfin, il y a des différences de méthode sur lesquelles nous reviendrons au fur et à mesure : Jean Calvin veut être plus proche des Écritures, là où Thomas d’Aquin est plus préoccupé par l’examen de la tradition patristique, et augustinienne en particulier.
Faisons maintenant une liste rapide des différences doctrinales :
- La définition même : Chez Calvin, l’image de Dieu est « une droicture d’esprit, […] pour représenter par tels ornemens la gloire de son Créateur. » ; Chez Thomas, c’est la « capacité à connaître et à aimer Dieu ».
- La distinction entre image et ressemblance : Calvin la rejette sur des bases textuelles ; Thomas l’accepte sur des bases de la métaphysique aristotélicienne.
- L’image de Dieu dans les anges : Calvin la rejette parce qu’elle n’est écrite nulle part explicitement dans la Bible ; Thomas l’accepte parce que les anges valident la définition d’image de Dieu.
- La perte de cette image de Dieu : Calvin affirme nettement une perte de l’image de Dieu, il y a rupture depuis la Chute ; Thomas préfère parler de degré de ressemblance, sans insister sur une rupture.
Mais les deux théologiens majeurs ont aussi des remarquables points d’accord, outre le fait qu’il existe une image de Dieu en tout homme :
- Ils rejettent tout deux les thèses d’Osiander et placent l’image de Dieu uniquement en l’âme.
- Rupture ou degré moindre, les incroyants sont malgré tout moins à l’image de Dieu que les croyants chez Calvin comme chez Thomas5.
- Thomas d’Aquin affirme clairement que ce sont les personnes divines qui sont le type de l’image de Dieu ; sans l’affirmer explicitement, Calvin ne nie pas cette partie des thèses d’Osiander (qui sont donc plus anciennes qu’Osiander) : il nie seulement que ce soit la (future) nature humaine de Jésus-Christ qui ait été l’archétype de l’humanité, plutôt qu’Adam.
Avant de conclure, je pense qu’il faut cependant revenir sur chaque différence, pour mesurer leur degré d’incompatibilité. Nous allons voir que si Thomas et Calvin varient, ils ne sont pas pour autant irréconciliables.
- Différence n°1 : Les définitions. Les deux définitions, thomasienne et calvinienne, ne sont pas exclusives. Au contraire, on peut les combiner ensemble, car Jean Calvin propose une définition subjective de l’imago Dei (ce qu’est elle est en nous) tandis que Thomas propose une définition objective (ce qu’elle est en elle-même). On imagine mal Calvin dire qu’un intellect droit et de saines affections ne consistent pas en aimer et connaître Dieu. Cette différence est donc superficielle.
- Différence n°2 : La distinction image/ressemblance. Ici, le désaccord est trop net pour être réconcilié, mais il ne doit pas être exagéré non plus. Calvin l’humaniste met en avant un argument linguistique pour montrer que cette distinction n’est pas bibliquement fondée. Thomas le scolastique met en avant un argument rationnel et technique pour montrer qu’il y a une différence, qu’il attribue certes au texte biblique, mais qui peut tenir aussi sans lui. On peut harmoniser les deux positions en disant que nous ne croyons pas que Genèse 1,26 enseigne une distinction entre image et ressemblance, mais qu’on la retient en tant qu’outil technique utile pour élaborer notre dogmatique. Nous placerions ainsi la distinction image/ressemblance non dans ce qui est directement écrit, mais dans les « bonnes et nécessaires conséquences » bibliques.
- Différence n°3 : L’image de Dieu dans les anges. De même, les deux auteurs ont des avis opposés. Mais si Calvin a raison de noter que la Bible ne dit pas que les anges sont à l’image de Dieu, je pense que cela reste « une bonne et nécessaire conséquence » des Écritures. Si nous prenons même la définition de Calvin, nous voyons que les anges valident tous les critères de la définition : ils ont un esprit droit, leurs affections sont bien réglées, et ils représentent la gloire de leur Créateur. En l’absence d’autre précision, il est donc logique de leur attribuer à eux aussi l’image de Dieu, ainsi que le dit Thomas. Je ne saurais expliquer pourquoi Jean Calvin ne fait pas ce pas logique, sinon en raison d’un scrupule face à la spéculation.
- Différence n°4 : Le degré de rupture. Nous l’avons dit, la différence entre Thomas et Jean Calvin est une différence de degré et non de nature. Et encore, l’importance de cette différence diminue quand on considère que Jean Calvin traite l’image de Dieu subjective (en nous) alors que Thomas traite l’image de Dieu objective (en elle-même). Il est donc normal que Jean Calvin traite avec plus de détails de la manière dont l’image de Dieu en nous a changé suite à la chute, et insiste sur la rupture. Nous ne pouvons pas savoir ce qu’en penserait Thomas, mais il n’y a pas d’incompatibilité.
Synthèse et évaluation de la position calvinienne
Par comparaison avec Thomas d’Aquin, nous voyons donc à quel point Jean Calvin fait un traitement subjectif de l’image de Dieu, et de ce qu’elle est en nous. Loin de faire un exposé purement doctrinal, son souci pastoral et pratique l’amène à des accents qui lui sont spécifiques. Ainsi, la définition de l’image de Dieu comme « droite disposition du cœur » est unique à Calvin, puis aux calvinistes jusqu’à ce jour. De même, l’insistance sur la perte et la ruine de l’image de Dieu en l’homme est une image exceptionnellement forte dans la tradition chrétienne, plus forte même que dans le reste du protestantisme.
Néanmoins, il ne faut pas exagérer la spécificité de Calvin : comme on l’a vu, même avec un penseur aussi différent que Thomas d’Aquin, les différences restent conciliables. Si Calvin s’oppose à Osiander, il ne s’oppose pas pour autant à « la scolastique ». S’il chipote sur la distinction image/ressemblance, il n’y a pas de rejet profond de la tradition chrétienne qui le précède.
D’ailleurs, il ne rejette ouvertement la scolastique que lorsque c’est le sujet explicite de la question, et que le raisonnement est insuffisamment fondé sur l’Écriture, comme c’est le cas sur l’imago Dei dans les anges, et la distinction image/ressemblance. Mais lorsque ce n’est pas le sujet de la question, comme le fait que l’archétype de l’image de Dieu en l’homme soit fondé sur les personnes de la Trinité, il relaie sans problème la position médiévale. Cela nous apprend que Calvin n’était pas un adversaire par principe de la scolastique, mais qu’il était plutôt le disciple d’une autre approche théologique. Lorsque cette approche l’amène à une conclusion différente de la tradition médiévale, il s’en écarte et explique. Lorsque cette approche l’amène au même point, ou ne s’oppose pas à la tradition scolastique, il récupère sans scrupules la conclusion.
Et nous touchons là à la vraie différence et spécificité de Jean Calvin, telle qu’elle est visible dans l’Institution de la religion chrétienne, livre 1, chapitre 15 et sections 3-4 : sa méthodologie humaniste. L’homme étant la mesure de toute chose, il s’intéresse à l’image subjective de Dieu et la décrit. Cherchant à revenir ad fontes, il préfère quelques propositions bien soutenues par les Écritures à un système complet de développements logiques. On est même surpris de voir une erreur de raisonnement dogmatique au milieu de ce que beaucoup pensent être une « théologie systématique ». C’est que l’Institution de la religion chrétienne, quoique très structurée et destinée à présenter un système de doctrine réformées, n’est pas écrite avec un esprit dogmatique et préoccupé seulement de conséquences logiques. C’est une œuvre littéraire qui veut parler au cœur, au sujet du cœur de l’homme, et pour la réforme du cœur de l’homme. C’est cette qualité d’ailleurs qui donne à l’Institution de la religion chrétienne sa saveur particulière, unique parmi toutes les théologies systématiques.
Que faut-il garder de la doctrine calvinienne de l’image de Dieu ?
- La définition que Calvin utilise pour l’image de Dieu : elle est tout à fait juste, et utile pour l’éthique. Elle n’est pas en conflit avec celle que Thomas d’Aquin propose (je retiens les deux), et elle est plus holistique que celle qui est proposée par les réductionnistes qui la ramènent seulement à la domination sur la création.
- L’idée d’une ruine de l’image de Dieu après la Chute : les doctrines de la grâce réformées sont beaucoup plus cohérentes sous cette considération.
- L’absence de distinction entre image et ressemblance, sauf selon un sens très technique et pour une application tout aussi technique.
- Le souci d’éviter les vaines spéculations et d’en rester à ce que dit l’Écriture, même si cela limite la portée du texte.
- Même si elle n’est pas le sujet de l’IRC 1.15.3-4, la distinction entre dons naturels et surnaturels de l’image de Dieu est très utile en théologie politique et en éthique, ou bien pour évaluer la juste portée de la loi naturelle.
En sens inverse, je rejetterais le refus d’attribuer aux anges l’image de Dieu : il n’y a aucune raison de le leur refuser. Comme nous l’avons vu, ce n’est pas que ce soit fondé bibliquement, mais c’est tiré d’une droite et nécessaire conséquence.
En résumé et conclusion, je confesse ce que dit le catéchisme de Heidelberg :
Dieu a-t-il donc créé l’homme si méchant et si pervers ? Non ; au contraire, Dieu a créé l’homme bon et à son image, c’est-à-dire vraiment juste et saint, afin qu’il ait de Dieu son Créateur une droite connaissance, qu’il l’aime de tout son cœur et qu’il vive avec lui dans un éternel bonheur pour le louer et le bénir.
Question 6.
Illustration : Le Caravage, Ecce homo, huile sur toile, 1605 (Gênes, Palazzo Bianco).
- Jean Cadier, « La confession de foi de la Rochelle : Son histoire, son importance », La Revue réformée, 1971 /2. Il dira notamment au sujet de l’article 1 : « À ce beau texte calvinien, si nettement marqué du style du réformateur, à ce texte existentiel, qui affirme Dieu dans sa relation avec les hommes et pour leur salut, le Synode a substitué cinq articles qui sentent la scolastique. »[↩]
- « Nous croyons que l’homme […] a été créé pur, sans la moindre tache et conforme à l’image de Dieu. »[↩]
- On aurait pu aussi prendre le Commentaire des sentences, livre I, distinction 3 et le Commentaire des sentences, livre II, distinction 16.[↩]
- Thomas d’Aquin, Somme Théologique, première partie, question 93, article 4.[↩]
- Ce point est d’ailleurs remarquable, lorsqu’on le compare avec l’éthique évangélique actuelle, qui met énormément de poids sur l’association entre dignité humaine et imago Dei, afin de réconcilier ensemble éthique chrétienne et droits de l’homme. Cette dégradation de l’imago Dei menace la synthèse évangélique de fait, car il y aurait en toute logique plusieurs degrés de dignité humaine et différents degrés de droits, en défaveur des non-croyants. Hélas, ce ne peut être le sujet de cette dissertation.[↩]
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