I. Introduction
Il se peut qu’il n’y ait personne pour me succéder, dit [Billy Graham] au Charlotte Observer, en 1992. Il se peut qu’il soit totalement différent. Ils n’ont pas besoin de moi. L’Évangile sera toujours le même. – Grant Wacker, America’s Pastor, éd. the Belknap press of Cambridge University Press, 2014, p.287
En effet, on ne peut pas remplacer une figure aussi monumentale que Billy Graham parmi les évangéliques, et son héritage est si large qu’on peut difficilement lui succéder. Pendant très longtemps, j’ai grandi dans l’Église sans m’intéresser à son héritage. Son nom est très connu, bien sûr, mais il semblait être une figure du passé qui a servi de tremplin à la foi évangélique en France, et pas beaucoup plus.
Plus récemment, j’ai été interpellé par une suite de prise de positions de la part d’institutions évangéliques qui se rapprochait d’institutions plus libérales, comme si les évangéliques institutionnels se rapprochaient des équivalents de la Fédération Protestante de France. Pourquoi ce rapprochement dès qu’on aborde la question de l’éthique sociale évangélique ? Pourquoi notre conservatisme théologique semble toujours devoir dériver vers la gauche sociale dès que l’on s’exprime sur l’éthique sociale ?
Par des lectures précédentes, je savais que nos institutions actuelles ont été fondées par la réforme « néo-évangélique », dont l’apôtre et le vulgarisateur le plus connu était Billy Graham. Je me suis donc retrouvé à lire ou survoler près d’une dizaine de livres sur lui, ou de lui, afin de me faire une meilleure idée du colosse à l’ombre duquel nous vivons tous.
Billy Graham est sans conteste l’une des figures les plus influentes de l’évangélisme moderne. Son héritage se distingue par un équilibre unique entre un conservatisme théologique inébranlable et un progressisme dans l’approche des moyens et des méthodes d’évangélisation. Fidèle à la doctrine orthodoxe évangélique, Graham a en même temps adopté des stratégies innovantes, utilisé les médias de masse, prôné un œcuménisme pragmatique, et abordé des enjeux sociaux avec une souplesse et un tact qui le démarque des fondamentalistes de son temps.
Cette cohabitation entre des valeurs théologiques conservatrices et une approche moderne et inclusive dans la forme a permis à Graham d’exercer une influence unique qui va bien au-delà des évangéliques. Toutefois, dans le contexte actuel, cette tension devient de plus en plus difficile à gérer. L’évangélisme contemporain se retrouve face à un dilemme : comment poursuivre cet équilibre sans tomber dans la polarisation extrême, soit d’un conservatisme rigide, soit d’un progressisme doctrinal qui risquerait de diluer les fondements de la foi ?
En analysant l’œuvre et l’impact de Graham, j’interroge la manière dont son modèle peut ou doit être adapté aux défis actuels. Peut-on encore concilier fidélité théologique et innovation pragmatique, ou cette dualité qui cohabitait chez Graham est-elle devenue irréconciliable aujourd’hui ?
Mon plan sera le suivant :
- Introduction.
- La fidélité de Billy Graham à l’orthodoxie évangélique.
- L’esprit progressiste de Billy Graham.
- L’équilibre fragile entre les deux.
- Comment gérer son héritage?
II. La fidélité de Billy Graham à l’orthodoxie évangélique
A. Doctrine et théologie
Doctrine : l’exemple de Angels ; son message principal
J’ai commencé mes lectures par son livre le plus dogmatique (ou systématique) : Angels, publié en 1975, puis 1994. J’ai choisi ce livre parce que je venais de finir de synthétiser Turretin sur le locus des Anges, et je pouvais donc facilement comparer le style scolastique des grands anciens avec le style évangéliste de Billy Graham. Mon objectif était de regarder comment Billy Graham construisait sa doctrine, mais aussi sa façon de faire de la théologie et autres détails rhétoriques.
Il est important de souligner qu’à proprement parler, Billy Graham n’a pas eu de diplôme supérieur en théologie. Il a fait sa formation au Florida Bible Institute, l’équivalent d’une école biblique (orientation pratique, sans accréditation du diplôme), puis il a fait une licence d’anthropologie au Wheaton College, obtenu en 1943. Malgré cela, le livre est de bonne qualité, et Billy Graham y expose de bonnes bases d’angélologie.
Le but principal de l’ouvrage est de démontrer la réalité des anges, leur rôle actif dans le plan divin et leur importance pour la vie des chrétiens ;Graham souligne la présence constante des anges dans les Écritures, depuis l’Ancien Testament jusqu’au Nouveau Testament, mettant en évidence leur intervention dans des moments clés de l’histoire biblique.
La méthode employée par Graham est principalement exégétique et illustrative. Il s’appuie sur des passages bibliques précis pour étayer ses affirmations concernant la nature, les fonctions et l’impact des anges. Il utilise également des anecdotes personnelles, des témoignages et des exemples tirés de l’histoire de l’Église pour illustrer la présence et l’action des anges dans la vie quotidienne des croyants.
Le livre Angels ne se contente pas d’une approche théorique. Graham met en avant les implications pratiques de la croyance aux anges pour la vie des chrétiens. Il souligne le réconfort, l’encouragement et la direction que les anges peuvent apporter aux croyants confrontés aux difficultés, aux épreuves et aux incertitudes de la vie. Il met également en garde contre les dérives et les spéculations excessives concernant les anges, invitant à une approche équilibrée et bibliquement fondée.
Comparé au traitement qu’en fait François Turretin dans les Instituts de Théologie Élenctique, c’est évident que Billy Graham est beaucoup moins précis. François Turretin est préoccupé de réfuter le culte catholique des anges ; Billy Graham préoccupé par le souci pastoral de contrer l’influence du mysticisme new age en donnant une vision chrétienne du monde spirituel. Cette orientation pastorale et pratique explique pour beaucoup que l’argumentation théologique soit bien plus superficielle. Cependant, les arguments sont bons, les références bibliques bien utilisées, et je pense pouvoir recommander ce livre aux pasteurs qui voudraient donner à leurs fidèles une lecture facile et orthodoxe sur les anges.
Pour le coeur de sa théologie, je vous recommande de voir par vous-même Peace with God, traduit en français sous le titre La paix avec Dieu. Pour cet article, des milliers de sermons sont bien résumés par Grant Wacker :
Logiquement, sinon toujours en pratique, la réflexion de Graham sur ce sujet commençait par la question de l’autorité. Qui ou quoi établissait la règle ultime de mesure pour tout ce que les chrétiens devaient croire et pratiquer ? La réponse, bien sûr, résidait dans une seule source : la Bible. Ce texte sacré parlait de beaucoup de choses, mais avant tout de Dieu, des humains et de la relation de Dieu avec les humains. L’arc narratif de la Bible était clair. Elle enseignait que le premier homme, Adam, avait péché en se rebellant volontairement contre les règles de Dieu. Il en allait de même pour chaque personne après lui. L’orgueil humain formait la source toxique qui polluait tout l’ordre créé. Pourtant, Dieu, dans son amour infini, a choisi de sauver les hommes en se révélant à travers son fils, Jésus-Christ, qui était simultanément pleinement Dieu et pleinement homme. Parce que Jésus a vécu une vie sans péché, sa mort a payé la pénalité du péché et sa résurrection a vaincu la tombe. Si les gens se repentaient de leurs péchés et acceptaient Christ comme Seigneur et Sauveur, le Saint-Esprit leur permettrait de vivre des vies de sainteté intérieure et d’intégrité extérieure. Les chrétiens pouvaient être confiants que Christ reviendrait à la fin de l’histoire humaine. Après la mort, les croyants entreraient dans les joies éternelles du ciel et les non-croyants dans les peines éternelles de l’enfer. Les croyants étaient obligés de partager cette bonne nouvelle — ou évangile — de salut avec les autres. Tout se résumait à cela. Les choses étaient brisées, mais Dieu offrait une solution. Les humains n’avaient qu’à tendre la main et la saisir.
Graham répétait ce message central, avec peu de variations, à de nombreuses occasions. Il constituait l’essence de la première compilation formelle de ses pensées, son livre à succès et finalement emblématique, La Paix avec Dieu (1953). Le message pouvait être résumé — ou réduit, selon le point de vue — à une dizaine de mots : Bible, Dieu, péché, Jésus-Christ, nouvelle naissance, croissance dans la grâce, seconde venue, récompense (ou punition) et mission. Bien sûr, Graham savait que les théologiens utilisaient des termes formels pour chacun de ces concepts — autorité, Trinité, dépravation, christologie, sotériologie, justification, rédemption, sanctification, eschatologie et évangélisation, entre autres — mais il préférait le langage de l’expérience quotidienne. Pour cette raison, il approuvait et prêchait parfois à partir de nouvelles traductions de la Bible, en particulier la Living Bible en langue vernaculaire. Il visait à montrer que, quelle que soit la formulation, le message central du Nouveau Testament — l’évangile — représentait véritablement une bonne nouvelle. – Grant Wacker, America’s Pastor, éd. The Belknap Press of Harvard University Press, 2014, p. 33
Théologie pratique : Answers to life problems
La Billy Graham Evangelical Association recevait chaque jour plusieurs dizaines de milliers de lettres. Souvent, elles portaient sur des questions morales ou pastorales. Plusieurs d’entre elles ont été répondues par presse dans la rubrique My answers, publiées dans le Chicago Tribune et le Los Angeles Times. Plus tard, une sélection a été rassemblée dans le livre Answers to Life Problems. J’avoue avoir été très surpris par la qualité des réponses, à la fois du point de vue de l’orthopraxie, mais aussi du cœur pastoral de Graham.
Pour cet article, le mieux est encore de citer deux exemples représentatifs. En voici un premier, sur le sujet de la fornication.
Question :Mon petit ami et moi avons beaucoup parlé de sexe. Nous avons décidé que si deux personnes s’aiment vraiment, avoir des relations sexuelles avant le mariage est acceptable. Ne pensez-vous pas que le sexe est censé être une expression d’amour ?
Réponse [de Billy Graham] :Oui, le sexe est une expression d’amour, mais il doit aussi être associé à un engagement profond. C’est une des raisons pour lesquelles la Bible nous dit que la relation sexuelle doit être réservée au mariage. Dieu a été très clair à ce sujet, et je vous encourage fortement à reconsidérer votre position et à faire ce qu’Il vous demande. Laissez-moi vous avertir honnêtement : il est facile de se convaincre de faire quelque chose de mal, quelque chose que vous regretterez plus tard. Dieu nous dit : « Qu’on ne trouve chez vous ni fornication, ni impureté » (Éphésiens 5:3). Plus j’étudie la Bible et plus je vois les conséquences dans la vie de ceux qui désobéissent à la loi de Dieu, plus je me rends compte que Dieu a en fait donné ce commandement pour notre bien — physiquement, émotionnellement, socialement et spirituellement. Par exemple, nous assistons à une augmentation alarmante des maladies sexuellement transmissibles en raison de l’immoralité sexuelle généralisée dans notre pays. Le spectre du sida plane sur nous comme une peste. Dieu sait aussi que nous avons besoin et voulons la sécurité d’un engagement véritable dans l’amour — un engagement qui ne peut exister que lorsque deux personnes se promettent l’une à l’autre dans le lien du mariage. Dieu nous a également dit : « Tu ne commettras point d’adultère » (Exode 20:14) pour préserver la famille, qui est l’unité essentielle de toute société. L’Histoire ne nous donne pas un seul exemple de civilisation ayant survécu une fois que ses familles se sont effondrées. Ma prière est que vous et votre ami donniez vos vies à Christ et découvriez la joie de le laisser vous guider chaque jour.
Autre exemple, sur un sujet plus délicat : l’homosexualité :
Question :Je suis homosexuel. J’ai essayé de surmonter cela et j’ai prié Dieu maintes fois, mais rien ne change. Je veux désespérément m’en sortir, mais je ne sais pas quoi faire. Aidez-moi, s’il vous plaît.
Réponse [de Billy Graham] :Dieu veut vous aider avec ce problème, et je suis reconnaissant que vous y fassiez face honnêtement et que vous ne cherchiez pas d’excuses (comme c’est la tendance dans certains milieux aujourd’hui). Le comportement homosexuel est mauvais aux yeux de Dieu, mais Il vous aime toujours et peut vous guider alors que vous essayez de gérer honnêtement votre situation. Il y a des étapes cruciales à suivre si vous voulez surmonter cela. Premièrement, si vous n’avez jamais demandé à Christ de venir dans votre vie, je vous exhorte à le faire sans tarder. Christ a pris tous vos péchés sur Lui lorsqu’Il est mort sur la croix. Vous avez besoin du pardon que seul Christ peut offrir, et lorsque vous vous tournez vers Lui, Il vous pardonne librement par Sa grâce. En ce moment, vous êtes accablé par la connaissance de votre péché, mais Christ peut lever ce fardeau si vous Lui faites confiance en tant que Seigneur et Sauveur.
Ensuite, obtenez de l’aide pour votre problème. N’ayez pas peur de chercher de l’aide ou de partager votre problème en toute confiance avec quelqu’un en qui vous avez confiance et qui peut aussi vous aider. Il peut y avoir de nombreuses raisons complexes expliquant vos tendances homosexuelles, et un pasteur compétent pourra probablement vous orienter vers un psychologue ou un psychiatre chrétien qui a de l’expérience dans la gestion de cas similaires au vôtre. Cette personne pourra vous aider à vous comprendre vous-même et à comprendre pourquoi vous êtes devenu la personne que vous êtes, et elle vous aidera aussi — émotionnellement et spirituellement — à abandonner votre ancienne façon de vivre et à devenir la personne que Christ veut que vous soyez.
Enfin, plusieurs personnes qui ont aidé des personnes dans une situation similaire à la vôtre ont insisté sur l’importance de vous éloigner de toute forme de tentation. Cela a une forte emprise sur vous, et cette emprise ne fera que se renforcer si vous ne vous séparez pas de ces personnes et environnements qui vous ont piégé par le passé. Que Dieu vous bénisse alors que vous remettez votre vie à Christ et que vous prenez des mesures pratiques pour surmonter cela.
Que chacune juge la qualité de sa pastorale.
Piété personnelle
C’est le sujet le moins controversé : il n’y a aucun scandale que l’on puisse attribuer à Billy Graham. Très tôt dans son ministère d’évangéliste, lui et ses amis se sont donnés comme règles le « manifeste de Modesto » qui visait à prévenir toute occasion de simonie, adultère et vanité. La Billy Graham Evangelical Association a toujours visé à l’incorruptibilité et la transparence de ses comptes, et la seule fois où une faute de gestion a été pointée du doigt, ils ont fondé une institution destinée à faire des audits externes des comptes des associations évangéliques. Billy Graham est ce que nous avons de plus proche d’un saint au XXe siècle.
Au cours de mes recherches, les critiques les plus récurrentes de son ministère que j’ai pu trouver, se concentrent sur ses relations avec les présidents des États-Unis : on l’a trouvé trop engagé, pas assez neutre. Mais ce serait dans le pire des cas une mauvaise pratique, plutôt qu’une faute morale.
Autre reproche : sa position trop modérée sur la lutte pour les droits civiques. Nous en parlerons plus tard dans l’article, mais pour l’instant, contentons-nous de dire que c’est une faute uniquement du point de vue de la gauche chrétienne, pas devant la Loi de Dieu.
En résumé : Billy Graham a été d’une orthodoxie, d’une orthopraxie et d’une piété irréprochable. J’ai moi-même été amené à bien plus d’estime pour lui en l’étudiant que je n’en avais auparavant.
III. Le Progressisme de Graham
Modernité des moyens
Billy Graham n’a pour ainsi dire pas touché du tout aux Églises. Il y a un seul domaine dans lequel il s’est investi, et dans lequel il a fait une grande révolution : l’évangélisation. La base de sa pratique vient de la culture revivaliste du Sud, à l’image de Mordecai Ham qui l’a amené à l’engagement chrétien. Mais il a innové de bien des façons, en adoptant des techniques de communications les plus modernes possibles :
- Ses croisades et autres campagnes d’évangélisation étaient organisées selon les techniques managériales les plus avancées disponible. On note en particulier un fonctionnement d’entreprise, la recherche de professionnalisme et d’excellence, l’utilisation importante de statistiques comme outils de communications et de gouvernement.
- Il utillisait les techniques de marketing et de publicité les plus à jour, quitte à s’inspirer des techniques de marketing de Microsoft.
- La BGEA (Billy Graham Evangelical Association) exercait un contrôle très étroit sur ses images, afin de maximiser l’impact des croisades.
- Billy Graham a fait des programmes de radio avant même d’être célèbre, et son programme The Hour of Decision était très populaire.
- A une époque où beaucoup de protestants résistaient contre le principe même d’avoir une télévision, instrument de satan, Billy Graham a utilisé très tôt cet outil, et sans être pionnier, il adoptait très vite les dernières techniques et formats télévisuels pour maximiser son impact. Rediffusion de ses croisades, clips d’évangélisations, biopics racontant des conversions, il a tout essayé, le plus tôt possible, avec succès.
- Lorsque son ministère fut bien lancé, il s’est intéressé aussi à la presse écrite, fondant les magazines Decision magasine, destiné à l’évangélisation pour un public large (distribué dans plus de 75 pays), et Christianity Today (2,5 millions de lecteurs par mois), sans compter d’autres expérimentations.
- Il a publié près de 21 livres, en plus de tout son travail d’évangélisation.
En somme, loin d’avoir la méfiance fondamentalistes vis-à-vis des technologies modernes, il les a embrassé au contraire, cherchant toujours à utiliser la dernière technologie en date pour mieux servir sa mission. C’est une des raisons pour lesquelles on critique aujourd’hui sa superficialité ou certaines de ses techniques de discours : il faut les remettre dans le contexte de sa mission, et des moyens qu’il utilisait. Il ne visait pas à faire des dissertations doctrinales, mais à transmettre le plus clairement et efficacement possible le message évangélique au plus grand public possible. Un tel objectif implique l’utilisation de techniques qui à leur tour contraignent son discours.
Si certains pensent que cela démontre de la vanité chez Billy Graham, je les invite à lire le chapitre 8 de America’s Pastor de Grant Wacker, où il documente de façon très claire que pour chaque auto-promotion et flash de vanité, il y avait deux fois plus d’humilité et d’opposition à l’orgueil chez Graham. Son auto-biographie est remplie de demande de pardons et de relativisation de ses succès.
Oecuménisme assumé
C’est, selon moi, le lieu de critique le plus délicat à évaluer. S’il a acquis très tôt un esprit d’ouverture (son entrée au Florida Bible Institute est en partie motivée par le fondamentalisme trop rigide du Bob Jones College), cet œcuménisme n’est devenu une composante majeure de son ministère qu’à partir de la croisade de New York, 1957. A cette occasion, il a collaboré avec des églises mainline et même l’église catholique. Plus tard, il a même fait des efforts de rapprochement avec les juifs.
D’un côté, cet effort d’oecuménisme a produit beaucoup de bons fruits dont je ne peux contester le résultat. Graham a décloisonné le monde évangélique et permis des collaborations efficaces entre plusieurs branches du protestantisme évangélique, contre la division morbide des fondamentalistes. Je pense en particulier à l’église réformée évangélique de Lyon Gerland, qui manque de locaux et trouve en ce moment asile… dans une église baptiste! Ce genre de collaboration aurait été inimaginable sans l’oecuménisme de Graham.
De l’autre côté, je reste songeur devant cet extrait de son autobiographie. Dans cet extrait, Billy Graham parle du congrès sur l’évangélisation de Berlin, 1966, précurseur du congrès de Lausanne.
Nous avons décidé d’inclure aussi des observateurs, des gens qui n’étaient pas des évangéliques (voire même chrétiens). L’un d’entre eux était le Rabbin Arthur Gilbert, de l’Anti-Defamation League des B’nai B’rith. – Billy Graham, Just As I Am, chapitre 31.
Or, les B’nai B’rith sont des francs-maçons, et Billy Graham n’aurait pas pu l’ignorer. Et ce n’est pas le seul franc-maçon que l’on pourra trouver parmi les amis de Billy Graham. On cite aussi souvent le fait qu’il ait accepté le prix Templeton du progrès religieux en 1982, une récompense destinée ouvertement à distinguer ceux qui participent à l’oecuménisme au sens le plus libéral.
Si certains pourraient crier au manque de discernement, voire à la trahison, je pense qu’il faut plutôt suivre l’opinion de Grant Wacker sur cette ouverture de Billy Graham :
La vision constituait une dernière caractéristique attrayante du charisme de Graham. Ses partisans le voyaient comme un homme aux instincts expansifs, saisissant une opportunité après l’autre, atteignant des audiences de plus en plus larges sur les plans géographique, culturel, démographique et même musical. – Grant Wacker, America’s pastor, p. 302
Ainsi, ces amitiés avec des francs-maçons s’explique plutôt par le caractère visionnaire de Billy Graham, et sa capacité incroyable à se faire des amis avec n’importe qui, même des gens les plus éloignés du monde évangélique. C’était un homme d’action préoccupé de saisir toutes les opportunités, brillantes ou douteuses, et non un fin politicien qui dosait finement ses alliance et leurs conséquences. Dans la même catégorie, Billy Graham s’est aussi rendu à la « Conférence mondiale des travailleurs religieux pour la sauvegarde du don sacré de la vie contre la catastrophe nucléaire » soviétique de 1982. Beaucoup l’ont critiqué d’avoir participé à une claire tentative de propagande communiste, mais Billy Graham s’en défend en disant qu’il en avait conscience, mais que l’occasion était trop belle d’aller évangéliser en URSS, et qu’il n’aurait peut-être jamais eu d’autres invitations s’il avait décliné celle-ci. Je pense qu’on peut appliquer cela à tous les autres rapprochements avec des francs-maçons ou autres progressistes : Billy Graham ne réfléchissait pas en termes de limites, mais d’opportunités et il les saisissait toutes, bonnes ou mauvaises, sans compromissions du cœur.
Un engagement politique orienté vers le progressisme
Il y a beaucoup de littérature sur l’engagement politique de Billy Graham, caractérisé avant tout par un enthousiasme bouillant. Sa capacité à se faire des amis, notamment de la haute société, l’a amené à être personnellement ami avec des présidents républicains comme démocrates, et chercher à les soutenir. A ce sujet, il est utile de lire Billy Graham and the Rise of the Republican South de Steven P. Miller. Il y a aussi des chapitres entiers consacrés à ses relations avec les présidents successifs dans son autobiographie qui sort aujourd’hui aux éditions Calvin.
Sur les droits civiques
A la place, pour documenter le progressisme de Billy Graham, je veux me concentrer sur le grand sujet politique qui a eu lieu pendant son ministère : le combat pour les droits civiques. A cette occasion, il a été un partisan modéré de la cause progressiste.
- Avant même la décision historique de la Cour suprême dans l’affaire Brown v. Board of Education en 1954, Graham s’est prononcé contre la ségrégation dans ses rassemblements. Dès 1952, il s’exprimait ouvertement en faveur de l’intégration des collèges confessionnels aux Noirs qualifiés sur le plan académique. Il a critiqué les églises qui n’avaient pas pris de position ferme sur la question raciale, estimant qu’elles « restaient à la traîne du progrès sur le plan racial ». Cette position progressiste a été remarquée par certains médias, comme le magazine protestant libéral Christian Century, qui a salué son opposition précoce à la ségrégation.
- En 1953, il a affirmé que la Bible ne soutenait pas la ségrégation et que « Jésus-Christ n’appartient ni à la race noire ni à la race blanche ». Il a insisté sur le fait que les églises devaient mener la lutte pour l’égalité raciale, et non pas suivre le mouvement amorcé par les institutions séculières.
- Après la décision Brown, Graham a continué à organiser des croisades intégrées (sans ségrégation), même dans le Sud profond. Il a refusé de participer à des événements où la ségrégation était imposée, un geste courageux pour l’époque. Graham a même personnellement enlevé les cordes qui séparaient les sections noires et blanches lors d’une croisade à Chattanooga en 1953.
- Il a toutefois adopté une approche prudente, préférant souvent mettre en œuvre la déségrégation sans en faire grand bruit, en permettant aux Noirs de s’asseoir où ils le souhaitaient sans attirer l’attention. Cette stratégie, bien que critiquée par certains pour son manque d’audace, lui a permis de maintenir un dialogue avec un public plus large, y compris les Blancs modérés du Sud.
- Dans les années 1960, Graham a continué à soutenir les droits civiques, appelant à une législation sur les droits civiques tout en soulignant la nécessité d’un changement de cœur. Il a soutenu publiquement la « guerre contre la pauvreté » du président Lyndon Johnson en 1967 et a même fait une tournée dans les Appalaches avec Sargent Shriver pour sensibiliser le public à la pauvreté dans cette région.
- Cependant, son refus de participer à la Marche sur Washington pour les droits civiques en 1963 lui a valu des critiques de la part des militants des droits civiques. Il a justifié sa décision en affirmant qu’il pouvait mieux contribuer à la cause en tant que prédicateur qu’en tant que manifestant. Il craignait également que sa participation ne nuise à ses efforts pour organiser des croisades intégrées dans le Sud profond.
- Graham a condamné le racisme comme un péché et a insisté sur l’unité fondamentale de tous les êtres humains. Il a affirmé que les anthropologues avaient prouvé qu’il n’existait pas de races supérieures ou inférieures et que le racisme était une « bombe politique ».
Il est important de noter que l’approche de Graham en matière de droits civiques était enracinée dans sa foi évangélique. Il croyait que la conversion personnelle était la clé de la transformation sociale et que l’amour chrétien pouvait surmonter les barrières raciales. Cette approche, bien que progressiste pour l’époque, était parfois perçue comme trop simpliste et insuffisante par des militants plus à gauche, et cette critique a d’ailleurs été répétée dans le documentaire « Les évangéliques à la conquête du pouvoir » plus récemment.
Contre la droite chrétienne
Par ailleurs, Billy Graham s’est aussi opposé à la droite chrétienne. Après avoir été un fervent partisan de Richard Nixon, le scandale du Watergate l’a profondément marqué et l’a amené à repenser sa relation avec la politique. Cette expérience l’a incité à adopter une posture plus prudente, notamment en se distanciant des mouvements politiques trop marqués, comme la droite chrétienne émergente.
Plusieurs facteurs expliquent l’opposition de Graham à la droite chrétienne :
- Son identité néo-évangélique : Graham se considérait comme un néo-évangélique, un courant qui s’est distingué du fondamentalisme traditionnel en prônant une plus grande ouverture au monde et en cherchant à s’engager dans la société. La droite chrétienne, en revanche, était perçue comme un retour au fondamentalisme, avec une focalisation sur des questions sociales et politiques clivantes, ce qui allait à l’encontre de la vision plus inclusive de Graham.
- Son engagement œcuménique : Graham aspirait à l’unité des chrétiens, transcendant les divisions confessionnelles. Il a collaboré avec des catholiques et d’autres groupes chrétiens, ce qui lui a valu les critiques des fondamentalistes qui prônaient une séparation stricte des autres confessions. L’approche politique de la droite chrétienne, souvent alignée sur des positions dogmatiques, s’opposait à cette vision d’unité et de dialogue.
- Son souci de respectabilité : Graham était soucieux de maintenir une image de respectabilité et d’éviter les controverses inutiles. La droite chrétienne, avec ses prises de position parfois radicales, risquait de ternir cette image et de nuire à l’impact de son message évangélique. Il a donc préféré se distancier de ce mouvement et de ses figures de proue, comme Jerry Falwell.
- Son expérience avec Nixon : le scandale du Watergate a convaincu Graham des dangers d’une association trop étroite avec le pouvoir politique. La droite chrétienne, en s’impliquant activement dans la politique partisane, risquait de reproduire les erreurs qu’il avait commises avec Nixon.
- Sa conception du rôle du prédicateur : Graham croyait que le rôle principal du prédicateur était de sauver les âmes, et non de s’engager dans des débats politiques. Il considérait que la prédication de l’Évangile était la meilleure façon de transformer la société, et non l’action politique.
L’opposition de Graham à la droite chrétienne s’est manifestée de différentes manières :
- Prises de position publiques : Graham a critiqué publiquement la droite chrétienne, notamment en 1976, lorsqu’il s’est déclaré « opposé à l’organisation des chrétiens en un bloc politique » en réaction aux initiatives de Bill Bright et de son organisation, Christian Embassy. Il a également refusé de participer à des événements organisés par la droite chrétienne, comme le National Prayer Congress de 1976, qu’il jugeait trop politique.
- Distancement : Graham a pris soin de se distancier des figures de proue de la droite chrétienne, comme Jerry Falwell. Il a refusé de les inviter à prêcher dans ses croisades et a évité de s’afficher publiquement à leurs côtés.
- Focalisation sur l’évangélisation : Graham a maintenu l’accent sur l’évangélisation et la conversion personnelle, plutôt que sur les questions sociales et politiques. Il a insisté sur le message du salut et de la transformation individuelle par la foi en Jésus-Christ, un message qui transcendait les clivages politiques.
L’opposition de Billy Graham à la droite chrétienne, bien que mesurée, a été significative. En tant que figure religieuse de premier plan, il a contribué à limiter l’influence de ce mouvement et à préserver l’image d’un évangélisme plus modéré et « centriste ».
IV. Billy Graham, le seul conservateur progressiste
Nous avons documenté son conservatisme impeccable, et son progressisme réel. Il était, conformément à la devise de Youth For Christ, sa première association : Anchored in the Rock, Geared to the Times, soit Ancré dans le Rocher, Ajusté à son époque. Comment ces deux contraires ont-il pu cohabiter harmonieusement dans une seule figure?
Tout d’abord, parce qu’il est parti d’un milieu fondamentaliste : Billy Graham est un « fondamentaliste de gauche », et la gauche des fondamentalistes, c’est le centre droit du reste du monde. Même si en maturant il s’est de plus en plus éloigné de son fondamentalisme d’origine vers une vision plus ouverte, il y a une limite au chemin que l’on peut parcourir en une vie, et la vie de Billy Graham s’est finie au centre sociétal.
Ensuite, le ministère de Billy Graham, orienté tout entier vers l’évangélisation fait qu’il n’a jamais eu à communiquer autre chose que ce qui est commun à toutes les traditions religieuses chrétiennes, et beaucoup de traditions politiques chrétienne. C’est d’ailleurs ce qui a frustré la gauche chrétienne : les militants pour les droits civiques voulaient le voir aller au-delà du seul racisme individuel pour que Billy Graham s’exprime aussi sur les structures sociétales, mais Billy Graham disait que cela n’était pas sa mission, qui était adressée aux individus.
Pour la même raison, Billy Graham fuyait toute polémique et tout débat intellectuel, parce qu’il voulait avoir seulement des discours d’invitation, avec une approche fortement pragmatique. Ainsi, il n’a pas tellement résolu la contradiction entre conservatisme et progressisme : il ne l’a tout simplement pas rencontré dans sa mission très spécifique.
Cette synthèse est réussie, mais elle aussi unique par nature. Dans la gestion d’une Église par exemple, si vous prêchez tout le conseil de Dieu et pas seulement Jean 3.16, il viendra nécessairement un arbitrage à faire au sujet de l’homosexualité, la place de la femme dans la société et autres questions contemporaines.
Si vous intervenez auprès des autorités, il faudra avoir nécessairement une doctrine sociale plus élaborée que « chacun aime le chacun d’à côté ». Dans quelle direction ira cette doctrine sociale?
Dans les relations oecuméniques, une fois que vous voulez aller au-delà de « Jésus t’aime et a un plan merveilleux pour ta vie », il y a un moment où vous devez aussi rappeler une différence que vous n’acceptez pas chez les catholiques ou autre groupes. La synthèse de Billy Graham ne vous suffira pas ici.
V. L’héritage du patriarche Graham : la voie de Franklin ou celle de Jérushah ?
La complexité de l’héritage de Billy Graham est correctement représenté au début du documentaire « les Évangéliques à la conquête du pouvoir » : les auteurs mettent en opposition Franklin Graham, le fils de Billy Graham, qui est pro-Trump et résolument conservateur dans son sens le plus partisan d’une part ; et Jérushah Graham, sa petite-fille, toute aussi partisane que son oncle, mais chez les progressistes. Chacun dit avec assurance que Billy Graham soutiendrait qui Donald Trump, qui Kamala Harris et leurs visions politiques.
Qui a raison ? Les deux. Billy Graham, on l’a vu est un conservateur avec une trajectoire progressiste : Franklin Graham représente le conservateur et les institutions fondées par Billy Graham ; Jerushah la trajectoire progressiste et son engagement social. J’ai cru avant cet étude que Franklin Graham seul était l’héritier de Billy Graham. A la fin, je dois avouer que les deux sont héritiers à égalité.
Grant Wacker aussi affirme que l’héritage de Billy Graham est trop large pour le seul conservatisme de Franklin Graham.
Cependant, quelle que soit la manière dont l’héritage de Graham était défini, plusieurs leaders concouraient pour le titre. Personne d’importance ne s’est ouvertement proclamé comme le prochain Billy Graham, mais pas mal de gens semblaient faire la queue. Les héritiers les plus évidents étaient des individus qui pourraient être considérés, faute d’un meilleur terme, comme des évangéliques conservateurs (ou traditionnels) d’un côté et des évangéliques libéraux (ou progressistes) de l’autre. Les différences n’étaient pas tant théologiques, à proprement parler, que leurs attitudes envers la culture plus large—la contester ou l’engager—et envers la politique séculière. Le principal candidat du côté conservateur était le fils de Graham, Franklin. Le magazine Time l’a qualifié de « successeur oint ». Le principal candidat du côté plus progressiste était moins clair, mais aux yeux de beaucoup, Rick Warren, pasteur de l’église Saddleback à Lake Forest (Orange County), en Californie, l’un des premières et plus grandes mégachurches, avait gagné ce rôle. T. D. Jakes, pasteur de la Potter’s House à Dallas, s’inscrivait également quelque part dans le mélange. – Grant Wacker, America’s Pastor, p. 289
Or, à tort ou à raison, l’évangélisme de Billy Graham, c’est celui de tous les évangéliques. Ainsi que le décrit Wacker dans le chapitre 8 de America’s pastor, les évangéliques actuels vivent tous à l’ombre ou dans la continuité de son héritage.
Je vois trois voies possibles maintenant :
- Continuer le plus longtemps possible à ne faire que de la simple évangélisation.
- Développer notre religion, en maintenant les deux contraires.
- Trancher entre les parties de l’héritage.
1. Continuer le « simple évangélisme »
C’est l’approche des mégachurches contemporaines, qui sont la version sédentaire des croisades de Graham. En dehors de l’évidente différence organisationnelle, il y a les points suivants :
- Focalisation sur l’évangélisation : Les croisades de Graham et les megachurches partagent un engagement profond envers l’évangélisation, cherchant à atteindre un large public et à propager le message chrétien.
- Approche pragmatique et accessible : Les deux privilégient une approche pragmatique et accessible de la foi, mettant l’accent sur des messages simples, des expériences émotionnelles et une participation active.
- Utilisation des médias et de la technologie : Graham a été un pionnier dans l’utilisation des médias de masse pour diffuser son message, tandis que les megachurches s’appuient fortement sur les technologies modernes pour atteindre un public plus large.
- Importance de l’expérience individuelle : Les croisades de Graham et les megachurches mettent l’accent sur l’expérience personnelle de la foi, encourageant les conversions individuelles et la transformation personnelle.
- Ouverture à la diversité : Bien qu’ancrées dans une théologie évangélique conservatrice, les croisades de Graham et les megachurches s’ouvrent à une certaine diversité, cherchant à attirer des personnes de différents horizons.
On peut même dire que les mégachurches seeker sensitive sont les disciples de Billy Graham qui ont poussé le plus loin possible la logique d’accomodation qu’avait l’évangéliste. Mais je considère avec Os Guiness que ces méga-églises flirtent trop avec la modernité1 et sont simplement absorbées par le monde plutôt qu’en train de l’évangéliser.
Par ailleurs, l’approche d’évangélisation de Billy Graham a cependant des limites déjà diagnostiquées par Donald MacGavran (le fondateur du mouvement de croissance de l’Église) en 1970, où il analysait les résultats d’une campagne d’évangélisation à Aracaju en Amérique du Sud.
Cette croissance de l’Église à Aracaju ressemble davantage aux modèles nord-américains qu’à d’autres décrits. Certains Américains estiment que cela est plus authentique et plus spirituel que ce qui s’est passé à Ongole ou en Rhodésie. Il est possible de douter que ce soit plus spirituel, mais il est certain que cela est différent. Une telle croissance ne peut se produire que dans certaines circonstances. (1) Le grand public doit déjà se considérer comme chrétien d’une manière ou d’une autre. Il doit croire que la Bible est sa propre Écriture, lire des brochures et des portions de la Bible, écouter des sermons et être témoin de tout cela avec cette conviction. (2) L’opposition des leaders de la communauté majoritaire doit être faible, voire inexistante. (3) De nombreux évangéliques existants doivent vivre en étroite relation avec leurs voisins et parents non convertis. (4)Les congrégations et dénominations existantes doivent être suffisamment indigènes pour paraître totalement nationales, tout en ayant suffisamment de soutien missionnaire pour financer une campagne à l’échelle de la ville. (5) Les églises doivent avoir des leaders missionnaires et nationaux qui croient que l’acceptation du Seigneur Jésus est la chose la plus importante que toute personne puisse faire. – Donald MacGavran, Understanding Church growth, 1990 (3eme éd.), p.17
Autrement dit : on ne peut pas refaire sa méthode d’évangélisation dans la France actuelle.
2. Développer en gardant les deux contraires
C’est l’approche actuelle de beaucoup d’acteurs évangéliques, de vouloir être conservateur dans le progrès ; ferme sur l’évangile et ouvert sur la société. Même s’ils sont convaincus du bien-fondé de leur approche, je crains qu’elle ne soit impossible à terme.
- Nous ne partons pas du même point de départ que Billy Graham : En progressant du fondamentalisme vers le conservatisme ouvert, Billy Graham n’a jamais eu à faire de compromis sur l’évangile. Mais nous qui partons du centre, si nous allons vers plus d’ouverture, nous allons sortir des limites.
- Le contexte culturel est très différent : à l’époque de la lutte pour les droits civiques, conservatisme et progressisme n’étaient tout simplement pas incompatibles. Eisenhower, président républicain, a demandé conseil à Graham pour savoir comment faire accepter au Sud la déségrégation sans perdre leur soutien, et Graham a été important pour faire appel aux sudistes modérés. A l’heure de la campagne électorale (terminée) entre Trump et Harris, je défie quiconque de trouver un trans modéré disposé à laisser les chrétiens prêcher la doctrine biblique sur les questions qui fâchent.
- Les attentes ne sont pas les mêmes : Billy Graham a évolué dans un christianisme culturel finissant, où l’on était prêt à écouter la doctrine évangélique pour peu qu’elle soit poliment présentée. La religion officielle de l’occident n’est plus le christianisme. Nous ne sommes tout simplement plus les bienvenus.
Ainsi, soit nous insistons sur notre conservatisme, et l’on nous fermera les portes, quelque soit notre ouverture. Soit nous insistons sur notre ouverture, et l’on exigera toujours plus d’ouverture de notre part, surtout doctrinale, et nous ne serons plus conservateurs. Il n’y a pas de ligne de crête entre conservatisme et progressisme : c’est un détroit désormais.
3. Trancher entre les parties
Si donc nous voulons bâtir les églises et aller plus en profondeur dans les richesses de Christ d’une part ; si donc nous voulons être fidèle à Jésus Christ plutôt qu’aux hommes. Nous devons donc honorer Billy Graham, mais renoncer à la trajectoire progressiste de son parcours.
La principale objection sera celle du retour au fondamentalisme: « Eh quoi, retourneras tu à la fosse de fondamentalisme dont nous sommes issus? »
Cette crainte est compréhensible, car le fondamentalisme, avec son insistance sur la pureté doctrinale au détriment de l’engagement culturel et intellectuel, a souvent conduit à des fractures, des schismes et une vision réductrice de l’Église et de la mission chrétienne. Cependant, cette objection repose sur un malentendu fondamental de ce que signifie adopter une vision confessante de la foi chrétienne, ancrée dans une tradition réformée évangélique.
Une Démarche Confessante, Pas Fondamentaliste
La démarche confessante que nous proposons, en opposition au fondamentalisme, n’est pas un simple retour en arrière vers une version figée et séparée de la foi. Au contraire, elle s’inscrit dans une perspective dynamique et responsable du christianisme, fidèle à l’Écriture, intellectuellement rigoureuse, et adaptée aux défis contemporains. En effet, une foi confessante (c’est-à-dire fondée sur des déclarations de foi clairement formulées) est profondément attachée à la vérité biblique tout en étant consciente de la nécessité d’engager le monde dans une réflexion fidèle mais pertinente.
Contrairement au fondamentalisme, qui se caractérise souvent par une défense excessive et isolée de la vérité chrétienne sans engagement véritable avec les questions sociales, culturelles et scientifiques de l’époque, une approche confessante cherche à appliquer la foi chrétienne de manière pertinente aux réalités de notre monde. Elle reconnaît l’importance de la culture, de la science et de l’histoire tout en refusant de compromis doctrinaux sur les points essentiels de la foi chrétienne, tels que l’autorité des Écritures, la divinité du Christ, et la centralité du salut en Jésus-Christ.
Le Choix N’est Pas Entre Progressisme et Fondamentalisme
Le débat entre progressisme et fondamentalisme est, en réalité, un faux dilemme. Beaucoup de ceux qui rejettent le fondamentalisme se retrouvent dans une position qui cherche à dénaturer la foi chrétienne pour l’adapter à des idéologies et mouvements sociaux modernes, parfois au prix d’une perte de vérité biblique. C’est un processus qui, tout en cherchant à se rendre intellectuellement crédible, finit souvent par diluer l’intégrité de l’Évangile. Le progressisme, en cherchant à s’adapter aux normes sociales contemporaines, court le risque d’abandonner des convictions chrétiennes essentielles.
À l’inverse, la vision confessante ne cède ni à l’un ni à l’autre de ces extrêmes. Elle propose une alternative qui repose sur une compréhension robuste de l’Écriture et de la tradition chrétienne, tout en cherchant à comprendre et à interagir de manière pertinente avec les réalités culturelles et intellectuelles actuelles. Loin d’être un repli sur soi-même ou une idéologie figée, elle est un projet de renouvellement qui intègre à la fois fidélité scripturaire et engagement intellectuel.
Une Foi Capable de Soutenir des Institutions
Une autre grande force de la démarche confessante est sa capacité à soutenir des institutions chrétiennes solides et cohérentes. Le fondamentalisme, avec son repli sur des concepts isolés de la foi, a souvent échoué à bâtir des institutions durables, équilibrées et influentes dans la société. En revanche, une foi confessante bien comprise et appliquée est capable de nourrir des communautés, d’éduquer des générations et de fonder des institutions qui résistent aux pressions du temps et qui peuvent remplir leur mission dans le monde. Il n’y a qu’à regarder à l’étonnante persévérance des huguenots et de leurs force institutionnelle au XVIIe siècle pour en être convaincu.
Les confessions historiques de foi, comme celles qui ont été formulées par les réformateurs, et les principes fondamentaux des Églises réformées, sont des bases solides pour construire une foi qui ne soit pas seulement une réaction aux défis contemporains, mais qui, au contraire, se montre capable de façonner l’avenir.
Conclusion : Une Vision de la Foi pour Aujourd’hui
Ainsi, la vision confessante permet de naviguer avec sagesse entre les écueils du progressisme et du fondamentalisme. Elle offre une réponse intellectuellement suffisante et pastoralement tenable, tout en rejetant les divisions et les maladies propres au fondamentalisme. Plutôt que de se retirer dans une sorte de conservatisme figé, la foi confessante engage les croyants à vivre et à penser selon les principes chrétiens tout en ayant un impact réel sur le monde contemporain. En fin de compte, la vision confessante est une voie d’intégrité, de fidélité à l’Écriture et de pertinence pour le monde, sans les excès du fondamentalisme ni les compromissions du progressisme.
Que celui qui a une objection s’avance, et discutons.
Conclusion
Qu’on ne s’y trompe pas: mon estime et mon respect pour Billy Graham a augmenté entre le début et la fin de mon étude. Il est ce que nous avons de plus proche d’un saint au XXe siècle. Mais il faut aussi jauger sainement qui il est et ce qu’il a fait pour mieux savoir comment nous conduire aujourd’hui.
C’est un conservateur avec une trajectoire de progressiste. Conservateur : son orthodoxie et sa piété sont sans reproches ; progressiste : c’est grâce à cette trajectoire qu’il a eu les succès qu’on lui connaît.
Cette synthèse lui est unique, et ne peut être ni refaite, ni maintenue. Je plaide donc pour la voie confessante. A l’image de Billy Graham, né dans une église presbytérienne, catéchisé dans le Petit Westminster, marié à une presbytérienne qui signait encore à la fin de sa vie « Presbyterian to the last »…. je propose la voie réformée.
- Os Guiness, Dining with the Devil, Baker Books, 1993,[↩]
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