Sola fide chez les Pères : Clément de Rome
8 février 2025

C’est un élément commun de l’apologie de la Réforme que d’affirmer que ses doctrines sont en continuité avec celles des Pères. Un point saillant de ce débat concerne la justification par la foi. Pour apporter à nos lecteurs une défense plus complète que ce qui a été publié jusqu’alors sur notre site à ce sujet, j’entreprends de survoler en me concentrant sur plusieurs points, que je pense particulièrement à même d’éclairer ce débat, l’opinion des Pères puis des Réformateurs sur lesdits points.

Les points qui m’ont semblé importants à parcourir pour juger du degré de continuité entre leurs doctrines sont les suivants :

  1. La double justification : forensique (ou légale) et inhérente (ou infusée) ;
  2. Une justification forensique par la foi seule ;
  3. Le rapport des bonnes œuvres à la foi d’un côté et aux deux espèces de la justification de l’autre ;
  4. La vie éternelle comme récompense des mérites et bonnes œuvres.

Cette analyse, j’aimerai la mener chez plusieurs auteurs, sans prétendre à l’exhaustivité, et en fournissant systématiquement des sources secondaires reconnues qui confirment mes analyses.

La justification chez les pères : état des lieux académique

Comme le note D. H. Williams1, des présentations courantes de la doctrine de la justification chez les Pères tendent à survoler très rapidement ce qu’il s’est produit avant Augustin. Ainsi, Alastair McGrath considère ceux-ci comme globalement pélagiens, optimistes sur les capacités de l’homme et leur reproche d’aborder l’Écriture avec « un ensemble de présupposés qui est plus hérité de leur langue et culture que du christianisme »2. Certes, McGrath n’exprime pas ici un dédain absolu pour la philosophie grecque comme le ferait un Von Harnack, mais il tend à présenter les premiers pas de la théologie chrétienne comme un sérieux compromis de la révélation avec une philosophie erronée. Cette conclusion qu’il atteint ne lui permet pas d’estimer comme d’autres à leur juste valeur les Pères qui ont significativement influencé Augustin sur ce sujet. D’autres problèmes ont été noté avec sa présentation, notamment le fait qu’il passe sous silence des écrits de saint Augustin importants pour comprendre sa doctrine sur la justification. Enfin, un reproche formulé à son égard est la présentation simplifiée de la doctrine protestante, ne laissant pas assez percevoir comment ceux qui l’ont formulé entendait dire ce que les Pères ont dit avant eux. C’est un reproche que d’autres spécialistes ont formulé explicitement, le mettant au défi d’y répondre3.

Il n’existe pas vraiment de consensus académique sur cette question, un survol qui se veut exhaustif comme celui de McGrath atteint par exemple une conclusion radicalement opposée au survol tout aussi exhaustif du grand patrologue Thomas Oden (connu pour avoir compilé en une vingtaine de volumes des commentaires des pères sur toutes les Écritures) sur le même sujet4. À mon sens, plusieurs éléments expliquent la difficulté à atteindre un consensus, au-delà des allégeances confessionnelles :

  1. Les travaux actuels sur la justification chez les Pères sont écrits par des personnes qui n’abordent pas le sujet avec le degré de précision qu’avaient atteintes les controverses de l’époque de la Réforme. Ce degré de précision, en revanche, se retrouve chez des auteurs contemporains qui étudient les controverses de la Réforme5. Il serait fort utile qu’une personne bien informée dans ce domaine s’attelle à étudier également les Pères. En ce sens, l’étude croisée de Martin Bucer et Augustin qu’a effectué Dongsun Cho est l’une des plus utiles parmi les récentes6.
  2. Les survols qui se veulent exhaustifs ont le nécessaire défaut de ne pas pouvoir l’être et de passer sous silence des textes que d’autres jugeront pertinents. En ce sens, des études dont la portée est plus humble, comme celle de Brian J. Arnold qui se concentre sur le deuxième siècle, permettent d’atteindre des conclusions plus solides7.

Cet état des lieux étant fait, considérons un premier père de l’Église. D’autres analyses viendront pour d’autres pères.

Clément de Rome (?-98)

Clément de Rome était un ancien de l’Église de Rome, puisqu’il écrit en son nom à l’Église de Corinthe. Certains ont spéculé (depuis Origène et Eusèbe de Césarée) qu’il pourrait s’agir du Clément mentionné par Paul dans l’épître aux Philipiens. Irénée le mentionne comme ayant côtoyé les apôtres8. Dans cette épître, une section en particulier traite de la justification :

A les considérer un par un, avec sincérité, l’on découvre la magnificence des dons accordés par Dieu. De Jacob, en effet, sont sortis tous les prêtres et lévites qui servaient à l’autel de Dieu ; de lui est né selon la chair le Seigneur Jésus ; de lui sont issus par Juda les rois, les princes et les chefs ; quant au reste de ses tribus, elles ne sont pas en petit honneur, suivant la promesse de Dieu : « Ta postérité sera comme les étoiles du ciel. » Tous ont été revêtus de gloire et de puissance, non point par eux-mêmes, ni par leurs oeuvres, ni par la justice de leur conduite (οὐ δι αὐτῶν ἤ τῶν ἔργων αὐτῶν ἤ τῆς δικαιοπραγίας ἧς κατειργάσαντο), mais par la volonté de Dieu (ἀλλὰ διὰ τοῦ θελήματος αὐτοῦ). Nous aussi par conséquent qui avons été appelés en Jésus-Christ par cette même volonté, ce n’est point par nous-mêmes que nous sommes justifiés, ni par notre sagesse (σοφίας) ou notre intelligence, ou notre piété (εὐσεβείας), ni par les oeuvres accomplies dans la sainteté de notre coeur (ἔργων ὧν κατειργασάμεθα ἐν ὁσιότητι καρδίας); c’est par la foi (ἀλλὰ διὰ τῆς πίστεως); et c’est par elle que le Dieu tout-puissant a justifié tous les hommes qu’il a justifié depuis le commencement (δι ἧς πάντας τοὺς ἀπ αἰῶνος ὁ παντοκράτωρ θεὸς ἐδικαίωσεν). A lui soit la gloire dans les siècles des siècles, Ainsi soit-il.

Clément de Rome, épître aux Corinthiens, XXXII.

Clément colle de près aux formulations pauliniennes ce qui ne permet pas de savoir précisément comment il les interprète. Deux éléments au moins sont toutefois dignes d’être relevés. Premièrement, lorsqu’il oppose la foi aux œuvres quant à la justification, il a en vue les œuvres de piété et non simplement les œuvres cérémonielles de la loi mosaïque. Deuxièmement, il comprend cette manière d’atteindre la justice comme valant tant pour l’Ancien que le Nouveau Testament. Comme le démontre Brian J. Arnold9, cette foi par laquelle les justes de tout temps ont été justifié selon Clément est bien une foi en Christ et non une foi générale en Dieu. C’est une conception qui se maintient dans les siècles suivants, comme on le voit par cette remarque de Jérôme :

Certains disent que si Paul a raison d’affirmer que personne n’est justifié par les œuvres de la loi mais par la foi en Christ, les patriarches, les prophètes et les saints qui ont vécu avant le Christ étaient imparfaits. Nous devrions dire à ces personnes que ceux dont on dit qu’ils n’ont pas obtenu la justice sont ceux qui croient qu’ils peuvent être justifiés par les œuvres seules. Les saints qui ont vécu il y a longtemps, cependant, ont été justifiés par la foi en Christ, sachant (Jean 8:56) qu’Abraham a vu d’avance le jour du Christ.

Jérôme, Commentaire sur Gal 1.2.16, cité par Thomas Oden10.

Dans la rhétorique de l’épître de Clément, cette section sur la justification vient après une exhortation aux œuvres bonnes par l’accumulation d’exemples tirés de l’Ancien Testament. Comme le note Brian J. Arnold, il s’agit de ne pas laisser entendre par cette section que ces exemples moraux indiqueraient une justification par les œuvres et l’opposition qu’il dresse vise à montrer que la foi est le seul moyen pour parvenir à la justification. Mais alors que cette section sur la justification par la foi seule se conclut, Clément revient aux œuvres bonnes car il craint que ce qu’il vient de dire ne pousse à l’oisiveté :

Que ferons-nous donc, frères ? Allons-nous cesser de faire le bien, délaisser la charité ? Le Maître nous en préserve ! empressons-nous au contraire d’accomplir avec zèle et ardeur toute sorte d’œuvre bonne.

Clément de Rome, épître aux Corinthiens, XXXIII.

Cette crainte que la gratuité d’une justification par la foi, à l’exclusion des œuvres, ne pousse à négliger les œuvres bonnes ne s’entend que si ce sont les œuvres bonnes qui sont exclues de la justification. L’exemple d’Abraham et des patriarches l’implique déjà puisque ceux-ci ont vécu avant la loi mosaïque et néanmoins Clément exclut de leur justification leurs œuvres. En cela, Clément suit la même logique que celle que Romains 6 entretient avec Romains 3-5 ou celle que Éphésiens 2.10-11 entretient avec la section qui précède. En ce sens, les éditeurs de son œuvre chez Sources Chrétiennes relèvent :

Il réagit en pasteur et en moraliste devant le danger d’un « quiétisme » qui resterait inactif devant le bien11.

Ainsi, dans son étude sur la justification au deuxième siècle, Brian J. Arnold conclut :

Le fait que cette déclaration soit sans réserve démontre que Clément défend une forme précoce de sola fide12.


Illustration en couverture : Thomas Cole, Le pélerin de la croix à la fin de son voyage, Smithsonian American Art Museum.

  1. Williams, D.H. « Justification by Faith: a Patristic Doctrine. » The Journal of Ecclesiastical History, vol. 57, no. 4, 2006, pp. 649-667. doi:10.1017/S0022046906008207[]
  2. McGrath, Alister. Iustitia dei: A History of the Christian Doctrine of Justification. Cambridge, 1986, p. 15.[]
  3. Cho, Dongsun. « Divine Acceptance of Sinners: Augustine’s Doctrine of Justification. » Perichoresis, vol. 12, no. 2, 2014, p. 164.[]
  4. Oden, Thomas C. The Justification Reader. Grand Rapids: William B. Eerdmans Publishing Co, 2002.[]
  5. Lane, Anthony N. S. The Regensburg Article 5 on Justification: Inconsistent Patchwork or Substance of True Doctrine? Oxford Studies in Historical Theology, 12 novembre 2019. 384 pages.[]
  6. Cho, Dongsun. « Augustine and Bucer on Justification in Light of Duplex Iustitia : A Response to Alister E. McGrath. » BSB-Journal.de – Theologische Zeitschrift für Gemeinde und Mission, 2017.[]
  7. Arnold, Brian J. Justification in the Second Century. Waco : Baylor University Press, rééd., 1 août 2018.[]
  8. Irénée de Lyon, Contre toutes les hérésies III.3.3.[]
  9. Arnold, Brian J. Justification in the Second Century. Waco : Baylor University Press, rééd., 1 août 2018, pages 33-34.[]
  10. Oden, Thomas C. The Justification Reader. Grand Rapids: William B. Eerdmans Publishing Co, 2002, page 147.[]
  11. Clément de Rome. Épître aux Corinthiens. SC 167. Introduction, texte, traduction, notes et index par Annie Jaubert. Paris : Éditions du Cerf, décembre 1971, page 65.[]
  12. Arnold, Brian J. Justification in the Second Century. Waco : Baylor University Press, rééd., 1 août 2018, page 28.[]

Maxime Georgel

Maxime est interne en médecine générale à Lille. Fondateur du site Parlafoi.fr, il se passionne pour la théologie systématique, l'histoire du dogme et la philosophie réaliste. Il affirme être marié à la meilleure épouse du monde. Ils vivent ensemble sur Lille avec leurs quatre enfants, sont membres de l'Église de la Trinité (trinitelille.fr) et sont moniteurs de la méthode Billings.

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